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Les vêtements des Juifs d'Alsace au 20ème siècle
par Barbara WEILL


Comment les Juifs d'Alsace s'habillaient-ils au 20ème siècle ? On est tenté de répondre "comme tout le monde !" Mais si les différences sont subtiles, et parfois invisibles à l'œil nu (nous ne parlons pas ici des tenues portées par les juifs ultra-orthodoxes), il nous a paru intéressant d'aborder cette question, car la façon de vêtir est un élément majeur de l'identité d'un individu, de l'expression de son appartenance au groupe social.

Costume, habillement, vêtement

Au lendemain du retour de l'Alsace à la France en 1918, ces petites filles de Mittelbronn témoignent de l'attachement des Juifs au pays qui, le premier, avait fait d'eux des citoyens à part entière (coll. privée) (2).
Roland Barthes établissait une différence entre les notions de costume et d'habillement (1) par analogie avec la linguistique de Saussure : la costume serait la langue, l'habillement la parole, et le vêtement serait le langage. Pour lui, le costume est "une structure dont les éléments n'ont jamais une valeur propre, mais sont signifiants dans la mesure seulement où ils sont liés par un ensemble de normes collectives". Quant à l'habillement, c'est une réalité individuelle, par lequel l'individu actualise sur lui l'institution générale du costume. "Faits de costume et faits d'habillement peuvent sembler parfois coïncider, mais il n'est pas difficile de rétablir dans chaque cas la distinction : la carrure d'épaules, par exemple, est un fait d'habillement quand elle correspond exactement à l'anatomie du porteur ; elle est fait de costume quand sa dimension est prescrite par le groupe à titre de mode. Il est bien évident qu'il y a entre l'habillement et le costume un mouvement incessant, un échange dialectique que l'on a pu définir à propos de la langue et de la parole, comme une véritable praxis."

"Costume et habillement forment un tout générique, auquel nous proposons de réserver désormais le nom de vêtement". C'est de cet acte de "vêtement" dont il sera question ici. Le vêtement, pour R. Barthes "est, au sens plein, un "modèle social", une image plus ou moins standardisée de conduites collectives attendues, et c'est essentiellement à ce niveau qu'il est signifiant".

La double appartenance

Le vêtement des juifs d'Alsace au cours du 20ème siècle exprime à la fois le désir de s'intégrer à la société environnante, en suivant la mode et en adoptant les transformations dues à chaque époque (par exemple, la longueur des jupes), et à la fois le désir de marquer une appartenance à la communauté juive. Ainsi les tenues présenteront-elles certaines différences lorsque l'on se trouve "entre soi" et dans la société non-juive.

L'exemple le plus significatif est celui de la kipa pour les hommes : elle est portée au foyer, à la synagogue,  dans les réunions juives (mariages, enterrements, etc.), mais dans la rue on va tête nue ou coiffé d'un chapeau, et on l'enlève sur le lieu de travail.  Avant la seconde guerre mondiale, même les rabbins, lorsqu'ils vont enseigner le judaïsme dans les lycées d'Etat, otent leur kipa dès qu'ils ont franchi la porte de l'établissement. Autre exemple : dans le milieu juif, on revêt ses plus beaux atours pour honorer le Shabath, et l'on peut se permettre de faire étalage d'un luxe qui ne serait pas de mise dans la vie quotidienne. C'est une manière de marquer son rang dans la communauté, alors qu'en ville, les vêtements de tous les jours cherchent plutôt à exprimer le désir de se fondre dans la foule.

D'autre part, le vêtement comporte pour les juifs une dimension affective particulière : ils n'en sont pas seulement les porteurs, mais aussi les créateurs. On trouve dans toutes les familles des confectionneurs, des marchands de tissu, des fourreurs, des marchands de chaussures. Et certains juifs alsaciens, tels qu'Albert Weill ont créé des maisons de couture connues dans le monde entier.  Aussi, les habits que l'on porte sont  aussi l'expression d'une appartenance à un clan plus restreint : celui du milieu de la confection qui est souvent considéré comme l'apanage des juifs. Il importe donc de le représenter dignement, par des costumes et des tailleurs de bonne coupe.

Si l'on voulait résumer l'attitude des juifs d'Alsace dans le domaine de l'habillement au 20ème siècle, le mot-clé serait "décence". Cela se traduit à toutes les époques et dans toutes les couches de la communauté par une phobie de tout ce qui est sale, débraillé ou douteux. Les mères de familles déploient de grands efforts pour que leur maisonnée soit vêtue correctement. On évite également  ce qui est ostentatoire dans la mode, préférant attendre prudemment de la voir s'installer dans toute la société avant de la suivre. Même le Shabath et les jours de fête, on s'abstient d'un luxe débridé tel qu'on peut le voir dans d'autres sociétés juives ; hommes et femmes veillent en toutes circonstances à conserver une sobriété de bon ton.

Ceci étant, surtout pour les femmes, il convient de paraître à son avantage, car la manière de s'habiller est l'un des aliments de choix des cancans à la synagogue.  Il ne convient pas d'être vue trop souvent dans la même tenue, car cela ferait jaser, et d'ailleurs, selon la loi juive, une femme doit se procurer de nouveaux habits à chaque grande fête, ce qui constitue un véritable enjeu, particulièrement dans les familles modestes.

Bien entendu, face à l'habillement, les comportements diffèrent selon les époques, et nous allons tenter de poser quelques jalons.

Le rattachement à la France

Raymonde Fuks © Coll privée
Avant la grande guerre, les juifs d'Alsace, comme leurs concitoyens, portent les vêtements paysans des villageois, ou bien les tenues bourgeoises à la mode prussienne dans les villes.

Après la première guerre mondiale, le rattachement à la France suscite un grand enthousiasme dans  la population juive. C'est aussi l'époque où celle-ci quitte les villages pour faire son entrée en masse dans les grandes villes. On abandonne les tenues traditionnelles des villageois, on fait venir des patrons de Paris, et l'on s'applique à ressembler aux Français de la classe moyenne. Le souci est de "ne pas se faire remarquer", car l'antisémitisme est bien présent (l'Affaire Dreyfus n'est pas loin), et l'on veut s'intégrer dans la société urbaine sans heurts. Toutes les femmes cousent à cette époque, et  elles modifient fiévreusement la forme d'un col, la monture d'une manche pour donner à leurs vêtements  et à ceux de leurs filles l'aspect du neuf. On ne verra pas de "garçonnes" dans les synagogues de Strasbourg. Les hommes, pendant les offices, portent l'habit à longues basques et  le haut-de-forme, qui a remplacé le chapeau melon des campagnes.

Les femmes, même si elles appartiennent à des milieux très religieux vont en général tête nue, ce qui de nos jours peut sembler étrange, car ce n'est plus le cas aujourd'hui. On peut attribuer ce phénomène à une volonté d'émancipation et d'identification à la société française. Voici le témoignage de Madame Raymonde Fuks qui raconte la visite à ses beaux-parents avant son mariage, en 1935 :

"Quand sa tante demanda à Hane-Sure de me parler de la nécessité absolue de porter un "chaïtel", c'est à dire de couper mes cheveux, et de porter une perruque à la place, elle refusa de me demander ce sacrifice, La pauvre cousine avait un grand nez, une figure maigre et osseuse, mais elle avait eu une belle chevelure qui avait caché le reste, et elle était persuadée que cette chevelure aurait pu sauver son mariage. On ne me parla donc pas de cet impératif."
L'épouse de celui qui allait devenir le grand rabbin du Haut-Rhin n'a donc jamais porté de perruque ni couvert sa tête, en dehors des offices bien entendu.

Retour en Alsace

Lorsque les juifs reviennent en Alsace après la seconde guerre mondiale, ils s'installent en grande majorité dans les villes. Ils ont gagné dans le sang une légitimité qu'on ne leur conteste plus. Ils n'ont plus de scrupules à montrer leur réussite sociale, qui s'exprime par une recherche vestimentaire accrue. Les femmes portent sans réticence leurs fourrures et leurs bijoux, les enfants sont habillés luxueusement dans les grandes occasions, les hommes portent des costumes de qualité.

Certaines familles n'hésitent pas à étaler leurs réussite financière en adoptant les vêtements symboliques de ce qu'ils considèrent comme la haute société, comme en témoigne une scène de la comédie Le Strasbourgeois  gentilhomme, écrite par Noctuel  en 1955 :

La galerie des dames lors de la consécration de la Synagogue de la Paix à Strasbourg en avril 1958 - photo © Etienne Klein
Entrée du tailleur.
KNOPF : Bonjour Madame, bonjour Monsieur !
LUI : Bonjour, bonjour ! awer mache schnell (mais faites vites). Madame Zweifuss est pressée.
ELLE : Oui, montrez-moi une fois maintenant vite ce short.
KNOPF : Vous voulez pas voir plutôt quand Monsieur l'aura mis ?
ELLE : C'est que je dois partir. J'ai une réunion très importante. A la Wizo, vous savez…
KNOPF : La Wizo, oui, je connais. Cà c'est des dames bien. Leurs maris payent toujours à la livraison… Mais voilà, Madame.
Il finit de déballer le short
Regardez un peu cette qualité, Madame… Comme à Wimbledon.
LUI : Was (quoi ?) à Wimpeltonn ?
KNOPF : Vous savez donc : en Angleterre… Là où ils font les match de tennis, les championnats du monde un so witersch (et tout le reste). Eh bien là-bas, ils portent seulement du tissu comme çà.
LUI : Tu entends, Babette ?
ELLE : Allez, Arthur, essaie-le voir.
LUI : Babette, voyons ! Pas ici devant toi tout de même.
ELLE : Non, mets-le juste dessus pour voir un peu.
Elle lui applique le short sur l'abdomen. Ahah !
LUI : Dis pas encore "Ahah", tu peux donc pas voir comme çà. Il faut que j'aie du mouvement… Où est donc ma raquette ?... Aimé?
Aimé arrive.
ELLE : Tzaj (montre), cherche la raquette de Papa… Vous m'excusez, Monsieur Knopf, je dois m'habiller pour sortir.
Elle sort. Lui, se dissimulant derrière la télé, met le short. Aimé arrive avec la raquette. Knopf "fignole" l'essayage. Elle revient vêtue de son manteau de fourrure et spectaculairement chapeautée. Lui alors se fige dans une attitude qu'il veut ailée, la raquette à la main.
LUI : Qu'est-ce que tu dis, Babette ?
ELLE : Mince ! wesch wie du ussisch ?... (sais-tu à quoi tu ressembles ?) Exactement comme le Duc de Windsor.
LUI : Allez, Babette, allez !
ELLE : Je te dis, Arthur… Toutes mes félicitations, Monsieur Knopf !
KNOPF : Oh vous savez, madame, avec des clients comme votre mari, çà se coud tout seul.

D'autre part, le prêt-à-porter s'impose dans l'ensemble de la société, et produit à une uniformisation des tenues, et c'est sans doute la période où il est le plus difficile de faire la différence entre l'habillement des juifs et celui de leurs concitoyens. Toutefois, alors que le port du chapeau tend à disparaître dans la société française, celui-ci reste très présent chez les hommes, et les femmes juives à la synagogue. Les jeunes juifs observants portent la casquette dans la rue.

La guerre des six jours

Cours de pensée juive chez le grand rabbin Warschawski au début des années 80 : cravates et vestons ont pratiquement disparu lorsqu'on se retrouve "entre soi"
A partir de 1967, la guerre des six jours entraîne une forte identification de la population  juive française à l'Etat d'Israël qui est devenu le phare incontesté du peuple juif. L'émigration d'une partie de l'élite intellectuelle du judaïsme strasbourgeois à Jérusalem  dans les années qui suivent renforce cette attitude.

Le voyage au pays des ancêtres est devenu un pèlerinage quasi-obligatoire. On rapporte de là-bas  des articles vestimentaires qui vont imposer une mode à Strasbourg, principalement chez les jeunes juifs : le "doubon" (une parka vert olive, aux couleurs de Tsahal) en hiver, sandales de cuir brut en été, châles bédouins en toutes saisons. Le port de la cravate cède la place au col ouvert des sabras. Toutefois on ne peut pas parler d'un mouvement général, mais plutôt du comportement individuel de certains jeunes.

En revanche, ce qui se généralise, c'est la fameuse kipa crochetée en fil de coton, qui va s'imposer à partir d'Israël dans toute la diaspora, et qui va remplacer la kipa noire traditionnelle en soie ou en velours. Elle se substitue progressivement aux autres coiffes à la synagogue, et elle est même portée par les rabbins pendant les offices de semaines. On ne craint plus de s'afficher dans la rue avec la kipa sur la tête, et d'arborer en public des symboles juifs ou israéliens, notamment des bijoux tels que l'étoile de David en or qui est porté désormais au-dessus des vêtements alors qu'il était auparavant enfoui dans le corsage.

Cette mode, qui est lancée par les jeunes comme tout se qui se passe à cette époque, sera adoptée peu à peu chez les adultes.

D'autres part, l'influence du mouvement de mai 68, va provoquer dans toute la population une simplification des habitudes vestimentaires : la cravate et le veston perdent leur pouvoir chez les hommes, le pantalon s'impose aux femmes, le style haute couture s'efface devant le prêt-à-porter chic (ou non). Ces nouvelles tendances vont pénétrer plus lentement en Alsace qu'ailleurs ; l'élégance, surtout chez les Juifs, reste liée à des vêtements de bonne coupe et de de beaux tissus, le jean ne deviendra légitime qu'après les années 90, le pantalon féminin ne fera son entrée à la synagogue qu'après l'an 2000. la mode hippie unisexe, avec ses chemises à fleurs et ses colliers de perles restera ignorée des juifs alsaciens, qui comme toujours, se méfient des outrances.

Si la tendance à une mise plus décontractée s'impose peu à peu, on se "venge" à l'occasion des mariages et des bar-mitzwa où les tenues très habillées sont toujours de mise. On voit là sans doute l'influence des juifs d'Afrique du Nord, rapatriés en Alsace depuis 1962 : leur présence s'est imposée dans les grandes communautés, des mariages se sont faits avec les israélites locaux, auxquels ils communiquent leur sens de la fête.

La fin du 20ème siècle

Une nouvelle attitude se fait jour lentement à partir des années 80. L'antisémitisme que l'on croyait définitivement éradiqué recommence à poindre sous l'influence des événements du Moyen-Orient. On ne porte plus volontiers la kipa dans la rue, mais la casquette classique pour les plus âgées et la casquette de base-ball pour les plus jeunes.
On ne cache pas les pendentifs en forme d'étoiles de David, mais ceux-ci disparaissent derrière les longues écharpes.

Mais par ailleurs, une tendance au retour à la religion devient sensible dans une partie de la communauté, et l'on commence à voir les vêtements "modestes" semblables à ceux des religieux israéliens : longues manches et bas  même en été pour les filles, couleurs neutres, têtes couvertes dans l'espace public pour les femmes mariées.

A la synagogue, on constate une disparition quasi-totale de la fourrure, sous l'influence des écologistes. Elle est remplacée par le tailleur bon-chic-bon-genre de la femme qui occupe de hautes responsabilités professionnelles. Chez les hommes, la cravate n'est plus obligatoire, et la kipa crochetée a supplanté définitivement le chapeau.

En réaction contre les générations précédentes, les jeunes filles et garçons, surtout les plus religieux, s'opposent au laisser-aller vestimentaire, et soignent particulièrement leur tenue pour se rendre à la synagogue, portant des habits coûteux et même tape-à-l'oeil. C'est un écho de la tendance générale de cette époque à montrer sa réussite sociale.

On voit donc qu'en tout temps l'évolution de l'habillement des juifs d'Alsace suit fidèlement la mode qui prévaut dans la société générale. Mais sous l'influence des événements historiques, les marques de la judéité connaissent elles aussi une évolution ; elles sont plus ou moins ostensibles selon les circonstances. On peut affirmer  pendant tout le vingtième siècle, si les non-juifs ne réussissent pas à reconnaître un israélite au premier coup d'œil, les juifs, au contraire, se reconnaissent entre eux à coup sûr .

L'album photos

Pour rendre compte l'évolution de l'habillement des Juifs d'Alsace à travers le 20ème siècle, nous avons composé un album de photographies, souvent inédites, que nous avons regroupées autour de plusieurs thèmes : les enfants, les chapeaux des hommes, les vêtements féminins, les mariages, les tenues des gens de métier, les magasins de confection. Nous avons essayé de présenter pour chaque thème des photos étalées sur toutes les périodes de ce siècle. Ce projet constitue un essai d'histoire immédiate, auquel nous souhaitons associer les internautes. Merci à l'avance de nous aider à enrichir ces pages par vos réflexions, vos corrections et vos envois de documents.

Notes :
  1. Roland Barthes, Histoire et sociologie du Vêtement In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 12e année, N. 3, 1957. pp. 430-441.
  2. Photographie extraite de l'ouvrage Catholiques, Protestants et Juifs en Alsace, de René Epp, Marc Lienhard, Freddy Raphaël.

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