Sa famille
Paris, un rêve fou
Les Schwob se sont installée à Bâle, sans doute après
l'annexion de l'Alsace par l'Allemagne, et le père
qui était est un marchand de peaux et de cuirs en Alsace, s'adonne
désormais à divers négoces, qui assurent à la
famille une certaine aisance.
Mais Johanna, l'aînée des enfants d'Aaron et d'Henriette
ne rêve que de Paris. Ses deux demi-frères, Armand
et Abraham sont installés
dans la capitale française, où ils ont ouvert un grand magasin
d'horlogerie boulevard de Bonne Nouvelle.
Elle leur écrit des lettres dans lesquelles elle les supplie de la
faire venir dans la capitale française. Mais à l'époque,
le seul moyen pour une jeune fille de quitter sa famille, c'est de trouver
un mari.
Les deux frères vont donc lui chercher un parti, réalisant au
passage une de ces "affaires" dont ils ont le secret…
Ils connaissent à Paris l'un de leurs compatriotes, Raphaël Lévy originaire de Marckolsheim. Après avoir travaillé à son arrivée comme comptable chez les frères Franck ses cousins de Strasbourg, il est devenu lui-même un riche homme d'affaires, exportant des marchandises en Amérique du sud et aux Philippines.
Mariage avec Raphaël Lévy
La famille Lévy recherche une alliance intéressante avec la famille Schwob, qui a justement une fille à marier, Jeanne, 20 ans. Il ne s’agit pas d’un mariage d’amour. On présente d’abord à Jeanne Charles, qu’elle refuse, puis Raphaël, qu’elle accepte. Raphaël, qui s’honore d’avoir promis à chacune de ses trois sœurs une dot de 4000 francs, s’attend apparemment à recevoir quant à lui, pour prix de son mariage avec Jeanne, une dot de 200 000 francs (1) mais n’en reçoit qu’une partie, très insuffisante à ses yeux. Le mariage aura lieu à Bâle le 24 octobre 1887. Les premiers mois de cette union sont loin de se dérouler en fastes et en voyages. Six semaines après le mariage, le différend financier entre les familles éclate et Raphaël a déjà pris en grippe sa jeune épouse qu’il retient, comme il le dit lui-même, en otage en attendant le pactole attendu. La situation entre les époux et les persécutions infligées par Raphaël à Jeanne empirent de telle sorte que Jeanne décide, deux ans plus tard, de quitter le domicile conjugal et de demander le divorce.
Raphaël et son frère Charles sont condamnés en Correctionnelle, pour diffamation et injures publiques envers le père de Jeanne, Aron Schwob, et envers ses frères, Abraham et Armand (jugement confirmé en appel) à des amendes et dommages-intérêts, ainsi qu’aux dépens. Jeanne, quant à elle, obtient le divorce à son profit et des réparations, ainsi qu’une pension alimentaire en l’attente de la liquidation de la communauté.
Qu'est devenue Jeanne ?
Les trois filles de Jeanne : Germaine (à g.), Denise et Irène |
Jeanne à la fête foraine avec trois de ses petits-enfants : Jacques, Jean-Claude et Danielle (vers 1935) |
4 générations : Jeanne (à dr.) avec sa fille Germaine, et son petit-fils Jacques qui porte sa fille dans ses bras, en 1949. |
4 générations de femmes: Jeanne (à g.) avec sa fille Germaine,sa petite-fille Nicole qui porte sa fille Marion dans ses bras (fin des années 1950). |
Mariage avec Jules Cordon
On retrouve Jeanne à Paris en 1896, à l'occasion de son
mariage avec Jules Cordon. Elle a déjà trente ans, il est un
peu plus jeune qu'elle. Elle l'a connu comme directeur des affaires
des frères Schwob. Ceux-ci ont dû exercer leur influence pour
qu'il épouse leur soeur, qui était difficile à remarier.
De l'avis général, il s'agit d'un fort brave
homme.
Caroline
Weill-Giès le décrit ainsi :
Quant à mon arrière-grand-père, un négociant jovial
et catholique, rond et autoritaire, portant allègrement une épaisse
moustache noire, arriviste arrivé, décoré de la légion
d'honneur, c'était un homme d'entreprise, parti de rien
: Jules Cordon, issue d'une longue lignée d'ouvriers agricoles et de
femmes à tout faire, montés de Normandie à Paris à
la faveur d'un emploi quelconque, s'était fait tout seul. Il a commencé
dans le cuir, a ouvert un commerce de bibelots et de bijoux de pacotille …
Un rêveur, aussi, qui déposa un jour un brevet pour la fabrication
d'émeraudes synthétiques, qui resta sans lendemain. Ma
grand-mère l'adorait et déplore, dans son journal, son incapacité
dans les affaires.
Jeanne et Jules auront trois filles. L'une épousera un juif, la deuxième un protestant, et la troisième un catholique ! Les enfants reçoivent une éducation soignée, elles fréquentent un "cours" où l'on leur enseigne surtout les langues étrangères, la musique et les bonnes manières. A la maison, leur gouvernante "Fräulein" ne leur parle qu'en allemand.
L'aînée, Germaine, épousera André Weill,
originaire de Colmar,
le 15 juin 1921. André Weill vivait à New York pendant la première
guerre mondiale. Engagé volontaire alsacien-lorrain, on l'avait
affecté à des services qu'avait sur place l'armée
française, et il avait établi des relations d'affaires
avec les militaires. Il avait rencontré, à l'occasion
d'une livraison de cuirs et peaux sur un bateau qui le ramenait en France,
le capitaine Cordon, qui lui aussi s'occupait d'intendance, ce
qui lui valut la légion d'honneur. Celui-ci flaira le bon parti, vanta
le premier prix de piano que son aînée venait de remporter au
Conservatoire de Paris, alors dirigé par Gabriel Fauré.
Germaine va donc connaître un processus de re-judaïsation : en
effet, son époux est un juif pratiquant, qui siègera consistoire
israélite de Paris puis sera président de la synagogue de Neuilly.
Cette union la contraindra à renoncer à son ambition de devenir
une grande concertiste, car son mari ne lui permet pas de continuer sa carrière.
Ils auront quatre enfants : Danielle, qui prendra le nom de Danielle
Hunebelle, grand reporter ; Nicole, qui épousera un pasteur protestant
; Jacques, qui transmettra
le judaïsme à ses enfants ; et Monique décédée
prématurément à l'âge de 28 ans.
Le couple sera peu heureux et se séparera au début de la seconde
guerre mondiale, mais il ne divorcera pas.
La deuxième fille, Denise Schalburg, divorcera rapidement de son mari
après avoir eu un fils, Jean-Claude (1922-2017). Elle dirigera la maison
de couture qu'elle a fondée rue Royale, pendant toute sa vie.
Sans doute est-ce l'élégance, voire la coquetterie de sa mère
qui lui ont inspiré sa vocation.
Irène, la troisième, épousera Jean
Luce, un artiste céramiste et verrier, qui ouvrira la Maison Jean
Luce, rue de la Boétie, un magasin renommé dans les services
de table. Ils auront deux filles : Françoise et Martine.
Les trois filles exerceront donc des professions artistiques : l'aînée
est musicienne, la cadette créatrice de mode, et la troisième,
qui travaillera avec son mari, s'adonne aux arts de la table.
Trois de ses petits-enfants joueront un rôle important dans la Résistance
pendant la seconde guerre mondiale : Jacques et Nicole Weill, et Jean-Claude
Schalburg.
Jeanne toujours coquette, interdira à ses petits-enfants de l'appeler
"Grand-mère" ; ils devront s'adresser à elle sous le nom
de "Tante Jeanne". Toutefois, quand naîtra la génération
suivante, elle sera, nommée par tous "Grand maman". Malgré son
désir d'être une "vraie parisienne", elle ne perdra
jamais son accent alsacien.
Jules Cordon décèdera en 1930 à la suite d'une crise d'apoplexie, et dès lors Jeanne se retirera du monde.
Après son veuvage
Voici comment Danielle Hunebelle décrit sa grand-mère dans
les années 30 : "…La grand-mère de
Danielle ne faisait rien, ce qui s'appelle rien. Quand son parmi mourut
("Ne vend jamais les De Beers !" (2) avaient été
ses dernières paroles), il fallut lui apprendre à mettre une
lettre à la poste… Assise droite comme un I dans son fauteuil
en tapisserie, un ruban de taffetas noir autour de son cou ridé, les
cheveux ondulés admirablement coiffés, elle semblait sortie
d'une tabatière du Grand Siècle. Elle vécut ainsi,
sans rien faire pour personne, pendant près de cent ans.
De temps en temps on envoyait Danielle passer la nuit chez elle, dans son
appartement de la rue Poussin. Pour distraire l'enfant, la vieille dame
ressortait des écrins à bijoux et faisait ruisseler entre ses
doigts manucurés une rivière de diamants et des pierres précieuses
éblouissantes (3). Puis elle donnait à la
petite du chocolat chaud.
Le moment que guettait Danielle, c'était quand elle allait au
lit, coiffée de son bonnet en dentelle. L'enfant prétextait
un devoir à finir ou une leçon à préparer, et
se précipitait alors vers les rayons de la bibliothèque. Elle
savait où trouver la rangée des Œuvres Libres – le
fruit défendu -, une collection vouée à l'adultère
et au libertinage (4).
Jeanne est restée à Paris pendant la seconde guerre mondiale ; elle n'a pas été inquiétée grâce à son nom "français" et à celui de ses deux plus jeunes filles.
Caroline Weill-Giès, son arrière-petite-fille évoque
ainsi ses dernières années : "[Ma grand-mère
et moi] nous enfilions nos manteaux pour nous rendre rue la Fontaine, chercher
"Grand-maman", pour le déjeuner. A travers les jolies rues
d'Auteuil et de Passy, à petits pas, la minuscule vieille dame
en voilette trottinait aux bras de sa fille, à peine courbée,
impeccable dans ses étroits tailleurs noirs dont la tournure évoquait
la Belle Epoque, un ruban de velours noir orné d'un camée
enserrant son cou maigre ; à peine arrivée, elle s'installait
pour déjeuner. Le menu était toujours le même : poulet
bouilli, légumes à l'eau, pommes cuites en dessert ; puis
Grand-maman gagnait péniblement la bergère qui lui était
réservée, allongeait la jambe pour poser ses bottines sur un
petit banc recouvert de tapisserie, sortait solennellement de son réticule
une bonbonnière en argent, et nous offrait une pastille Vichy avant
de s'endormir en ronflotant doucement.
[...] Ce qui est sûr, c'est la coquetterie : elle était à
tout âge d'une minceur exemplaire, attentive avant tout à
sa toilette et à son apparence. On raconte qu'elle prenait des
bains de lait d'ânesse. Pour les toilettes et les parfums, elle
ne croyait qu'en Dior. Sur les photos, tout comme sur le portrait de
sa sœur (celle dont on disait qu'elle avait été la maîtresse
d'un prince de Monaco) elle a l'air impériale et pincée.
A cette époque elle habitait rue La Fontaine dans le 16ème
arrondissement, dans un proche voisinage de ses trois filles, qui ont donc
pu prendre soin d'elle jusqu'à la fin de sa vie.
Jeanne a quitté ce monde à la veille de ses cent ans.
Pour conclure
Doit-on penser que Jeanne, qui "ne faisait rien, ce qui s'appelle
rien" a mené une vie inutile ? Je ne le crois pas. D'abord parce
qu'elle est un exemple typique de ces juifs de la fin du 19ème
siècle pour qui la fuite de la toute petite-bourgeoisie alsacienne,
dans le but de s'assimiler à la culture française était
la meilleure forme d'ascension sociale... c'est l'époque de Marcel
Proust. Elle a réussi dans cette démarche, même si celle-ci
peut paraître contestable à nos yeux du 21ème siècle.
Pour cela elle a pris le risque de venir vivre à Paris, et elle a fait preuve de courage et de détermination, en portant plainte contre un époux brutal et malveillant, chose rare en son temps. Puis elle a réussi
à mener une vie honorable avec son second mari.
D'autre part, elle est à l'origine d'une nombreuse
descendance qui compte des personnalités remarquables, chacune dans
son domaine et suivant sa voie.
Enfin, si Jeanne n'avait pas existé, il est fort possible que
le site du judaïsme d'Alsace
et de Lorraine, sur lequel figure la présente page, n'aurait
pas existé lui non plus…