© M. Rothé |
Les sources de cette histoire sont particulièrement riches : les archives et les registres d'audience et de justice du magistrat, ceux du notariat, le registre du cimetière de Rosenwiller entre autres, offrent une documentation considérable et jusqu'à ce jour inexplorée. C'est une chronique de trois cents pages que j'aurais pu reconstituer. Obligé de faire un choix, j'ai retenu certains événements en raison de leur intérêt historique, d'autres pour leur impact émotionnel sur la population juive locale. J'ai placé en tête de cette chronique quelques réflexions, aboutissement de plus d'une année de recherches, sur les rapports des juifs avec le magistrat, sur le droit de manance, sur la justice civile et criminelle du magistrat, sur les changements apportés par le Traité de Westphalie, sur le rabbinat et les rabbins de Rosheim, sur les synagogues. Je souhaite pouvoir un jour développer cette chronique d'une communauté d'Alsace, en tous points exemplaire. Je désire aussi exprimer ma gratitude envers mes amis de Rosheim, Robert Stahl et Alphonse Troestler pour leur aide précieuse ainsi qu'à Mademoiselle Christine Muller, qui m'a communiqué deux documents intéressants.
En dépit de deux documents faisant état d'une présence juive à Rosheim au Moyen Age, il ne semble pas que cette ville fut le siège d'une communauté juive avant les massacres de 1349. Lorsqu'ils le pouvaient, les juifs se réunissaient en communautés importantes car la construction d'une synagogue et l'abattage rituel exigent le concours de nombreuses familles. Or une communauté importante aurait laissé d'autres traces que les deux documents que nous citons en tête de notre chronologie. En revanche, il est à peu près certain qu'après les massacres de 1349 et les exclusions des grandes villes, quelques familles supplièrent le magistrat de Rosheim de les accueillir, ce qu'il fit. Le magistrat ne cessa de montrer un anti-judaïsme viscéral, dans des déclarations scrupuleusement enregistrées dans les registres des délibérations et dans des ordres d'expulsion si souvent répétés qu'on peut légitimement se demander s'ils furent jamais exécutés. Ces excès de langage et ces menaces d'expulsion n'avaient vraisemblablement qu'un seul but : préparer psychologiquement la population juive à devoir payer de nouvelles taxes. En revanche, le magistrat limita sévèrement le nombre des familles juives admises à Rosheim. Huit familles, et pas une de plus, étaient généralement admises à la manance entre 1349 et le Traité de Westphalie; les enfants qui voulaient se marier devaient quitter la ville et essayer de se faire admettre ailleurs.
Rosheim, rue des Chartreux. Linteau de porte de style Renaissance. Au centre, une tête particulièrement mutilée. La date figure à la fois en chiffres arabes (1550), en chiffres romains(MDL) et en lettres hébraïques (310 du petit comput). |
Mais la période critique pour les relations entre le magistrat et les représentants de la France coïncida avec la campagne de Hollande, de 1672 à 1679. Ces relations furent difficiles et quelquefois orageuses, mais Rosheim échappa au sort réservé à Haguenau, démantelée, incendiée et rasée sur ordre de Louvois, en 1677. Cette hostilité à la France se manifesta aussi dans les milieux des affaires et de la banque. L'armée en guerre avait des besoins pressants en chevaux, animaux de boucherie, fourrage, grains et munitions, et la population locale était fort peu disposée à collaborer avec l'occupant. Les juifs surent habilement tirer parti de cette situation, s'offrant à fournir à l'armée tout ce dont elle avait besoin. D'importants contrats étaient signés entre les chefs de différents corps de troupe, et même entre le comte d'Argenson, Ministre Secrétaire d'Etat à la Guerre, et un petit groupe de juifs d'Alsace, parmi lesquels on trouve les Netter de Rosheim, Leima Natter habitait encore à Dipsohe (Duppigheim) lorsqu'il traita plusieurs affaires avec le baron de Montclar, lieutenant-général des armées royales. Pour lui montrer sa satisfaction, mais aussi pour lui faciliter ses affaires, Montclar remit à Leima Netter une lettre de recommandation pour le magistrat de Rosheim, qui ne fit aucune difficulté pour accueillir le protégé de Montclar. La guerre de Hollande allait commencer, et le ravitaillement de l'armée avait priorité sur tout. D'autres familles juives vinrent rejoindre Leima Netter, sans que le magistrat fit mine de s'y opposer, ou de faire valoir ses privilèges, d'admettre ou de congédier les juifs.
La paix revenue, le magistrat constata avec le plus vif déplaisir que seize familles juives s'étaient implantées à Rosheim. Désormais la lutte allait s'engager entre le magistrat et les dirigeants des juifs de Rosheim. Pour l'un, c'était une question de prestige et d'autorité, pour les autres, le droit de vivre paisiblement. Pour commencer, le magistrat s'adressa à l'intendant d'Alsace pour lui demander l'autorisation d'expulser quelques familles juives, choisies parmi les plus pauvres. Cependant, il ne fit pas valoir son droit régalien, qu'il détenait de l'empereur, de recevoir et de congédier les juifs. Ce droit avait été conservé aux seigneurs suzerains d'Alsace, puisqu'il n'était pas incompatible avec la souveraineté de la couronne. L'intendant ne donna pas suite à la requête du magistrat, ni aux autres qui suivirent. Devant l'insuccès de ses démarches, le magistrat ordonna aux gardiens des portes de refouler impitoyablement tout juif qui se présenterait, fut-ce pour une courte visite. Sans hésiter, Lelma Natter accompagné de son fils Itzig, se rendit à l'intendance de Strasbourg, le 12 janvier 1691. La requête que les Natter présentèrent à l'intendant est assez importante pour que nous la donnions dans son intégralité, car elle apporte une image nouvelle de cette jeune communauté et de ses chefs.
Monseigneur de le Grange, Conseiller du Roy en ses Conseils, Intendant de Justice, Police et f inances, en Alsace, Suntgau et Brisgau.L'intendant ajoute quelques lignes de sa main au bas de la supplique.
Supplient humblement les juifs de Rosem, disants que Sa Majesté leur ayant accordé l'exercice de leur Religion Judaïque leur a aussi accordé de faire des Charités, recevoir les pauvres passants de leur Religion qui en est un point essentiel. Cependant les Magistrats de la dite ville de Rosem, quoy qu'ils n'y avent aucun interest, deffendent l'entrée de la ville aux pauvres Juifs qui sont la plus part chargés de famille, ce qui les oblige de prendre recours à vous.
Ce considéré, Monseigneur, eu esgard que les dits pauvres Juifs passants ne sont à charge qu'aux Juifs et non au publicqs, et qu'on ne leur fait cette difficulté que dans la ville de Rosem seulement, Il vous plaise ordonner aux Magistrats de Rosem de les laisser passer et repasser dans la dite ville et ferez bien.
Decret
La présente Requeste est renvoyée aux Magistrats de Rosem de laisser passer et repasser dans leur ville les juifs de telle condition, qu'ils soient riches et pauvres sans en taire de difficulté.
Fait à Strasbourg, le 12 janvier 1691.
De la Grange
Ainsi, les juifs de Rosheim ne se contentent pas de jouir paisiblement et égoïstement
de la tranquillité que leur offre le magistrat. Des malheureux se présentent
è leur porte, et ils ne peuvent les secourir. Le monde, disent nos sages,
repose sur trois piliers, la Torah, la connaissance et le respect de
la Loi, l'avoda, la dévotion et l'organisation du culte, et
gemilut hasadim, l'accomplissement des devoirs envers le prochain,
le pauvre, le malheureux, le malade, le mort, l'affligé, la jeune fille
pauvre qui ne trouve pas de mari, et la liste est loin d'être limitative.
Rendons hommage à cette jeune communauté de Rosheim, qui a su
affirmer que a faire des charités, recevoir les pauvres passants de leur
religion en était un point essentiel.
Désormais, dans la lutte que mène le magistrat contre la communauté
juive, ce sont les dénombrements qui marqueront le succès de l'une
ou de l'autre partie. 1693: 16 familles juives - 1698: 18 - 1730: 20 - 1754:
27 - 1762: 32 - 1780: 41 - 1784: 53. Ceci nous montre que le magistrat a réussi
pendant toute la première partie du 18ème siècle à
stabiliser la population juive. En 1728, le Conseil Souverain d'Alsace avait
confirmé la ville de Rosheim dans son droit régalien de recevoir
et de congédier les juifs. Il faut reconnaître qu'elle n'abusa
pas de ce droit, et que !es ordres d'expulsion prononcés étaient
rarement suivis d'effet.
On retrouve ces expulsés quelques années après dans des affaires civiles présentées à la justice du magistrat. En 1750, un prêteur royal est nommé à Rosheim, coiffant le magistrat et lui retirant une grande partie de son autorité. A partir de cette date, la population juive de Rosheim va doubler dans les années qui séparent 1754 de, 1784. Le Grand Bailli, le duc de Châtillon décédé, avait laissé la place au duc de Choiseul Amboise, qui était un homme ouvert aux idées nouvelles, et ami des préposés généraux de la nation juive. On lui prête ce mot, prononcé à l'intention des mennonites qui ne disposaient d'aucun statut légal, et qui étaient menacés d'expulsion de France: "L'intention de Sa Majesté est que tous ses sujets, indistinctement, soient traités avec justice et avec humanité". Cette manière de penser était nouvelle, si l'on songe que beaucoup s'en tenaient encore au vieux principe de la monarchie : "un Roi, une Loi, une Foi", et que c'est durant la Régence, peu suspecte de bigoterie, que les trois synagogues de Wintzenheim, Hagenthal et Biesheim furent détruites par ordonnance du Conseil Souverain d'Alsace. La politique de la France à l'égard des minorités, et principalement à l'égard des juifs, était opportuniste. Lorsque les juifs étaient "utiles et même nécessaires" pendant les campagnes militaires, on les protégeait contre les magistrats des villes, et s'il le fallait, contre les puissances étrangères. On vit un ambassadeur de France auprès de la Confédération Helvétique faire d'énergiques représentations lorsque la ville de Bâle fut interdite aux juifs.
Les bourgeois participaient à l'administration de la ville en élisant directement ou indirectement le magistrat ou Grand Conseil. Ils pouvaient couper le bois dans la forêt communale et faire paître leurs troupeaux sur les pâturages de la ville. Les manants comprenaient les gens du bas-peuple, les juifs et les quelques mennonites. On était "reçu" bourgeois ou manant par le magistrat, pour un an ou à vie. Le magistrat pouvait refuser ou prononcer la déchéance de ce droit, ce qui équivalait à l'expulsion de la ville. Les enfants non mariés bénéficiaient du droit de manance de leurs parents, aussi longtemps qu'ils étaient célibataires.
Les juifs payaient un "droit de protection" au roi, et plus précisément au Grand Bailli de la préfecture provinciale de Haguenau. L'origine de ce droit remontait aux empereurs dont les juifs étaient les serfs; il fut transmis aux Electeurs, puis aux princes et autres seigneurs suzerains pour revenir au roi de France, qui en investit le duc d'Harcourt et ses successeurs à la préfecture. En 1660, ce droit était de 21 livres par famille dans les villes (donc à Rosheim) et de 36 livres dans les villages. Le duc de Mazarin négligea la perception de ce droit. En 1713, le futur duc de Châtillon fut nommé Grand Bailli; le droit fut rétabli et fixé à 10 livres dans les villes, et à 18 dans les campagnes. En 1743, le même duc de Châtillon se ravisa et doubla le droit qui lui était d0. Il assortit cette exigence d'une menace d'expulsion. Un conflit naquit ainsi entre le Grand Bailli et les juifs de la préfecture, et notamment ceux de Rosheim (ceux de Haguenau avaient cédé). Quant au magistrat de Rosheim, s'il se désintéressa du montant que devaient payer les juifs au Bailli, il s'opposa formellement à ce que le Bailli s'empara d'un droit qui lui appartenait. et qui lui avait été reconnu par un arrêt du Conseil Souverain d'Alsace, celui de recevoir et de congédier les juifs. Le magistrat de Rosheim eut gain de cause, mais les juifs payèrent le nouveau droit de 20 livres.
Les juifs payaient en outre un "droit d'habitation ou de manance" à la ville de Rosheim ou à son fermier. Ce droit fut longtemps arbitrairement fixé (voir dans la chronique le document du 22 février 1628), puis réglementé lorsque l'Alsace devint française. Chaque famille payait 20 livres à la ville. L'intendant de Vanoiles fit en 1744 une ordonnance portant réforme de la fiscalité, selon laquelle les juifs devaient payer en outre, "au soulagement de la population chrétienne", un droit proportionnel à la capitation, et qui s'éleva, en 1744, à 255 livres. Ce droit fut progressivement relevé. A la fin du dénombrement de 1784, nous trouvons, approuvée de la main de Lehmann Netter, une note résumant les impositions auxquelles les juifs se trouvaient soumis.
"La communauté de Rosheim paye pour sa protection 20 L et autres redevances dus au Roy cumulativement à la Caisse de la Nation. Chaque famille ou chef en état paye pour droit d'habitation à la ville 20 L et à Monsieur l'Oberlandvogt ou Grand Bailly de la Préfecture Royale d'Haguenau 10 L, les veuves payent la moitié. Les juifs payent en outre de convenance eu soulagement de la communauté chrétienne 400 livres qui se trouvent trop fortes n'ayant payé de gré depuis nombre d'années que 300. Leurs maisons étant considérablement imposées. La communauté ne participe en rien aux Baux communaux qu'un droit de paturage seulement."Le même dénombrement nous apprend qu'un certain nombre de.. familles avaient été "affranchies par MM. du Magistrat eu égard à leur pauvreté".
Après 1770, on assiste à une détérioration progressive de la situation financière des juifs de la province, qui n'épargna pas même les grandes familles, comme celle du préposé général Jacob Baruch Weyl, d'Obernai. Lorsqu'il mourut en 1775, il laissa un passif de 81169 livres, Seule la fortune de Cerf Berr continua de progresser. Dans une lettre à l'intendant datée de 1770, les préposés généraux déclarent que ala dureté des temps " et "le peu d'industries par lequel les juifs peuvent chercher leur subsistance font que le plus grand nombre d'entre eux est "tombé dans la misère et la pauvreté", au point qu'il n'est pas possible d'obtenir d'eux les sommes qu'ils doivent au titre des impositions royales et les autres charges communes à la nation. Qu'eux-mêmes, les préposés généraux, avaient déjà fait des avances considérables. Qu'en conséquence ils demandaient l'autorisation de faire un emprunt de 15000 livres à des banquiers chrétiens. Un second emprunt fut contracté en 1775, s'élevant à 24000 livres. Un troisième suivit, en 1778, d'un montant de 40000 ou 50000 livres. Il y en eut peut-être d'autres dont nous avons perdu la trace. Ils sont à l'origine de la fameuse dette juive, dont le règlement n'était pas encore clos en 1870.
On peut affirmer sans risque de se tromper que les juifs furent autorisés à exercer tous les métiers dont les chrétiens ne voulaient pas le trafic des vieux métaux et des vieux habits (le règlement de l'évêché leur interdisait les marchandises neuves), les peaux des animaux de boucherie, le tartre des tonneaux. Ils vivaient sobrement, de sorte que même ce petit négoce leur laissait suffisamment d'argent pour payer le droit de protection, celui de manance et toutes les autres taxes, comme les droits de péage. Ils prêtaient aussi de menues sommes d'argent à de petites gens. Ils étaient souvent remboursés en nature, ce qui fut l'amorce d'un modeste négoce. Les sommes passant entre leurs mains étaient petites. Ainsi Josel de Rosheim offrit 80 florins aux chefs des paysans réunis en 1525 à Altorf, pour qu'ils épargnent les juifs. En 1544, les juifs de Rosheim préfèrent 30 florins ainsi que des céréales à la ville, et ils eurent beaucoup de peine à rentrer dans leur argent. Comparons ces sommes aux affaires traitées par deux banquiers strasbourgeois associés, les protestants Israël Minckel et Georges Obrecht: en 1561, le total des sommes prêtées à Henri II, roi de France, se montait à deux millions cent quarante-deux mille et quatre-vingt-huit livres tournois. Tout cet argent n'appartenait pas aux deux banquiers et leur faillite en entraîna un grand nombre d'autres.
Lorsque l'Alsace devint française, les juifs furent très rapidement amenés à traiter avec la troupe. Le commerce des chevaux de cavalerie était l'un des plus rémunérateurs. Les Weyl de Westhoffen furent parmi les premiers à s'y intéresser. Installés à la citadelle de Strasbourg, cette enclave militaire qui échappait à la juridiction du magistrat de Strasbourg, ils traitaient des affaires avec les colonels de différents régiments portant sur quelques dizaines de milliers de livres. La nécessité d'une association s'imposa bientôt à eux, association comprenant Moyse Bliem et Aaron Mayer de Mutzig, ainsi que les Netter de Rosheim. Ils furent même autorisés à installer leurs bureaux dans la ville de Strasbourg, en 1743, dans le Bergherrenhof, qui avait jadis appartenu à Israël Minckel. Les débuts des Netter de Rosheim furent modestes. En 1683, Leïma Netter acheta la ferme du débit du sel pour Rosheim. En 1689, il acheta une maison au Wallgardt pour 600 livres. En 1720, son fils Itzig acheta une maison, cave, cour, écurie, grange et dépendance pour 366 florins.
Sur le plan local, les affaires traitées n'étaient pas importantes, mais elles permettaient à des dizaines de familles juives d'en tirer leur subsistance. Les affaires importantes se traitaient à Strasbourg, chez les notaires royaux, généralement en association. Ce sont les contrats de mariage qui nous renseignent le mieux sur la situation de fortune des familles. En 1729, Lehmann Netter et sa jeune épouse Beyle Oppenheim sont dotés par leurs parents d'un total de 8 000 florins. En 1756, Isaac, fils de Lippmann Netter épouse Beyle Goudchaux, fille du préposé des juifs de la Lorraine. La dot des jeunes époux s'élève à 30000 livres. En 1749, Meyer, fils de Lehmann Netter, épouse Hindelé, fille de Aaron Mayer de Mutzig. La dot des jeunes époux s'élève à 36000 livres. C'étaient là des sommes considérables, laissant supposer une assez belle fortune. Mais cette fortune n'était pas comparable à celle de Cerf Berr, le plus jeune des préposés généraux, qui acheta en 1786 le domaine de Tomblaine pour 400 000 livres. Déjà en 1706, cinq familles juives se trouvaient être propriétaires de la maison qu'elles habitaient. En 1753, 17 maisons appartenaient à 15 familles juives. Enfin, en 1785, au moins 32 maisons se trouvaient appartenir à des familles juives. La valeur de ces maisons dépassait rarement 3000 livres, mais il y avait des exceptions. En 1789, David Hirsch et sa femme Gelché, fille de Seligmann Berr et de Marianne Netter, vendent une maison en moellons, avec cour, remise, écurie, grange, jardin et pressoir, située dans le Wallgardt, vierter Tell, pour la somme de 12600 livres.
Nous avons été amenés à revoir de très nombreuses affaires jugées par le magistrat et nous devons reconnaître sa parfaite équité dans toutes ces affaires. Le chrétien malhonnête ou mauvais payeur était condamné avec une parfaite impartialité. Il arriva, en 1721, que Feistel, qui était l'enfant terrible de la communauté juive, injuria grossièrement le magistrat en pleine audience de justice, parce qu'une première sentence prononcée lui avait déplue. Il fut condamné sur-le-champ à 10 livres d'amende. Mais au cours de la même audience, le magistrat donna gain de cause à Feistel contre quatre créanciers dans des affaires de vente de chèvres.
Le magistrat était particulièrement sévère contre les voleurs : voler un juif était aussi sévèrement puni que voler un chrétien. Un chrétien qui avait volé quatre peaux de bovidés à Dreyfuss fut condamné aux galères à perpétuité. Sans doute, le magistrat estimait-il que celui qui vole un jour un juif est susceptible de voler le lendemain un chrétien. Mais malheur au juif qui se serait laissé aller à commettre quelque menu larcin, ou qui aurait acheté à un chrétien une denrée d'origine suspecte. Le délit de recel était très sévèrement puni et l'expulsion de la ville en était la conséquence. Cependant, le magistrat montre une bien grande mansuétude à l'égard des chrétiens qui s'étaient livrés à des voies de fait à l'égard d'un juif. Ces affaires étaient examinées au cours de plusieurs audiences successives, toujours remises, pour disparaître sans traces. C'est ainsi qu'une affaire que le procureur fiscal, c'est-à-dire le ministère public, avait qualifiée de tentative de meurtre avec préméditation, tourna court. Toutes les recherches pour trouver l'issue de cette affaire sont restées vaines. La mansuétude du magistrat à l'égard de ce genre de délit fut dénoncée par les préposés Lippmann et Lehmann Natter dans leur rapport au magistrat en 1735 dans lequel ils menacèrent d'en appeler à la protection royale. En 1738, ils firent afficher sur les murs de Rosheim la proclamation du Maréchal du Bourg. gouverneur de la province, interdisant d'insulter les juifs de fait ou de parole.
C'est donc après 1750 que l'on observe une augmentation continue de la population juive. En 1753 ou 1754. Lehmann Netter fut nommé préposé général de la nation juive en Alsace, en remplacement de Moyse Bliem qui était allé à Paris. Le "directoire" de la nation juive se composait d'Aaron Mayer de Mutzig, de Jacob Baruch Weyl d'Obernai et de Lehmann Netter de Rosheim. Cette fonction leur ouvrait les portes de l'intendance et facilita bien des démarches. En 1755, Lehmann Netter et Aaron Mayer reviennent de Paris, auréolés de gloire, pour avoir été reçus par le roi, ou le Ministre de la Justice, et avoir obtenu la révision du procès de Hirzel Levy et de ses prétendus complices. Ils portent le titre de préposé général, et plus tard, de syndic général de la nation juive en Alsace. Leurs coreligionnaires leur donnent le titre de " Parnass u-Manhig ha Medina", que l'on peut traduire par dirigeant de la province, quelquefois celui de "Shtadlan ha-Medina". Ce mot signifie littéralement: "celui qui lutte pour défendre les juifs de la province" (Onkelos, Genèse 32: 25 et Avoth 2:6).
Ce sont les préposés particuliers, ou présidents des communautés, contrairement à ce que nous avons pu lire encore récemment, qui portaient le simple titre de "Parnass u-Manhig". Remarquons aussi que l'Alsace n'a pas connu cette inflation des titres, chère aux provinces d'outre-Rhin, où l'on rencontre un "Grosser Shtadlan und Obervorsteher der Pfalz". Les trois préposés généraux ne songent pas à s'incruster à Strasbourg, où pourtant le droit d'habitation leur avait été accordé à titre précaire dans l'Hôtel Weldenz, l'ancien Bergherrenhof, dans l'actuelle rue des Mineurs. Ils vivent dans leur communauté, qu'ils dirigent d'une façon fort paternaliste.
Quelle qu'ait pu être la générosité de la classe dirigeante à l'égard des moins favorisés, le fossé se creusait de plus en plus entre ceux-ci et ceux-là. L'inégalité de culture en était la cause principale. Les fils des riches poursuivaient des études les menant au titre rabbinique ou tout au moins à son premier degré : ils étaient "haver". L'éducation des filles était loin d'être négligée. Pourtant, tout avait été fait pour donner un enseignement de qualité à tous les niveaux. Sur les 53 chefs de famille qui habitaient à Rosheim en 1784, il y en avait douze qui étaient voués au rabbinat, ou qui se consacraient à l'enseignement ou au culte. L'inégalité sociale était encore accentuée par le fait que les enfants des familles fortunées, et seulement ceux-ci, pouvaient se marier très jeunes, 17 ans en moyenne pour les garçons, 15 ans pour les filles, le magistrat ne faisant aucune difficulté pour les recevoir. Les jeunes ménages étaient dotés par leurs parents de plus de 30 000 livres, ce qui constituait une somme considérable. Le reste de la population juive était loin de jouir d'une pareille aisance. Le dénombrement de 1784 nous apprend que ving-cinq servantes, dont la plus jeune n'avait que 14 ans, se trouvaient logées dans les familles les plus aisées. Le mot "servante" ne doit pas nous tromper. Il s'agissait en réalité de jeunes orphelines pauvres recueillies dans les familles aisées et traitées comme leurs propres filles, avec cette générosité de coeur qui caractérisait les familles juives d'alors.
Il était inévitable que cette inégalité sociale fut ressentie par les familles les moins favorisées, qui étaient bien loin de se rendre compte que la classe dirigeante assurait leur protection auprès du pouvoir, et qu'elle finançait à peu près intégralement le culte, l'enseignement et les oeuvres sociales, hôpital et hospices pour vieillards. Le paternalisme est mal supporté lorsqu'il se prolonge. Les préposés généraux l'apprirent à leurs dépens, lorsqu'à l'assemblée des préposés particuliers qui se tint à Obernai le 10 novembre 1788, leur manière de gérer les affaires de la nation juive fut violemment contestée. Les trois préposés généraux, Aaron Mayer de Mutzig, Lehmann Netter de Rosheim et Cerf Berr furent contraints de donner leur démission. Ce furent Samuel Séligmann Wittersheim de Mutzig, et Marx, le fils de Cerf Berr, qui furent élus à leur place. Aaron Mayer et Lehmann Natter qui avaient tous les deux quatre-vingts ans, ne furent pas fâchés d'être débarrassés de ce fardeau, et rentrèrent chez eux. Cerf Berr prit mal la chose et quitta l'Alsace, résidant d'abord dans sa propriété de Tomblaine, puis à Paris, où il prit le titre de syndic des juifs des trois provinces, l'Alsace, la Lorraine et les Trois-Evêchés. Son prestige était tel que, même sans mandat, il représentait la nation juive. Fin 1792,i1 revint en Alsace malade et presqu'aveugle, mais au lieu de s'installer au milieu des siens, à Strasbourg ou à Bischheim, il se fit aménager une maison à Romanswiller. Les derniers jours et la fin de Cerf Berr ont fait l'objet de deux de nos communications à la Société des études juives à Paris, en 1976 et en 1977.
A la veille de la Révolution de 1789, Lehmann Netter était arrivé à établir un modus vivendi avec le prêteur royal et le magistrat de Rosheim. Une dizaine de familles étaient dispensées de payer l'impôt, en raison de leur pauvreté, ou pour des motifs divers : l'âge, la maladie, "parce que la femme avait l'esprit dérangé", ou parce que le mari était chantre à la synagogue, et que, par ordonnance de l'intendant, aucun chantre ne payait l'impôt. Quelques familles habitaient Rosheim, sans avoir été reçues par le magistrat, "de connaissance du magistrat". Nous tirons ces renseignements et beaucoup d'autres, du dénombrement de 1784, non pas de l'édition imprimée sur les presses de Jean Henri Docker à Colmar (qui a fait l'objet d'une réimpression en 1975 sur les presses de Willy Fischer), mais du manuscrit original qui porte la signature de Lehmann Netter, manuscrit que nous avons eu la chance inespérée de retrouver. Il contient une foule d'informations, non reprises dans l'édition imprimée : âge de chaque personne, lieu de naissance ou d'origine, activité professionnelle, année de réception par le magistrat, correspondant à peu de choses près à l'année du mariage, état de fortune, s'il est propriétaire d'une maison, s'il paye l'impôt ou sil en est dispensé.
Ce manuscrit n'a pas la froideur d'une statistique. Lehmann Netter a voulu présenter sa communauté sous un aspect aussi favorable que possible : sa communauté ne comporte pas de colporteurs, mais des commerçants en habits, des commerçants en bestiaux et ânes, des négociants en courtage, des commerçants en cuir, etc. Et lorsqu'il parle d'une pauvre veuve, il signale : "Cette femme n'est ici qu'ambulante et pour soigner les malades et accouchées, ne faisant aucun commerce, elle est cependant très utile pour la communauté." Il essaye de justifier la présence d'un deuxième chantre, Bernard Nachem de Berlin, qui ne serait que de passage, qui ne restera peut-être pas, bien que le chantre en titre soit trop âgé pour exercer encore, et que les chantres soient rares à trouver parmi les juifs alsaciens. Lehmann Netter nous a laissé un document précis et profondément humain, une image vivante de "sa" communauté. On trouvera en hors-texte la première page de ce document qui mériterait d'être publié en entier.
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