La rédaction du Site est allé interroger Alain Kahn qui assume depuis de nombreuses années la célébration des offices de la Communauté de Saverne |
J.A. : Depuis de nombreuses années, c'est vous qui célébrez les offices des fêtes de Tishri dans la synagogue de Saverne. L'avez-vous toujours fait seul, ou bien étiez-vous assisté au début par un autre rabbin ?
J'ai commencé à assurer seul les offices à partir de 1976 lorsqu'Isaïe Deutsch, 'hazan de Saverne depuis 1952, apris sa retraite. C'est lui qui m'a appris les principaux "nigounim", les principaux airs du Shabath et les fêtes ainsi que la lecture de la Torah. Mon regretté père Silvain Kahn, rescapé d'Auschwitz et qui fut également Président de la Communauté de 1974 à 1987, m'a transmis certains airs que lui-même avait appris auprès de Siegmund Friedemann qui fut 'hazan de Saverne de 1936 à 1940. Ce dernier avait créé une chorale et il appelait ses "choristes" : "meine Junges", "mes jeunes gens", auxquels il avait inculqué la passion de la 'hazanouth, la liturgie juive. Mon père, tenait particulièrement à chanter, avec mon frère et moi-même, le "Durenen" (Duchan), la bénédiction des Cohanim comme Siegmund Friedemann le lui avait appris. Il assurait aussi des offices de temps en temps selon les besoins.
Enfin, j'ai bénéficié de cours du grand rabbin Max Gugenheim qui officia à Saverne de 1957 à 1966. Avec lui, dont j'étais le dernier élève, j'ai étudié toute l'organisation des offices à la lumière du Shou'lhan Aroukh qui détaille toutes les subtilités de la Halakha, la jurisprudence religieuse, retenue à cet égard. Max Gugenheim maîtrisait parfaitement tous ces aspects et il aimait aussi parler de la "géographie" d'un livre de prière pour bien préciser le contenu de la Tefilah Bloch, le livre de prière adapté à la tradition judéo-alsacienne, qui est une référence dans ce domaine comme le sont les "marzorim" Durlacher ou Rödelheim pour les fêtes. Il s'agissait de bien connaître ce que représentaient ces prières et aussi de se retrouver dans les dédales d'un livre de prière …
J.A. : La première fois… vous souvenez-vous ? Aviez-vous le trac ? Comment vous êtes-vous préparé ?
Dans les années 80, il y avait encore office chaque Shabath, la veille, le matin et le soir ainsi que pour chaque Yom Tov (jour de fête). A Rosh Hashanah, j'assurais également, comme aujourd'hui, les sonneries du shofar. Il faut alors trouver un bon rythme à l'office pour ne pas être essoufflé au moment des sonneries, ce qui n'est pas toujours évident à faire. A cette époque, le regretté rabbin Claude Gensburger, qui fut rabbin de Saverne de 1966 à 2002, venait pour Yom Kippour à Saverne. Il participait à l'office de Kol Nidreï et m'aidait pour les Selihoth puis il assurait l'office de clôture de Neïla.
La première année où j'étais vraiment seul, en 2002, je n'avais pas prévu de pose entre l'office du matin, Sha'harith, qui dure au moins quatre heures, et l'office qui suit, celui de Moussaf, qui peut durer bien plus de trois heures. La pose était prévue après, c'est-à-dire avant l'office de Min'ha Cette année-là, je croyais que je ne tiendrais plus debout, tant j'étais fatigué. A la suite de cette première "expérience", j'ai instauré désormais une première pose après Sha'harith ainsi qu'avant Neïla si cela s'avère nécessaire. J'ajoute que depuis quelques années mon fils Jonathan m'aide à son tour notamment pour la lecture de la Torah, les Haftaroth ainsi que pour l'office de Min'ha.
J.A. : Pourriez-vous raconter quelques anecdotes qui ont eu lieu pendant Yom Kippour dans votre communauté ?
L'office Yom Kippour qui a été le plus perturbé fut bien entendu celui qui a eu lieu en 1973. La guerre de Kippour avait été déclenchée contre Israël et tout au long de l'après-midi des nouvelles finissaient par arriver jusqu'à la synagogue provoquant beaucoup d'inquiétudes parmi les fidèles. A l'époque je n'assurais pas les offices mais je me souviens qu'au cours de l'office de Neïla, une ferveur plus forte que d'habitude emplissait tout l'édifice et mon père, lors de la bénédiction des Cohanim eut beaucoup de mal à contenir son émotion.
En général, il y a rarement des incidents pendant la journée de Yom Kippour. Parfois un fidèle s'énerve à cause d'un coreligionnaire qui, pour mieux jeûner, a emmené avec un parfum ou du tabac dont il ne supporte pas les odeurs. Certains ont tendance à bavarder pour mieux faire passer le temps et je me souviens, avant que je ne fasse les offices, de trois amis qui n'arrêtaient pas de discuter des plats qu'ils avaient appréciés à un moment ou à un autre et qu'ils décrivaient en détail pour se donner l'eau à la bouche. Chacun voulait expliquer la meilleure façon de les préparer et avait alors l'impression qu'en parlant de ces bonnes choses il se nourrissait virtuellement. C'était leur façon de résister à la faim qui les tenaillait.
D'autres encore ne comprenaient pas que pour être "appelés" à la Torah, il ne fallait pas mettre une paire de chaussures en cuir pour que l'ascétisme de mise ce jour-là soit bien visible. Alors ceux-ci étaient "brauguess", fâchés, mais l'année suivante ils venaient bien avec des chaussures adaptées, en toile ou en caoutchouc …
J.A. : Quels sont les moments les plus difficiles de la célébration de Yom Kipour, ceux où vous devez faire appel à toute votre énergie pour "tenir" ?
Le moment le plus difficile, surtout pour un 'hazan non professionnel, est essentiellement la deuxième partie de l'office de Moussaf. La fatigue s'installe et elle est accentuée par les agenouillements qui suivent le si solennel Aleïnou et les passages évoquant à trois reprises les aspersions effectuées au Beth Hamikdash, au Temple de Jérusalem. Les fidèles qui "répondent" ensuite aux élégies, appelées pyoutim ou selihoth, semblent toujours moins concentrés à ces moments là, et il est alors difficile d'en venir à bout si l'alternance entre les versets dits par le 'hazan et par les fidèles ne s'effectue pas harmonieusement. Si personne ne récite à haute voix le verset suivant celui que je viens de psalmodier, je suis obligé d'attendre un peu et de le réciter pour moi-même. On a l'impression que l'office dérape et il faut alors d'urgence donner de la voix dans la mesure du possible pour que le rythme normal reprenne le dessus et pour remobiliser ainsi l'assemblée.
La plupart des fidèles souhaitent entendre les airs les plus traditionnels grâce auxquels ils peuvent mieux s'imprègner de la solennité du moment. D'ailleurs, dès que ces airs sont repris on ressent immédiatement un meilleur suivi de l'office. Par contre, si le nigoun n'est pas celui auquel ils s'attendent, on se rend compte que la participation faiblit. Il est donc utile de bien connaître ses "classiques" …
J.A. : Quels sont au contraire les moments les plus exaltants de la journée, ceux où vous sentez que vous êtes en train d'accomplir une grande mitsva ?
Les moments les plus exaltants en dehors de ce vidouï sont incontestablement Kol Nidreï la veille au soir, et Avinou Malkeinou, la veille au soir également ainsi qu'à Sha'harith et Neïla. On éprouve une certaine appréhension à les chanter car on sent que les fidèles suivent chaque mot et que chaque erreur ou fausse note peut briser un peu cette communion qui doit exister entre les fidèles et le ministre officiant. La crainte d'oublier un air ou de trébucher sur un mot entraînent peut être une concentration chez le 'hazan qui lui permet de mieux résister à la fatigue. L'essentiel est toujours d'arriver à saisir l'importance que revêt l'ensemble de ces prières, qui sont répétées pour la plupart durant les cinq offices, pour que chacun s'en imprègne, petit à petit, tout au long d'une longue journée qui commence déjà la veille.
J.A. : Après la sonnerie du shofar qui marque la fin de la journée, êtes-vous dans un état d'exaltation ou de grande fatigue ? Avez-vous besoin de plusieurs jours pour récupérer ?
C'est surtout un grand soulagement et une satisfaction de voir que tout le monde est resté à la synagogue jusqu'au bout. Bien sûr la fatigue est inévitable ainsi qu'une raideur dans les jambes et des mollets qui enflent … Je crois que c'est le soulagement qui l'emporte : arriver au bout de cette journée c'est comme arriver au bout d'un parcours semé d'obstacles. Il fallait les surmonter en communion avec les fidèles qui eux aussi sont soulagés à ce moment-là et de plus, si le dernier son du shofar, qui clôt la journée, est bien clair, ils s'en retournent chez eux en espérant que l'année qui commence puisse être aussi claire que l'a été cette sonnerie ! Chacun ressent profondément qu'une page se tourne et qu'une nouvelle étape commence avec déjà en point de mire les prochaines journées redoutables …
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