Ce travail de mémoire ne se veut pas emblématique d'une communauté, de ses représentations, de ses pratiques sociales et religieuses. Son souci est de faire apparaître à travers un descriptif minutieux l'empreinte que laisse le personnage de grand-mère dans une histoire d'auteur, dans une famille, une culture. Et cela avec le sourire poivré de l'ironie. Son point de départ: l'hypothèse soufflée par l'ethnologue, écrivain, Pascal Dibie que «toute théorie est d'abord biographique».
Sa famille s'était toujours cachée d'avoir des ancêtres africains ou même orientaux. Cela n'aurait pas fait très distingué dans l'arbre généalogique. Eux, c'était les Dockés, les Juifs du duc, du duc de Lorraine. Le dénombrement de 1784 cite Benjamin Dockés, pauvre, né à Hatstatt. Il s'agit bien du grand-père de son mari, Armand Dockés mais on se garde bien de parler de tout cela. Elle, portait un nom de jeune fille colmarien imprononçable Heimendinger dont la famille sortait de Grüssenheim. Son père Marx Heimmendinger avait eu cinq enfants de Flore Bigard : deux fils Louis, Henri et trois filles Pauline, Juliette et Aline. Les trois filles ne sont pas mentionnées dans l'ouvrage de Salomon Picard et Joseph Bloch. Imaginez, Heimendinger, pour les gens du sud, ce nom sonnait étranger, un peu allemand. A Colmar, puis ensuite dans la petite ville vosgienne, Remiremont où jeune femme elle avait habité, elle était saluée, connue. «C'était quelqu'un». A Nîmes où sa famille s'était réfugiée à partir de 1940, elle répétait qu'elle n'était plus rien.
Lorsque que je me rendais chez elle le matin, elle portait des robes tabliers, satin fermière qu'elle achetait chez sa soeur qui durant vingt ans, une valise à la main allait chez les clients les vendre en gros. Leur mari respectif était mort, l'un en 1943, l'autre après guerre. Elles étaient très proches en âge, en corpulence et malgré leurs tempéraments opposés s'aimaient beaucoup. Cette proximité tenait aussi à des raisons de mariage. Les deux soeurs Juliette et Aline avaient épousé les deux frères, Armand, Albert et avaient vécu jusqu'à la guerre, juin 1940, dans la même maison, à Remiremont. C'était souvent le cas. Les parents ainsi ne cherchaient les «antécédents» de la famille qu'une seule foi s: tuberculose, handicap physique et même meschug'ass, folie. Une enquête était mise en oeuvre de part et d'autre. La dot était évaluée, celle-ci en l'occurrence avait été très ronde, 10 000 francs-or. Les pères échangeaient souvent les bêtes, chevaux ou vaches. Les enfants venaient ensuite. Dans le cas présent, un «schadchen », membre de la famille maternelle avait arrangé la rencontre. En cela rien d'extraordinaire !
La grand-mère, on l'appelait «mémé» ou plus distinguée, «mamie», vivait maintenant d'hypothèques et de l'intérêt de ses prêts, sa soeur du métier de représentant dans la ville de Lyon. En somme, métiers de prêteur d'argent et de colporteur modernisés. Leurs biens étaient gérés par leurs gendres et leurs filles qui tous les trois mois faisaient les comptes avec le notaire. La modestie du revenu de la vieille dame ne se disait pas. Elle restait une dame. Je me demande si cette famille ne chantait pas plus haut que sa voix, comme on dit pudiquement.
Le matin dans les trois pièces où elle se tenait, le temps s'écoulait rituellement. II était réservé au nettoyage, à l'époussetage des meubles, aux courses quotidiennes et à la cuisine. Il fallait se protéger de la saleté à l'intérieur comme à l'extérieur. Une blouse suffisait pour se couvrir. Ne pas dépenser et savoir user. Pour autant le trousseau était abondant. Le beau linge de Gérardmer était une véritable passion. On le commandait dans la famille. Les draps ajourés, chiffrés en métis ou en fil étaient entourés de rubans. La chaîne domestique était simple. Des draps doubles, on faisait des draps pour un seul lit qui étaient ensuite utilisés comme torchon. Le torchon usagé servait à cirer les chaussures. Il n'était jeté qu'en dernier lieu. Dans le journal, on plaçait les épluchures. Les autres feuilles de papier étaient partagées en quatre, suspendues à un clou dans les WC. C'était l'usage même s'il n'avait rien d'agréable. Froissé en boule, le journal démarrait le poêle à charbon. Jeter, c'était gaspiller.
Pour autant, cela pourrait nous sembler surprenant, les armoires étaient pleines de vaisselle qui avait été achetée à Paris, chez Godin, 15, rue Paradis. «On ne se mouchait pas du pied dans cette famille.» C'était l'expression favorite de sa fille qui tenait à marquer la différence avec sa belle-famille. Le service à vaisselle de mariage de Limoges était Napoléon III, la ménagère, utilisée pour les fêtes, sobre, les couteaux aux manches noirs devaient être lavés et essuyés immédiatement, un par un. Le temps s'écoulait ainsi. Dans les buffets, se trouvaient toujours des réserves d'épicerie. Ce sens de l'économie rigoureuse, habituelle pour l'époque, n'empêchait pas la générosité. Du chocolat, caché dans l'un ou l'autre tiroir accueillait les enfants : quelquefois une belle somme d'argent patiemment mise de côté marquait les anniversaires et les départs.
Les départs. Ce n'était pas facile de partir. Il y avait toujours quelque chose d'autre à faire. Comme elle avait du mal à se baisser, les enfants devaient faire les petits boulots. Elle me donnait un morceau d'une de ses larges culottes roses en maille usagées pour frotter les pieds de la table Henri II que la femme de ménage ne nettoyait jamais assez bien. Je m'appliquais à la satisfaire. Elle m'aurait demandé de refaire. Elle ouvrait la porte et disait : «quand est-ce qu'on te revoit, tu m'apporteras», elle préparait sa liste, «n'oublie pas...»
Elle avait souvent une larme aux yeux au moment où nous nous séparions. C'était comme ça avec tous les gens proches. Elle avait peur de nous perdre. Quand je partais pour un long voyage, des gestes anciens revenaient. Elle mettait sa main, je ne sais plus laquelle, droite ou gauche sur la tête et me bénissait. Je me sentais protégée mais je trouvais bizarre qu'on me bénisse. Ces gestes, la prière qui l'accompagnait, me faisaient sourire. Je la laissais faire. C'était ainsi. C'était magique, comme un jeu d'enfants. C'était D. qui nous gardait. La prière, je l'ai découverte plus tard est celle que le père ou la mère prononcent rituellement lors d'un départ en voyage. Mais ça ne se pratique plus beaucoup.
L'appartement de Nîmes n'était pas confortable. Pour obtenir de l'eau chaude, il fallait la chauffer sur une cuisinière chaque matin. Quand j'arrivais à temps, je procédais à la cérémonie de grattage et ensuite du lavage du dos. Il s'agissait pendant de longues minutes de gratter le haut du dos jusqu'à ce qu'il devienne rouge, seul moyen de soulager des démangeaisons, disait-elle. «Maintenant tu vas faire quelque chose pour moi». Je savais ce qui m'attendait. C'était amusant et effrayant un si gros corps qui ballottait, surtout pour une petite fille. Un corps démesuré. Pas d'ostentation, ni de pudeur. Elle desserrait un immense corset rose, s'asseyait avec ses jambes flasques sur la chaise du cabinet de toilette et appuyait ses bras sur le lavabo. Je devais gratter. C'était épuisant. Ça lui faisait du bien. Elle décidait de la fin de l'opération. «Encore un peu par là». Il y avait longtemps qu'elle n'était plus caressée. Quand elle voyait ses petits enfants, elle les embrassait, leur pinçait les joues et puis leur tâtait les cuisses pour savoir si leur chair était ferme. Je n'aimais pas du tout, mais pas du tout cela.
Le monde était divisée en deux, les gescht, les gens ordinaires et les gens qui lui plaisaient, les distingués, ceux qui disposaient d'un savoir. Elle aimait les gens simples mais non pas populaires, ceux qui avaient reçu une éducation. Ce n'était pas seulement de l'instruction. Elle reconnaissait les gens intelligents. Elle-même était pleine de se'hel, «de cerveau », d'intelligence, de bon sens et posait de vraies questions. Pourtant, elle n'avait pas étudié longtemps. Sa soeur avait été envoyée dans un cours privé de français tenu par les demoiselles Lemaître à Colmar, très cher, dans les années 1900 pour qu'elle emploie un français correct aussi bien écrit que parlé. Elle, avait dû aller à l'école allemande. Elle évoquait souvent cette institutrice très sévère qui lui avait appris l'allemand à coups de règles. Elle ne parlait pas souvent l'allemand mais sans doute le lisait-elle. Il y avait des livres dans les deux langues dans la maison de la rue Saint Eloi, à Colmar, la maison de son enfance. Et les enfants le jour de Shabath étaient dans les livres. C'était obligatoire. Mais parler l'allemand chez soi dans l'intimité était considéré comme une trahison par le père. «Quand la fanfare allemande passait dans la rue», racontait-elle, «mon père fermait les fenêtres et les volets». Les garçons, ses frères, étaient avertis que si jamais ils se mariaient avec une «boche», ils ne franchiraient plus le portail de la maison. Et, c'était catégorique ! «Bien sûr, écrit ma mère beaucoup plus tard, dans une lettre à une de ses filles, on détestait les Allemands dans la famille». Une évidence tranquille.
On se claquemurait dans le français et le judéo-alsacien. Il fallait faire de ces jeunes filles, des demoiselles sur mesure. Le Français était peut-être le modèle de distinction, comme il est coutume d'entendre, mais il signifiait avant tout autre chose la marque indélébile d'attachement patriotique à la France. Sa soeur comme elle, s'exprimaient en un français correct. Je ne les ai pas entendu parler l'allemand mais c'était sans doute resté, les comptines étaient chantés en allemand. Son frère ne comptait-il pas en allemand ? Les traces de ses apprentissages superposés étaient demeurés. L' écriture de la vieille dame demandait une connaissance à la fois du gothique allemand, du français et l'on a longtemps cru, de l'hébreu. Ecriture tout en rond, les «1» étaient entrecoupés de blanc, les «a» ressemblait à des «o», les «p» étaient simple courbe qui s'arrêtaient et reprenaient sous la ligne. Il fallait du temps et beaucoup de patience pour lire ses lettres. Nous avions du mal et nous nous demandions comment elle avait appris à écrire. Nous devinions. Ma soeur a montré une lettre qu'elle venait de recevoir, à une des amies dans un camp d'été. Celle-ci se vantait de connaître parfaitement l'hébreu : «tiens regarde, lis si tu sais l'hébreu». Ma soeur était ravie. Elle venait de recaler sa copine avec une lettre de sa grand-mère. Cette écriture restait un mystère, comme si plusieurs apprentissages s'étaient bousculés à la fois. Elle s'en était sortie comme elle avait pu: comme une crème caramel qui avait eu du mal à prendre.
Née en 1890, elle avait passé les Vosges pour se marier en 1911 à un Vosgien dont la famille était originaire de Balbronn. Il fit la guerre comme chasseur au pied au Chemin des Dames et reçut la fourragère. Leur jeune frère Louis, fut tué à 20 ans à la guerre et leur frère Marcel demeura captif pendant cinq ans. On était patriote français. Son mari n'avait pas peur de le dire, d'autant que ses beaux-frères alsaciens, Louis et Henri, enrôlés en 1914, s'étaient battus dans l'autre camp sur le front russe. On disait qu'ils n'avaient jamais pris un fusil et avaient tout fait pour saboter les trains.
Elle, restait alsacienne, attachée à sa ville d'enfance Colmar et marquait la différence avec les Bas-Rhinois qui étaient pour elle trop allemands, des Ashkenausem. Elle avait aussi des difficultés à comprendre les gens du midi. Et ce n'était pas uniquement une histoire d'accent.
Sa rigueur, le respect qu'elle portait à sa personne apparaissait comme une dignité prétentieuse. Ses seules amies étaient alsaciennes comme elle. Sa belle-famille, celle de son gendre, des gens de son âge qui l'avait accueilli au mieux en 1940, appartenait à un autre monde même si elle allait prendre le thé ou les recevait avec amabilité. Il n'y avait rien de plus. En fait, ils étaient des notables venus d'Alsace, installés depuis le milieu du 19e siècle dans la ville. Le premier, Joseph Simon né à Muttersholtz en 1818, formé à l'école rabbinique de Metz en 1854, avait fondé à Nîmes, une école communale pour les enfants israélites en 1858, devenue ensuite école communale en 1881. Il y enseignait l'hébreu. Il s'était allié aux familles comtadines, aux Crémieux et aux Millaud. Leur histoire était ainsi inscrite dans la ville depuis quatre générations. Ils en étaient fiers et le faisaient savoir. Avocat, médecin, courtier en vins, ils fréquentaient surtout les bourgeois protestants.
La vieille dame n'était pas nîmoise de souche. Son statut de veuve réfugiée, transplantée, parente par alliance provoquait quelque sympathie comme on en a vis-à-vis de parents sortis de province un temps familière, devenue lointaine. Dans cette famille, le statut social dominait. L'exil pour la vieille dame demeurait.
Ce statut ne lui avait pas fait perdre son goût pour la nouveauté. La première question était: Quoi de neuf ? quand on est vieux, il faut toujours de neuf pour se mettre sous la dent. A elle, je ne pouvais pas répondre: «il n'y a rien de neuf». Je racontais ce qui se passait chez sa fille et puis dans le monde. Nous commentions la politique. Elle n'aimait pas Giscard. Elle n'expliquait pas pourquoi. Il n'était pas bekofetig, pas convenable. Physiquement, elle trouvait qu'il était grimaçant et qu'il avait une trop grande bouche. Elle passait les gens qu'elle voyait à la télévision à la moulinette. Et de toute façon, il avait des spring à la vanille. Il bluffait. Il lui manquait du se'hel. Je ne comprenais pas pourquoi elle en avait contre Giscard et même contre sa femme qui se levait tard à 9 heures du matin. «Comment pouvait-elle comprendre les femmes levées très tôt ?», disait-elle. Elle-même s'était levée longtemps à cinq heures du matin pour préparer le petit déjeuner de son mari qui partait acheter des bêtes. Cela provoquait sa colère. C'était sans doute son sens aigu des réalités, de la justice. Pour elle, Giscard ne posait pas les vraies questions.
De retour de la guerre, son mari et son beau-frère avaient fait de bonnes affaires. «Les hommes travaillaient beaucoup et gagnaient bien leur vie». Ils avaient acheté des parcs à Fougerolles où ils mettaient les bêtes. Les cerisiers donnaient ce kirsch dont je savourais très tôt le goût. Il nous était apporté en cachette dans le midi en petites bouteilles.
Quand on commençait à se gratter la tête parce que ça n'en finissait pas, elle nous demandait si nous avions des poux. Pour elle, «er kratzt sich kein jid béhinem enweder hot er dàyes oder kinnem» : ou l'on avait des soucis ou l'on avait des poux, quand on est yid, on ne se gratte pas pour rien.
La langue devenait matérielle, familière, corporelle, sensuelle.
Si l'homme ne lui convenait pas, avait une allure indigente, c'était
un porteur de poux, un kenemerr, ou un Doches loch, tout
juste bon à vendre des capotes anglaises. Et ce n'était rien
à côté de sa soeur, Pauline, celle qui avait vécu
à Monterey, au Mexique, une beauté qui jurait dans un espagnol
à la sauce alsacienne.
Les gens étaient kaushher, francs ou pas. Les gestes, les
actes aussi.
Elle avait construit son univers, une éthique qu'elle nous transmettait. Le haçer, le cochon était souvent associé à l'antisémitisme, le rocha (méchant), il y en avait partout. Il fallait être convenable, tenir son rang éviter le 'hutspeh (culot). Les injures, les insultes, ce qu'on avait envie de dire, on le disait en judéo-alsacien. Lors des fêtes, si une femme dansait trop, elle disait qu'elle valsait comme une hanouka trinderle, une toupie de hanouka. Et ce n'était pas nécessairement un compliment. Elle nous nourrissait de viandes de veau très cuite, de boeuf accompagné d'os à moelle, de beefteak de la meilleure qualité. Elle croyait que la viande allait nous donner des forces. Je me souviens aussi, des odeurs de cannelle qu'elle mettait sur le zemetkuche comme sur les tartes aux pommes. Il fallait toujours «retourner», en prendre encore une fois. C'était bon pour nous. Faire à manger était comme une religion. Elle prenait son temps et connaissait nos plats préférés. L'hiver, des oignons aux marrons, les Ziwle un Keschte, les pommes de terre sautées, les bratelti Grumbeere. C'était ses spécialités. Tout était cuit, trop cuit avait mijoté longtemps. Le sang ne devait pas apparaître. Et chaque repas s'achevait sur un dessert : kuglhopf, charlotte au chocolat, crème au caramel, marquis au chocolat, mousse, clafoutis, crème pâtissière et j'en oublie... Elle, comme sa soeur se levaient de table constamment pour une raison ou pour une autre. On avait beau leur dire : «restez donc tranquilles maintenant», elles devaient s'activer, être là, présentes, prévenantes. Je me demande si elles n'en faisaient pas trop. C'était leur manière d'exister.
La tradition religieuse était aussi liée à l'intérieur, à la maison. Sa mezuzah, et le petit rouleau qui s'y trouvait, n'était pas fixée au linteau de la porte mais elle le gardait dans un tiroir de son buffet. Plus tard dans un porte-monnaie, elle m'a donné le parchemin. Elle ne se sentait pas chez elle pour l'accrocher au mur. Je n'ai pas le souvenir de mezouzoth dans cette famille. Si sa mère était une femme très pieuse, sa piété à elle, s'était perdue sur les routes de l'exode. Pourtant elle avait conservé son livre de prières qu'elle gardait précieusement dans le sac noir qu'elle emmenait à la schule. Les grandes fêtes étaient célébrées. C'était Yomtov. Elle jeûnait pour Kippour jusqu'à ce qu'elle soit très âgée. Ensuite elle nous soutenait, nous jeûnions pour elle. Nous allions la voir juste avant la tombée de la nuit, à la fin du jeûne. Un jour, je portais des sandales très simples pour Kippour, sans cuir, elle m'a félicité d'observer les règles strictement. Pour Pessah, manger des matzoth qui venaient de Wasselonne était un plaisir. Il n'y avait que celles-là. Les autres n'étaient pas assez fines. Elle les trempait dans son café au lait le soir et commandait de la farine de matza. Elle se rendait toujours à la schule pour Rosh Hashana. Nous y allions en famille, enfin pour dire la vérité, mon père nous déposait en voiture. En véritable mécréant, laïcard, comme son père d'ailleurs, il n'entrait pas. J'ai gardé en mémoire les chapeaux de la vieille dame en feutre noir ou ses grands pailles gris cernés d'un ruban. Elle portait un manteau très élégant Elle était presque aussi chic que les femmes de la synagogue de la rue de la Paix, presque aussi chic seulement. C'était une fête. Elle lisait en hébreu, connaissait les prières par coeur et disait le kaddisch pour ses parents, pour son mari aussi. Cette période de nouvelle année était un moment de deuil. Elle avait perdu son mari à ce moment-là. Une petite lumière dans son cabinet de toilette rappelait, chaque année, cet anniversaire. La schule non loin de la gare avait été construite en 1793. Les femmes se tenaient en haut, elles pouvaient facilement regarder les hommes en bas et ne s'en privaient pas, les hommes levaient la tête. La femme du shammés, du gardien, excellente musicienne mais qui s'était mise à boire, jouait de l'harmonium. C'était discordant et toujours trop fort.
Jusqu'à la fin, 91 ans, elle a voulu vivre d'une manière autonome.
La dernière année, elle a consenti à habiter chez sa
fille. Une 'hevrah de femmes sepharades s'est occupée de la
toilette. Quand je suis entrée dans sa chambre, tous les miroirs étaient
couverts d'un voile.
Elle est enterrée au cimetière de Nîmes, son mari aussi.
Sa soeur dans les Vosges, ses frères et ses parents en Alsace...
Le destin ordinaire d'une famille juive alsacienne.