LE JUDAISME EN LORRAINE
à l'occasion du bi-centenaire du rattachement à la France de la Lorraine et du Barrois
par Roger BERG
Extrait du Bulletin de nos Communautés 1966

Michel Godechaux

La Lorraine fut, avant la Corse, l'avant-dernière province à être réunie à la nation française. Mais elle n'en était pas moins française, de coeur et de langue, depuis fort longtemps. Elle comprenait depuis des siècles une population juive, comme l'atteste pour ne pas remonter plus haut la vie, passée en grande partie à Metz, de Rabbénou Gerchom, surnommé "la lumière de l'exil, qui au dixième siècle, fut considéré comme une des plus grandes autorités spirituelles du judaïsme. A la suite de diverses péripéties, semblables à celles que connurent les Israélites du Royaume de France, les juifs furent autorisés en 1753 à résider dans les Etats de Stanislas, beau-père de Louis XV, ancien roi de Pologne, devenu duc de Lorraine et de Bar. La Communauté était répartie sur tout le territoire du duché, sans compter la ville de Metz, antique citadelle de la foi. Trois syndics se trouvaient à sa tête, Salomon Alcan, Isaac Behr et Michel Godechaux.

Le fils d'Isaac Behr, Beer Isaac Beer, joua un rôle éminent dans l'émancipation des Juifs de France. Il avait été désigné pour prendre la tête d'une délégation des Juifs d'Alsace et de Lorraine et, à ce titre, prit la parole devant l'Assemblée constituante le 14 septembre 1789. La discussion fut âpre et, malgré l'intervention de l'abbé Grégoire, curé d'Emberménil et délégué du clergé lorrain, La Fare, évêque de Nancy, ne put s'empêcher de proclamer, lié par les conclusions du cahier de son ordre : "Pour être juste, je dois dire que les Juifs ont rendu de grands services à la Lorraine et surtout à la ville de Nancy, mais il est des situations impérieuses."

L'Abbé Grégoire
Les déclarations de Beer Isaac Beer portèrent leurs fruits et, comme nul ne l'ignore, l'Assemblée Nationale, par un vote du 28 septembre 1791, révoquait "'tous ajournements, réserves et exceptions insérés dans les précédents décrets relativement aux individus juifs". Un autre décret du même jour avait beau restreindre leur activité économique. Une lettre du nancéien Bing illustre l'état d'esprit de ses coreligionnaires : "J'ai perdu les deux tiers de ma fortune et il ne me reste plus beaucoup de choses. Mais aussi je ne regrette pas cette perte, puisque je suis, à présent, citoyen français et vrai républicain. Et quand il ne me resterait plus que cela, je suis riche assez."

Viennent, dans la suite des temps, les années napoléoniennes, celles où l'Empereur convoque à Paris une assemblée des notables israélites, en 1808. Beer Isaac Beer figure dans la députation du département de la Meurthe et, à l'élection du président, réunit 32 voix sur son nom contre 62 à Furtado, un bordelais, son concurrent plus heureux.

Après la tenue, en 1808, d'un Grand Sanhédrin de l'Empire, un décret du 11 décembre crée l'organisation du culte israélite. Metz et Nancy deviennent chefs-lieux de Consistoires, ces institutions destinées à mettre en place les lieux de culte et leurs chefs spirituels. Le Consistoire Central organise un recensement des Juifs de la France de 1809, élargie jusqu'aux Bouches du Rhin et des Bouches du Pô. On y lit : "la ci-devant Communauté de Lorraine et des Trois Evêchés (Metz, Toul et Verdun) comprend 38 propriétaires, 117 militaires, 406 enfants voués aux travaux utiles, aux arts et aux sciences et fréquentant les écoles publiques, 13 fabricants" sur une population totale de 10.638 âmes, comprenant les Israélites des Ardennes, de la Haute-Marne et du Doubs.

La lettre de Beer Isaac Beer célébrant le décret d'émancipation
Un événement capital de l'histoire du judaïsme français se produit, à la signature, le 21 août 1829, par La Bourdonnais, ministre de l'Intérieur, d'un arrêté autorisant, à la demande du Consistoire Central, l'établissement à Metz d'une école centrale rabbinique, une institution destinée à donner aux rabbins une formation à la fois religieuse et profane. Le budget de 1831 mettait les frais annuels d'entretien de l'Ecole à la charge du budget de l'Etat : la subvention était cependant bien mince : 8.500 F. Tous les élèves étaient alors Lorrains, à l'exception de Lazare Wogue, le futur traducteur du Pentateuque.

Le nombre et la valeur des élèves, venus d'un peu partout, ne cessèrent de croître et on se demanda si l'Ecole rabbinique pouvait demeurer à Metz, dans une ville certes de vieille tradition juive, mais sans appareil universitaire. Adolphe Franck et Salomon Munk firent rapport au Consistoire Central, en 1840, sur la situation matérielle et pédagogique de l'institution. Allait-on la transférer à Paris, la décentraliser en créant une autre école à Alger ?

Mais Faye, recteur de l'Académie de Nancy, tenait à son idée de posséder, au chef-lieu du département de la Meurthe, ville universitaire, une école rabbinique. "Si l'école rabbinique, écrivait-il au ministre de l'Instruction Publique, était transférée de Metz à Paris, il en résulterait un dommage pour mon Académie et plus particulièrement pour nos facultés, car le Consistoire de Nancy, frappé de l'avantage que la présence de ces facultés procurerait à l'Ecole rabbinique, avait conçu le projet de solliciter la translation de cette Ecole dans notre ville." Le Recteur exposait les motifs qui, primitivement, avaient donné à là Lorraine la préférence pour l'établissement de l'unique école rabbinique en France. A l'importance des communautés juives dans l'Est s'ajoutait à ses yeux l'avantage de mettre les élèves de l'école au contact de l'influence française, à Nancy, où peut se réaliser "le contact si désiré de l'Orient et de l'Europe israélite".

Yom Kipour à la bataille de Metz (1870)
gravure de Hermann Junker (détail)
Peine perdue. L'école rabbinique fut transférée à Paris en 1859. Les élèves lorrains ne continuèrent pas moins d'y venir étudier, Alfred Lévy, futur grand-rabbin de France, Arsène Darmesteter, Raphaël Lévy, Mayer Lambert, le réputé grammairien, Jules Wolff, le traducteur de Maïmonide, Salomon Carpe, l'historien de la littérature yddisch, et Jacques Kahn, mort en déportation. Des noms déjà cités, retenons celui d'Adolphe Franck, membre de l'Académie des sciences morales et politiques, vice-président du Consistoire Central en 1848, auteur d'un ouvrage sur la Kabbale qui devait être traduit en hébreu et en allemand, celui d'Arsène Darmesteter et de son frère James, nés tous deux à Château-Salins, écrivains de renom auxquels l'étude de Rachi et de Gloses, de même que celle des prophètes d'Israël, doivent tant.

André Spire est né à Nancy en 1868 et il peut aujourd'hui, à la veille de célébrer son 98e anniversaire, contempler son œuvre en prose et en vers, une oeuvre qui enfonce ses racines dans sa province natale. N'est-ce pas lui, le patriarche des écrivains juifs d'expression française, qui a décrit les israélites lorrains du milieu du 19e siècle avec le plus grand bonheur ? "Il y avait alors, écrit-il, dans la plupart des villages et des bourgs lorrains des communautés juives groupées autour d'une petite synagogue ou d'un oratoire. A part leur religion qu'ils exerçaient avec plus de soin, de ferveur et les prescriptions alimentaires qu'ils n'avaient pas encore pris le parti de négliger, ils ne se distinguaient guère des autres Lorrains, ni par le costume, ni par les mœurs. Ils parlaient le patois lorrain et, quand ils parlaient le français, leur accent n'était ni plus traînant ni plus nasal que celui de leurs compatriotes."
Le poète de Et vous riez ! voit dans les Juifs lorrains des citoyens français exerçant une religion de minorité, unies de coeur et d'âme à leur pays.

François Jacob
Ils le servirent leur pays, dans les manufactures, dans les arts, dans les lettres, avec Gustave Kahn, l'inventeur du vers libre, l'écrivain des Contes juifs, dans les sciences avec Gabriel Lippmann, prix Nobel de physique, avec François Jacob, né à Nancy, récent prix Nobel de médecine, avec le géographe Paul Heilbronner, avec Henri Beer, le théoricien de la synthèse historique, avec l'historien Bertrand Auerbach, avec l'économiste Alphonse Neymarck, qui inventa en 1914 les Bons du Trésor. Ils servirent la France, ils suivirent la France lorsqu'en 1871 le traité de Francfort coupa la Lorraine en deux.

Nombre de Juifs de la région de la Moselle annexée quittèrent la terre natale pour s'installer en France. Le grand rabbin Benjamin Lippmann avait donné l'exemple lorsque, quittant Metz pour Lille, il cita les paroles de Jérémie : "Contribuez au bien-être et à la paix de la ville qui vous reçoit... mais n'oubliez jamais votre ancienne patrie." On n'oublia jamais la France à Metz, où les sermons du vendredi soir et des grandes fêtes juives continuaient à se faire en français.

1918 ramena à la mère-patrie les terres provisoirement perdues. Le grand rabbin Israël Lévi pouvait écrire : "Si la France ne s'était jamais consolée de la perte des deux provinces de l'Est qui étaient son orgueil, que dire du judaïsme français dont l'immense majorité des fidèles est issue de l'Alsace et de la Lorraine : Béni soit le Seigneur qui nous a laissé vivre assez longtemps pour vivre ce beau jour."

Nous l'avons vécu ainsi que les jours suivants jusqu'en 1939. Des Israélites chassés d'Europe Orientale venaient s'installer en Lorraine. D'autres, comme Aryé Sternfeld, le premier à avoir mis sur orbite un satellite artificiel de la terre, vinrent à Nancy faire leurs études.

En juin 1940, il fallut abandonner la ligne Maginot. Le judaïsme mosellan fut évacué dans le Sud-Ouest de la France. La persécution raciale décima les communautés restées en place. Les Israélites repliés étaient victimes des rafles. Ils allaient mourir par le feu, comme ces enfants à Oradour-sur-Glane, par l'eau, comme ces juifs lorrains, noyés dans un puits à Savigny-en-Septaine, par la fusillade, comme ces Lorrains qui avaient cru trouver à Bourg-en Bresse une sécurité peu compatible avec la "solution finale". Trois rabbins en poste en Lorraine périrent à Auschwitz avec leurs fidèles ainsi que six ministres officiants. Synagogues et cimetières juifs ne furent pas épargnés par la fureur nazie.

En 1945, pour la seconde fois en un tiers de siècle, les Juifs lorrains revinrent au sol natal. Les synagogues se reconstruisent dans les centres les plus importants. Les rapatriés d'Afrique du Nord viennent renforcer les rangs de leurs fidèles.

Deux cents ans d'histoire du judaïsme en France sur le sol de Lorraine s'achève. Deux cents ans d'une vie religieuse, qui a concouru tant à l'illustration de la vie régionale qu'à celle de la vie nationale. Mais l'histoire n'est pas achevée. L'exemple du passé montre et aux survivants de la tourmente d'hier et aux jeunes impatients d'activité spirituelle et sociale, que le judaïsme lorrain est capable de porter encore d'autres fruits, tout aussi vigoureux que ceux qu'a donné cet arbre solide, dont les racines s'enfoncent dans les siècles.


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