Il nous reste à parler d'un dernier groupe religieux (1), le moins nombreux de tous à cette époque : celui des israélites. Nous aurions pu les mentionner déjà, soit dans le chapitre relatif au commerce, soit dans une rubrique spéciale du vaste tableau des moeurs de la société d'alors. Mais comme il semblait désirable de réunir en un paragraphe d'ensemble tous les renseignements qui se rapportaient à leur existence matérielle et morale et que c'est, en définitive, à leurs croyances qu'ils devaient l'exceptionnelle et douloureuse situation qui leur était faite un peu partout dans la chrétienté, nous avons pensé que ce paragraphe trouverait logiquement sa place dans l'exposé de la situation religieuse de l'Alsace au XVIIe siècle. A vrai dire, les Juifs, - nous les désignons par le seul nom qui fût en usage à leur égard, - étaient encore assez peu nombreux dans la province, et ils n'y exerçaient pas encore une influence économique de nature à attirer sur eux l'envie du prochain. Malgré cela, ils étaient chargés, là comme ailleurs, du poids de haines séculaires, qui leur rendaient l'exercice de toute profession sédentaire à peu près impossible et en faisaient, en mainte occasion, les jouets et les victimes de préjugés invétérés et de jalousies sans cesse en éveil (1).
Données démographiques
Au commencement du XVIIe siècle, les Juifs étaient admis, à titre toujours précaire, il est vrai, dans la plupart des territoires princiers et seigneuriaux d'Alsace. Depuis le XVe siècle, ils étaient strictement exclus de la ville même de Strasbourg, mais on les tolérait dans les bailliages ruraux de la République. Ils habitaient surtout les terres de l'évêché, celles des comtes de Hanau-Lichtenberg et celles des Ribeaupierre ; on en comptait aussi un chiffre relativement considérable dans le grand bailliage de Haguenau et dans les villages de la Noblesse immédiate de la Basse Alsace, chaque seigneur étant désireux d'exploiter à son profit les avantages pécuniaires que l'on pouvait espérer tirer de la présence des enfants d'Israël (2).
Les premiers renseignements un peu complets que nous possédions sur la population israélite d'Alsace, se trouvent dans le Dénombrement de 1689. D'après cette statistique, évidemment officielle, on y comptait, tant dans la Haute que dans la Basse Alsace, un total de 525 familles juives (3), ce qui donnait, en admettant la moyenne ordinaire de cinq membres par famille (4), un chiffre d'environ 2,600 âmes pour la province tout entière, chiffre très inégalement réparti d'ailleurs, car 391 familles appartenaient aux territoires situés au nord de l'Eckenbach et 134 seulement à la liante Alsace et au Sundgau (5). La plupart de ces israélites habitaient les campagnes ; c'est à peine si nous pouvons relever, sur notre liste détaillée, la présence de trois familles juives à Landau, de dix-neuf à Haguenau, de huit à Wissembourg, de dix à Bergheim, de six à Fort-Louis, etc. A Colmar, c'est en 1691 seulement qu'ils purent élire domicile dans la ville, parce qu'on les empêchait auparavant de tuer à l'abattoir les animaux selon le rituel prescrit par la Loi (6).
Soit que ce premier relevé n'ait pas été fait avec tout le soin voulu, soit que la natalité dans les familles juives ait été considérable, soit enfin qu'il se soit produit des immigrations du dehors, nous voyons que, huit années plus tard, ce premier chiffre est augmenté du tiers : en 1697, La Grange comptait, 3,655 juifs en Alsace, dont 897 dans la Haute et 2,766 dans la Basse Alsace (7). Et vingt ans plus tard, leur nombre s'était de nouveau notablement accru, puisque le relevé de 1716 donnait 1,269 familles, soit un total dépassant certainement 6,000 âmes (8).
Les métiers des Juifs
L'unique occupation des Juifs en temps de paix était alors, comme encore longtemps après, le trafic du bétail et le brocantage d'une foule d'articles, principalement des métaux précieux, trafic auquel venait se joindre, par une association naturelle et presque forcée, le prêt de l'argent à un taux, dénoncé comme plus ou moins usuraire quand ils le prenaient, bien que les banquiers et commerçants chrétiens ne se fissent pas faute, à l'occasion, d'endemander un semblable.
En temps de guerre, les juifs d'Alsace se livraient surtout au trafic des chevaux et les services signalés qu'ils rendirent aux chefs d'armées françaises pour la remonte de leur cavalerie (9), contribuèrent certainement pour beaucoup à leur concilier la protection des autorités royales, qui d'abord semblent avoir été peu disposées à les tolérer dans la province. On les voit aussi fréquemment, pendant toute la durée des guerres de ce siècle, à la suite des armées envahissantes ; c'est à eux que les mercenaires pillards vendent à tout prix leur butin, les vases d'or, d'argent ou d'étain, les bijoux, les cloches mêmes qu'ils enlevaient dans les châteaux, les couvents et les églises, les vêtements, les meubles, tout. ce qui pouvait s'emporter, en un mot, et se revendre, à des moments où la discipline militaire se relâchait ou n'existait plus (10). On voyait alors ces trafiquants juifs arriver dans les villes, et surtout à Strasbourg, pour y écouler les objets amassés de la sorte, et généralement l'on fermait les yeux sur l'irrégularité des procédés qui les avaient rendus porteurs de métaux précieux, puisque c'était parfois le seul moyen qui restait encore d'en augmenter les réserves officielles (11).
Redevances et mesures discriminatoires
Il ne paraît pas que les nombreuses prescriptions, antérieures. au XVIIe siècle, concernant le costume des israélites et les obligeant à porter sur leurs vêtements, justaucorps ou manteau, un anneau d'étoffe jaune, de la grandeur d'un écu (12), aient été maintenues d'une façon générale, à l'époque qui nous occupe (13). En tout cas, ces marques distinctives extérieures avaient disparu en 1675, quand l'auteur des Mémoires de deux voyages écrivait ce qui suit : "Cette malheureuse nation est reconnaissable entre toutes les autres par le seul air de son visage, car, en Alsace, ils ne portent aucune marque qui les distingue des autres hommes, et cependant personne ne s'y méprend, On les connaît à la pâleur blanche de leur teint; ils ont la plupart le nez aquilin, les yeux verrons ou tels que ceux des chèvres, les cheveux crespez et courts. Avec cela ils portent tous de la barbe selon la loy mosaïque, qui deffend de la raser. Au reste, ils sont plutost beaux que laids" (14).
Mais si cette humiliation extérieure leur était épargnée, l'existence des israélites tout entière, là même où on leur permettait. de s'établir, n'était le plus souvent qu'une série d'avanies continuelles.Nulle part ils n'étaient aussi répandus que sur les terres de l'Évêché de Strasbourg, fidèles, en cela, aux traditions de leurs ancêtres du moyen âge, et si l'on passe en revue les nombreux édits épiscopaux relatifs aux juifs, promulgués au XVIIe siècle, on se rend compte au prix de quels ennuis quotidiens ils achetaient la protection, souvent précaire, de leurs seigneurs territoriaux. L'ordonnance du 22 mai 1613, émanée de l'évêque Léopold d'Autriche et qui constitua pendant longtemps "le Code israélite" de l'évêché (15), défend à tout Juif d'y acquérir aucun immeuble sans autorisation spéciale de la Régence (16) et n'accorde de valeur en justice à une créance réclamée par un Juif que si la créance a été écrite par le prévôt ou le greffier de l'endroit où demeure le débiteur chrétien ; elle leur défend de prendre plus d'un pfenning d'intérêt par livre pfenning de capital, etc.
Leurs pratiques religieuses y sont contrôlées et des restrictions nombreuses et vexatoires imposées sans autre but, semble-t-il, que de leur faire sentir leur dépendance d'un maître tout-puissant : défense de célébrer leurs fêtes publiquement, défense d'inviter un chrétien à la cérémonie de là circoncision d'un de leurs enfants, défense aux femmes juives de se rendre à leur bain autrement que le soir ou de très grand matin ; défense d'héberger un coreligionnaire durant plus de quarante-huit heures ; défense d'enterrer un de leurs morts le dimanche ; défense, à peine de trois livres d'amende, d'engager une servante chrétienne à travailler le dimanche ou tel autre jour férié ;. défense, à peine d'amende aussi, de causer de religion avec un chrétien ; défense de se montrer dans les rues pendant les fêtes de Pâques et de faire, à ce moment de l'année, un acte de négoce quelconque. A une époque où le moindre paysan portait sur soi des armes pour se protéger contre les chenapans et les malandrins, il était interdit aux juifs, toujours sur les grands chemins, de s'acheter un fusil (17).
Sur un seul point leur liberté n'était point contrariée : il leur était loisible de contracter mariage à volonté, car à ce moment. leur chiffre croissant n'effrayait pas encore. les gouvernants. C'est dans la seconde moitié du XVIIIe siècle seulement que le nombre des mariages juifs en Alsace fut réglementé dans un sens restrictif par le bon plaisir royal, comme il devait l'être jusqu'à nos jours dans d'autres monarchies chrétiennes d'Europe (18).
Peut-être les petits groupes d'israélites disséminés par la province n'étaient-ils pas, après tout, aussi sensible que nous le pensons aujourd'hui, à ces restrictions multiples de leur liberté quotidienne, habitués qu'ils étaient, depuis des siècles, à des traitements encore plus barbare (19). Ils se plaignaient davantage, sans doute, de toutes les charges matérielles qu'on faisait peser en même temps sur leurs épaules.
En 1616, l'évêque Léopold autorisa le Magistrat de Saverne à prélever sur eux un droit de péage spécial, le Judenzoll. Chaque juif étranger voyageant sur le territoire épiscopal payait quatre pfennings s'il était à pied, six pfennings s'il était était à cheval, et s'il
couchait en ville, huit pfennings. Ceux qui étaient sujets de l'évêque ne versaient que la moitié de ce droit et les enfants au-dessous de dix ans ne payaient rien. Mais les jours de foire et de marché, - et c'était naturellement alors que leur trafic les amenait en ville, - les droits étaient doublés (20).
Tout israélite qui se retirait, en temps de guerre, à l'abri des murs, était obligé de verser cinq livres pour droit d'asile (Schutzgeld) ; en temps de paix le séjour clans la résidence épiscopale leur avait été d'abord interdit tout à fait. Mais en 1622, un juif fugitif d'Otterswiller ayant contribué vaillamment à la défense de la ville contre Mansfeld, obtint la permission d'y établir son domicile et dans la suite des guerres quelques-uns de ses coreligionnaires furent tolérés aussi comme utiles au service de la garnison. Seulement ils étaient tenus de loger dans une espèce de ghetto malpropre, le Judenhof, et devaient payer un abonnement annuel de neuf florins pour remplacer les droits de péage ordinaires. Une ordonnance de l'évêque François-Égon de Furstemberg, du 21 octobre 1669, les chassa de nouveau hors la ville et leur assigna comme résidence un faubourg entièrement dévasté pour s'y construire des maisons.
Pour que leur bétail fût admis au pâturage communal, chacun d'eux était de plus obligé de payer une taxe de deux florins, deux schellings et six deniers (21). Chaque année également; les juifs de la Régence étaient tenus de présenter, à titre de don gratuit, un beau cheval au grand écuyer de l'évêque (22).
Limitations d'habitation
Léopold-Guillaume, archiduc d'Autriche, évêque de Strasbourg (1600-1668) - source : BNF Gallica |
Quand l'évêché de Strasbourg fut revenu entre les mains de ses possesseurs légitimes, la situation des juifs n'y fut pas modifiée, et la Judenordung de l'évêque Léopold-Guillaume d'Autriche, du 3 mai 1658, ne diffère pas beaucoup de celle de son oncle l'archiduc Léopold. Il leur est permis d'avoir des synagogues, mais elles ne sont pas publiques, c'est-à-dire sans doute qu'on ne pourra reconnaître au dehors leur caractère d'édifice religieux ; pour se couvrir de leurs avances de fonds ils pourront occuper les champs et les immeubles chrétiens, mais ils devront s'en défaire dans l'année ; ils pourront se marier librement, mais les nouveaux époux ne pourront demeurer plus de six mois au domicile paternel ; ils pourront faire abattre du bétail, selon leur rituel, mais il leur est défendu d'en vendre la viande aux chrétiens (24), etc.
L'évêque François-Égon ne fit guère que confirmer les prescriptions de ses prédécesseurs par l'ordonnance du 22 février 1663, et Guillaume-Égon de Furstemberg en agit de même par celle du 26 août 1682 (25).
Après que la France se fût établie définitivement en Alsace, après la signature du. traité de Munster, on avait pu croire un instant que tous les israélites allaient être expulsés de ses nouveaux domaines. En effet, le 26 février 1651, le jeune Louis XIV écrivait à M. de Tiliadet, gouverneur de Brisach, la lettre suivante : "Ne désirant pas souffrir que les Juifs demeurent dans Brizac, non plus qu'aux autres lieux de mon royaume, à présent que cette ville est unie à ma couronne, je vous faicts cette lettre pour vous dire.... que je trouve bon que vous fassiez sortir de Brizac ceux qui y sont" (26). Probablement les seigneurs directs des communautés juives, désireux de ne pas perdre une partie de leurs revenus, firent des démarches auprès du gouvernement, au sujet de cette expulsion hors du royaume, car cet ordre ne paraît pas avoir été suivi d'effet. Peut-être les intéressés, eux-mêmes firent-ils des démarches analogues ; en tout cas, le 25 septembre 1657, survinrent des lettres patentes par lesquelles le roi les prenait sous sa protection (27), et cette protection les garantit encore en 1671, contre l'arrêté d'expulsion lancé contre eux par le duc de Mazarin, gouverneur de la province, pour des motifs que nous ignorons, mais qu'il est facile de deviner (28). A partir de ce moment les intendants, suivant les errements des anciens maîtres du pays, s'appliquèrent surtout à tirer autant de profit que possible de la présence de ces parias détestés.En 1672, nous. voyons l'adjudicataire général des douanes et fermes du roi en Alsace, maître Pierre Chermont, protester contre les taxes que certains gentilshommes et communautés faisaient payer à leurs juifs, "vu que la religion desdits Juifs n'est tolérée dans les pays que par autorité royale" Il se prétendait en conséquence frustré d'une partie de ses bénéfices, ces taxes rentrant désormais "dans sa ferme". Les seigneurs territoriaux et les villes impériables répondirent naturellement que, de temps immémorial, sous la Maison d'Autriche, puis sous celle des Bourbons, ils avaient paisiblement joui desdits revenus. Que fit alors l'intendant, M. Poncet de la Rivière, comte d'Ablis ? Par ordonnance du 19 août 1672, il enjoignit aux juifs d'Alsace de verser audit Chermont dix florins et demi par famille, pour droit de protection annuel, et de donner, comme par le passé, dix florins aux seigneurs particuliers pour droit d'habitation, de corvée, de pâture, etc. Il voulait bien défendre, en même temps, à qui que ce fût, de leur en réclamer davantage, à peine de trois cents livres d'amende (29).
Les juifs d'Alsace, accablés de la sorte, à l'improviste, d'un redoublement d'impôts, adressèrent une pressante supplique à M. de La Grange, le successeur de Pontet de la Rivière. Ils lui exposèrent que la taxe des dix florins et demi par famille, plus les dix florins à verser aux seigneurs, faisaient une somme annuelle de plus de deux mille livres (30) qu'ils ne sauraient réussir. En outre, le receveur des domaines royaux, M. Étienne Chaperon, exigeait d'eux un droit de péage corporel, chaque fois qu'ils sortaient de leur village pour trafiquer au dehors, et ce nouvel et très onéreux impôt, réclamé à neuf toutes les semaines (31), était de vingt sols pour un juif voyageant à. pied, de quarante sols pour ceux qui se servaient d'une monture.
Les pétitionnaires rappelaient que, pour se décharger de cette ancienne redevance onéreuse, ils avaient signé, le 4 juin 1663, avec les receveurs des domaines Barbant, Facio et Jacquemy, un engagement pour une somme de cent écus par an (32), et que, le 4 janvier 1664, ils avaient obtenu des nouveaux fermiers royaux, Materne et Dischinger, un autre contrat qui les libérait de tout autre droit à payer contre versement de 375 écus blancs pour trois années. Ces engagements avaient été repris et résumés dans un nouveau contrat du premier octobre 1668, signé par Barbant, Facio et Jacquemy, qui déclarait les juifs d'Alsace quittes de tous droits quelconques à leur égard contre un payement annuel de six cents livres. L'ordonnance de Poncet de la Rivière était donc abus d:e pouvoir manifeste. Néanmoins La Grange ne revint pas sur ce qu'avait décrété son prédécesseur ; il se contenta de déclarer les israélites alsaciens déchargés du péage corporel qu'on leur réclamait en sus, et fit défense aux commis de la ferme d'en exiger le payement à l'avenir (33).
Une fois le régime français partout établi, les israélites d'Alsace qui possédaient quelque fortune, - ils n'étaient pas nombreux -, trouvèrent aussi l'emploi de leurs facultés commerciales comme agents ou sous-fermiers des traitants. Pour la vente du sel et pour celle du fer, nous avons souvent rencontré des noms israélites parmi les représentants des fermes royales (34).
Une fois encore, vers la fin du siècle, et malgré la protection royale, les juifs d'Alsace, "qui n'y ont pas toujours été bien tranquilles, se sont vus au moment d'être expulsés, et le maréchal d'Huxelles en avait reçu les ordres après la paix de Ryswick et les aurait fait mettre à exéçution sans la guerre de Succeseion". Les services qu'ils rendirent alors pour l'approvisionnement des armées françaises leur valurent d'échapper à ce dernier danger, et le 31 janvier 1713 le chancelier, M. de Pontchartrain, informait les autorités de la province que Sa Majesté n'avait pas jugé à propos. de les obliger à en sortir (35).
Dans le comté de Hanau-Lichtenberg, un certain nombre de localités prélevaient également un droit de péage ou Tudenzoll particulier, en dehors du droit de protection (Schiringeld) que les juifs avaient à payer au seigneur. Pendant le XVIIe siècle, ce dernier droit avait été de dix thalers par tête de chef de famille. En 1701, des lettres royales. autorisèrent le comte Jean Regnard III d'exiger à l'avenir douze thalers par année de chacun des israélites établis sur ses domaines. Sans un certificat de l'autorité cémpétente, constatant que ce droit avait été versé à la caisse seigneuriale, nul d'entre eux ne pouvait s'établir dans un village du comté, où ils étaient d'ailleurs passablement nombreux (36).
Quant à la concession d'y tenir une auberge, d'y ouvrir un magasin ou d'y établir une boucherie, il fallait payer en sus une pareille faveur, et encore cette autorisation ne s'obtenait que rarement, à cause des protestations des concurrents chrétiens. Cette dernière prétention surtout des protégés juifs est une de celles qui provoquent le plus de récriminations de la part des paysans hanoviens ; dans une supplique de la communauté de Westhoffen, présentée à la Régence en 1639, elle déclare que depuis que les juifs profitent de leur trafic de bétail pour ouvrir des étaux de boucher, il n'y avait plus moyen d'avoir de véritable et bon boucher dans la localité (37). Nul doute que les merciers et les drapiers n'aient élevé les mêmes plaintes quand des magasins. de concurrents israélites s'ouvrirent un peu plus tard à Bouxwiller et en d'autres endroits du comté (38).
Dans la Haute Alsace
Mais c'est surtout dans la Haute Alsace que l'antipathie des catholiques contre les israélites était des plus prononcées, soit que le souvenir des atroces persécutions du XlVe siècle et des prouesses du féroce Bras-de-Cuir y fût resté vivant, soit que ces populations toutes agricoles y eussent été plus souvent exploitées par les marchands de bestiaux et les prêteurs sur gage qui venaient assister aux foires et fréquenter les marchés du Sundgau (39). Magistrats, et particuliers leur témoignaient une égale rigueur (40).
On en peut citer de curieux exemples. En 1669, un juif de Soultz, protégé payant de l'évêque, voulut échanger de gré à gré sa maison contre celle d'un autre habitant de la petite ville, transaction particulière qui ne regardait personne et que le bailli approuva sans aucun scrupule; Mais le Magistrat protesta pour le motif que le nouvel immeuble était situé dans le voisinage de l'église paroissiale et qu'il serait indécent de faire passer le viatique devant la maison d'un juif, quand on le porterait aux malades. La Régence épiscopale elle-même trouva l'argument peu topique et repoussa la demande des protestataires. Mais le Magistrat s'adresse alors directement à l'intendant d'Alsace et lui expose que le nombre des juifs augmente sans cesse, qu'il dépassera bientôt celui des chrétiens (41) et qu'il fallait aviser au plus vite. La Grange apaisa leur courroux en leur promettant de fixer par un règlement le chiffre maximum de ceux qui pourraient s'établir dans leur inhospitalière cité (42).
L'ordonnance du 26 novembre 1690, par le même La Grange, et les allégations, certainement exagérées, qui lui servent de considérants, montrent aussi combien les haines antisémitiques, calculées ou naïves, couvaient dans les populations de la Haute Alsace. Ce document reproche aux juifs de choisir précisément les dimanches et les jours de fêtes solennelles pour arriver dans les villes et les villages afin d'y trafiquer, détournant ainsi les paroissiens du service divin, "et même avec grand scandale, comme ils ont fait à Rouffach, le jour de la Fête-Dieu... prenant plaisir à mépriser les saintes cérémonies de l'Église, ne voulant reconnaître aucune fête que leur Sabbat, à quoi il est nécessaire de pourvoir pour la gloire de Dieu". Défense était faite par conséquent aux brocanteurs et aux marchands de bestiaux de se transporter dans les bourgs ou villages pour y faire leur négoce, les dimanches et jours de fête, à peine de cent livres d'amende (43).
Strasbourg et les communes environnantes
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Les israélites des régions environnantes imaginèrent alors d'organiser un marché en dehors des remparts, devant la porte des Bouchers, où il se rencontreraient d'une part avec les paysans, d'autre part avec les bourgeois et trafiqueraient, sans payer de droit d'entrée ni d'octroi, soit du bétail, soit des étoffes ; ils firent en effet de la sorte une assez rude concurrence aux drapiers et aux bouchers de la ville et amenèrent une hausse sensible sur le prix de la viande. Une nouvelle ordonnance du Conseil défendit alors à tous les sujets de la République de s'engager dans un trafic pareil et d'acheter du bétail aux juifs ; ceux qui dénonceraient les gens coupables à l'avenir de pareille désobéissance, toucheraient une part de l'amende imposée aux délinquants. Quant aux chevaux, défense de les. mettre en vente ailleurs qu'au Marché-aux-Chevaux, dans l'intérieur de la ville; Le seul apport d'objets en .or et en argent restait autorisé comme par le passé (44).
La mesure ne fut pas aussi efficace qu'on l'avait espéré. Le Magistrat constata bientôt, avec une douloureuse indignation, que ses concitoyens, empêchés de se réunir sous les remparts même de Strasbourg pour commercer avec les enfants d'Israël, allaient les trouver dans les villages voisins, non soumis à son autorité. Là, ils pouvaient non seulement trafiquer tout à. leur aise, mais aussi contracter des emprunts usuraires. Afin de mettre fin à ces agissements, le Conseil déclara, le 12 octobre 1661, que tout contrat signé avec un juif serait regardé comme absolument nul en justice, que tous les citoyens qui n'observeraient pas cette défense seraient expulsés de la ville et que toute propriété quelconque, acquise par un juif sur son territoire, serait confisquée au profit de l'État.
Ces mesures draconiennes ne laissèrent pas d'impressionner l'opinion publique et, à partir de ce moment, les rapports commerciaux de Strasbourg avec les juifs d'Alsace furent réduits à bien peu de chose, surtout après 1681; la paix régnant désormais à l'intérieur des frontières, les brocanteurs israélites n'eurent plus de butin de guerre à placer chez les orfèvres de la ville, et ils venaient y chercher surtout la défroque des bourgeois pour la revendre dans les campagnes. Pour la fin du XVIle et presque tout le XVIII° siècle, le marchand d'habits, le Kleiderjud,‑ fut le seul représentant, - ou à peu près - de sa race qui pénétrât dans l'enceinte de la ville libre, afin de circuler dans les rues, au cri de "Nix ze handle ? " qui n'a cessé d'y être proféré qu'après le milieu du siècle actuel (45). Quand ces petits brocanteurs établis dans les villages voisins de Hœnheim, Bischheim, Wolfisheim, etc.(46), apparaissaient à Strasbourg, ce n'était jamais que pour quelques heures, et chaque soir, du haut de la plate-forme de la Cathédrale, les gardiens de la tour sonnaient les deux trompes massives en fer forgé (Kraeusselhoerner) qui les invitaient à quitter au plus vite l'enceinte de la cité. Conservées comme reliques historiques depuis 1789 et retirées des décombres du Temple-Neuf après le bombardement de 1870, elles ont été déposées à la nouvelle bibliothèque municipale de Strasbourg (47).
Conversions
Si les israélites étaient ainsi tenus à l'écart dans un sentiment assez complexe de crainte méprisante et dé jalousie; né d'une rancune religieuse atavique, en même temps qu'hommage involontaire rendu à leur habileté professionnelle; si dans certaines localités on allait jusqu'à mettre le contact avec leurs personnes sur la même ligne que le contact avec le bourreau, défendant aux gens de métier de travailler chez eux (48), il ne semble pas cependant qu'on les ait directement persécutés, pour motif de croyances religieuses (49).
Sans doute, c'était une grande satisfaction pour le clergé catholique et pour le clergé luthérien quand il pouvait ramener au bercail un des enfants perdus d'Israël, et ces baptêmes se célébraient toujours avec une pompe spéciale et sous les auspices des parrains les plus haut placés qu'on pût procurer aux néophytes. C'est ainsi qu'en décembre 1653, deux juifs sont baptisés à Colmar par le pasteur Haas, ayant le stettmeistre et l'obristmeistre de la ville comme garants de leur foi, nouvelles (50). C'est ainsi qu'un autre israélite, passé au catholicisme vers la même époque, devint après sa conversion, avocat au Conseil souverain, puis bailli de Sainte-Croix, et son fils, Jean-Georges du Vallier, fut même le premier préteur royal de Colmar (51).
A Strasbourg; le chroniqueur Walter ne manque pas de noter, avec une satisfaction visible, que dans les six premiers mois de l'année 1674, quatre conversions juives ont été opérées, et que le stettmeistre M. de Kippenheim, les ammeistres Dominique Dietrich et Brackenhoffer et le comte de Hohenlohe ont figuré comme parrains à la Cathédrale et à Saint-Pierre-le-Jeune (52).
Parfois ces convertis semblent avoir été des aventuriers, spéculant sur la naïveté de ceux qui dirigeaient: leur conversion; dans le Journal de Dom Bernard de Ferrette, chanoine de Murbach, il est question par exemple, du baptême d'un nommé Dreyfus et de sa femme, qui eut lieu en 1692, et l'auteur ajoute assez naïvement : "Chose rare, ce converti persévéra jusqu'à la fin" (53). De même, après la mention du baptême d'un juif d'Uffloltz, célébré en janvier 1697, il écrit : "Le sort de ce néophyte ne fut pas heureux."
Couple juif d'Alsace en habits de Shabath au 17ème siècle peinture à l'aquarelle de Martine Weyl |
La vie des communautés juives
Les seigneurs territoriaux avaient abandonné de tout temps. l'organisation religieuse et la discipline intérieure des communautés juives aux rabbins qui en étaient à la fois les prêtres, les administrateurs et les juges. Eux-mêmes étaient nommés par le pouvoir civil ; mais, une fois installés, leur autorité sur les coreligionnaires semble avoir été considérable, sinon absolue. Pour les israélites de l'évêché de Strasbourg le siège du tribunal rabbinique était à Mutzig ; le rabbin de cette communauté connaissait de toutes les affaires contentieuses de juif à juif. Néanmoins il était permis au demandeur d'introduire, s'il le préférait, son instance devant le juge ordinaire du lieu. En tout état de cause, quand l'affaire était pendante entre .israélites seulement, le différend devait être tranché, même devant le conseil de Régence, d'après les seules lois mosaïques (56).
Le comte de Ribeaupierre nommait également un "préposé des Juifs pour la ville et le comté de Ribeaupierre" (57). La ville de 'Strasbourg, si hostile aux israélites, n'en réclamait pas moins le droit de désigner un rabbin à ceux d'entre eux qui habitaient les bailliages ruraux de la République (58).
Les documents nous manquent absolument pour parler ici de la vie intérieure du judaïsme. alsacien à cette époque, des idées et des rêves religieux qui peuvent avoir préoccupé au XVIIe siècle les esprits de ce groupe si misérable et si peu nombreux. La singulière notice que nous trouvons dans la Chronique de Guebwiller, à l'année 1666, sur l'attente générale de la venue du Messie et les achats de coraux faits partout par les juifs pour en tapisser la demeure de l'Oint du Seigneur, parait s'appliquer aux israélites des cantons helvétiques plutôt qu'à ceux de la province (59).
Après les réunions prononcées par le Conseil souverain en 1680, le gouvernement français voulut, annuler ces difféirentes autorités locales ou du moins les soumettre à une autorité centrale, pour diriger plus facilement ces petites agglomérations juives éparses dans la province. Par lettres patentes du 21 mai 1681, Louis XIV conféra à Aaron Wormser, natif de Metz (60), le titre de rabbin des Juifs de la Haute et Basse Alsace. Le Conseil souverain enjoignit au nouveau fonctionnaire, par arrêt du 25 juin de la même année, d'établir son domicile dans la Ville-Neuve-de-Saint-Louis-les-Brisach, et "d'y faire les exercices de la religion des Juifs" dans une maison à lui désignée par deux des conseillers (61).
L'autorité de ce nouveau grand rabbin d'Alsace fut d'ailleurs longtemps combattue par les communautés juives elles-mêmes, peu disposées à abdiquer leur autonomie locale. Il y eut, de 1702 à 1704, de nombreuses contestations entre l'un dess successeurs de Wormser, nommé Samuel Lévy, établi à Colmar, et certaines de ses ouailles Il se plaignit au. Conseil souverain de ce que certaines gens, bien que juifs, refusaient de lui obéir et lui disaient en face qu'ils n'accepteraient jamais d'être corrigés par lui ; quelques-uns l'avaient même menacé de mauvais traitements s'il essayait de le faire. Pour mieux gagner l'oreille des juges, Samuel Lévy ajoutait que, parmi ces mécréants, "il y en avait d'assez hardis pour lui soutenir qu'il suffisait d'être juif pour impunément exiger des intérêts outrés et user de surprise avec les autres nations", et qu'ils avaient tenu "d'autres discours qui mériteraient punition exemplaire". Par un arrêt du 2 décembre 1704 le Conseil souverain lui reconnut le droit de mettre au ban de la Synagogue tous ses coreligionnaires d'Alsace qui se montreraient récalcitrants à son égard (62).
Parmi les quelques lignes que l'intendant La Grange consacre aux israélites d'Alsace et qui, sans être sympathiques, sont au moins suffisamment impartiales, je relève les dernières, qui les défendent, sans intention directe et, par cela même, d'une façon plus efficace, contre l'accusation si fréquemment répétée depuis, qu'ils appauvrissaient les populations au milieu desquelles ils étaient établis. "Ils prêtent à usure, dit le Mémoire, prennent des denrées et autres marchandises en payement, et il n'y a rien où ils ne trouvent quelque tempérament pour leur commerce, qui cependant ne leur produit pas considérablement. Car il n'y en a que très peu qui soient a leur aise et aucun qu'on puisse dire riche" (63).