Judaïsme alsacien : Comment avez-vous connu le
judaïsme des campagnes d'Alsace ?
J.A. : Comment la communauté d'Erstein vivait-elle son judaïsme ?
M.W. : Le judaïsme alsacien est d'origine campagnarde, même
si après la Révolution, des juifs se sont installés dans
les villes. Aussi les communautés étaient-elles enracinées
dans les villages et avaient leur place dans la société non-juive.
Ma mère et ses sœurs allaient encore à l'école communale
dont les enseignantes étaient des religieuses catholiques. Je ne sais
pas si elles étaient dispensées d'aller à l'école
le Shabath, ou si tout simplement elles s'abstenaient d'écrire. A Quatzenheim,
les garçons n'allaient en classe qu'à 10 heures, pour leur permettre
d'assister d'abord à l'office.
A Erstein, il n'y avait pas de rabbin, mais seulement un 'hazan,
un ministre-officiant, qui faisait aussi l'abattage rituel, du moins en partie.
J.A. : Ce n'était pas vraiment un guide spirituel pour la communauté…
M.W. : Mais à cette époque (avant la seconde guerre mondiale) on ne se souciait pas de halakha (jurisprudence religieuse) ! On n'avait pas de questions à poser au rabbin. La tradition se transmettait de père en fils et de mère en fille, et chacun vivait spontanément son judaïsme, comme il le jugeait bon.
J.A. : Mais un Juif orthodoxe qui venait en visite de l'extérieur, de Strasbourg par exemple, aurait pu y trouver à redire…
M.W. : En effet, la cacherouth dans les campagnes ne serait certes
plus reconnue comme valable aujourd'hui. Le boucher d'Erstein qui vendait
la viande "cachère" ouvrait sa boucherie le Shabath…
de même que certains magasins (de tissus, de vêtements). Mais
une grande partie des Juifs de la campagne étaient marchands de bestiaux
ou de grains, et ne travaillaient pas le Shabath.
On mangeait tous les fromages et l'on n'était pas très regardant
au sujet du vin. Dans beaucoup de cas on buvait n'importe quel vin pendant
la semaine… et on faisait Kidoush avec un vin cachère.
On ne trouvait pas d'orgue dans la synagogue (la communauté n'avait
pas les moyens de s'en offrir un), mais il était "remplacé"
par une chorale mixte. Mes tantes, en toute bonne foi, chantaient dans la
chorale de la synagogue, ce qui aurait été considéré
en ville, comme une grave dérogation à la tradition.
Mais ceux d'Erstein auraient été bien étonnés
si on leur avait fait des observations à ce sujet : ils se considéraient
comme de bons juifs, attachés à leurs coutumes, et les observant
avec une fidélité dictée par la loi du bon sens.
J.A. : Comment se déroulait le Shabath à Erstein ?
M.W. : Comme partout, cela commençait le jeudi soir. Chez mes grand-parents (mon grand-père étant marchand de grains), on faisait le jeudi soir la pâte pour le pain de toute la semaine (pâte au levain pour que le pain soit mangeable d'un Shabath à l'autre). C'est ainsi que la famille testait la nouvelle livraison de farine, en jugeant si elle était assez fine et assez blanche. Et le vendredi matin, on allait faire cuire les miches chez le boulanger. Le pain de la semaine était conservé dans la cave, qui servait de frigidaire à l'époque.
Je n'ai jamais entendu parler d'un erouv (barrière symbolique) pour permettre de porter des objets le Shabath, à l'extérieur de la maison.
Le vendredi soir, tous se rendaient à la synagogue, puis rentraient
chez eux pour le repas familial. Ils étaient habillés avec des
vêtements de fête, réservés aux jours de solennités.
Les femmes mariées portaient des chapeaux élégants quand
elles allaient à la synagogue (et elles y allaient !) et quand elles
sortaient le samedi. Mais on ignorait totalement l'obligation de se couvrir
les cheveux après le mariage.
Même pour les hommes, se couvrir la tête n'était pas une
obligation absolue. Les messieurs portaient une casquette pour prier, et l'ôtaient
ensuite. A table, ils la mettaient également pour les bénédictions
sur l'ablution des mains et le pain ; puis ils l'ôtaient pendant le
repas, pour la remettre au moment du Benschen (la prière après
le repas), ainsi que pour faire le Kidoush du vendredi soir et du
samedi à midi.
Le Shavess-goy venait allumer le feu pour chauffer la maison et réchauffer
le repas (cuit bien sûr le vendredi). C'était le plus souvent
une femme, appointée pour cette tâche. Mais chez mon grand-père
c'était notre voisin, un riche commerçant, qui nous rendait
ce service à titre amical. Il faut dire que la plupart des Juifs n'auraient
jamais touché au feu le Shabath, mais ils… allumaient l'électricité.
Les repas du Shabath étaient spéciaux. Les vendredis soir :
bouillon de viande, poisson (carpe
verte, yedefisch, sauf pendant les mois sans R - de mai à
fin août), et du soupefleische (la viande du bouillon) ; rarement du
veau ou du poulet (en ragoût). Dans la soupe du vendredi soir, on mettait
des frimeselles : vermicelles faits par la maîtresse de maison et qui
devaient être très fins - on disait que le jeune homme choisissait
sa fiancée si elle savait couper ces frimeselles
aussi minces qu'un fil.
Shabath à midi on mangeait de temps en temps du kougel
et du chalet.
Les desserts : crème au chocolat, crème au café, tartes
aux pommes, tartes aux quetsches, kremserlich.
Le samedi après-midi, les hommes allaient jouer aux cartes au café du village, mais sans jouer pour de l'argent, bien entendu. Ils revenaient payer leurs consommations à la fin du Shabath. Les femmes se promenaient, élégamment vêtues et chapeautées, et se rendaient visite entre elles. Les enfants jouaient aux dominos ou lisaient ; à cette époque on se souciait peu de les occuper.
J.A. : La communauté pratiquait-elle l'usage de la Se'oudah shlishith (le troisième repas du Shabath, pris le samedi après-midi avant l'office du soir) ?
M.W. : Certainement pas, ils ne connaissaient même pas
cette expression. Les hommes allaient à la synagogue, puis faisaient
la havdala (la cérémonie de séparation du Shabath
et de la semaine) en revenant. Ensuite on s'attelait au lavage de toute la
vaisselle du Shabath, ce qui était une grande entreprise : il fallait
aller chercher l'eau à la pompe, puis la faire bouillir sur le fourneau
à charbon…
Le samedi soir, même après la fin du Shabath, les femmes n'avaient
le droit ni de tricoter ni de coudre. Cet usage constituait une sorte de prolongation
de ce jour saint, et qui leur permettait de remettre ces travaux souvent fastidieux
au lendemain... en toute bonne conscience.