Le 2 avril 1947, à l’invitation de l’Association Chema Israël (1), André Neher fait à Paris une conférence : Situation actuelle de la critique biblique. C’est une reprise marquante de grandes conférences religieuses à Paris, où les premiers mois de la "reconstruction" d’après la guerre n’avaient guère donné lieu à des rencontres de ce genre. Les rares grandes manifestations étaient plutôt consacrées à des thèmes d’actualité : le retour (ou le non-retour) des déportés, leur volonté d’aller en Palestine, l’obstruction des Anglais, le drame de l’Exodus, etc.
Une assistance nombreuse prend place dans la grande salle de conférence de la synagogue de la rue de la Victoire. Renée Bernheim y est présente. À cette époque, elle enseigne le français-latin-grec à l’école Maïmonide et est en même temps l’adjointe du rabbin René Kapel (2), aumônier de la jeunesse juive. Elle assure la direction des publications de l’Aumônerie, dont le journal pour enfants L’Arche de Noé. Elle écrit elle-même une grande partie des articles et contes publiés. En contact avec les équipes dirigeantes des mouvements de jeunesse juive en voie de reconstitution, elle est, avec le rabbin Kapel, invitée à une réunion des responsables des mouvements de jeunesse que le président du Consistoire, Léon Meiss, réunit chez lui à l’occasion du très bref séjour à Paris d’André Neher. Celui-ci est, dès cette époque, le jeune "maître" très écouté du Mercaz Ha-noar
de Strasbourg (3) et du mouvement de jeunesse juif orthodoxe Yechouroun.
Deux mois après cette première rencontre chez Léon Meiss, André Neher trouve le courage d’écrire à Renée Bernheim en prenant prétexte d’un texte poétique signé "Renée", paru dans le numéro du 21 Sivan (9 juin 1947) de L’Arche de Noé et intitulé La légende de Jubal, sur le thème de la musique. Il s’en suivra une correspondance, sentimentale certes, mais où apparaissent des thèmes importants de réflexion et où André Neher évoque son enfance, les années de guerre et ses projets d’avenir. Le ton réservé de ces lettres change du tout au tout quand, après leur rencontre à Lyon le 6 août 1947, leurs fiançailles sont scellées. Leur amour ardent durera, inébréché, pendant quarante et un ans, jusqu’à la mort d’André Neher en octobre 1988.
Entre leurs fiançailles "inofficielles" à Lyon en août, leurs fiançailles "officielles" célébrées en famille à Strasbourg et à Paris en octobre, et leur mariage le 25 décembre 1947, l’intensif échange de lettres continue, interrompu lorsqu’ils se rencontrent pour quelques jours à Paris ou surtout à Strasbourg d’où André Neher, professeur au Lycée Kléber, peut très difficilement s’absenter. Nous publions ci-dessous trois de ces lettres.
Chère Mademoiselle,
Avais-je omis de préciser, dans ma précédente lettre, que Madame [Hélène] Samuel vous invitait, par mon truchement, à consacrer à Haguenau quelques journées de vos vacances ? La maison vous est ouverte, en cordiale simplicité, à n’importe quel moment : elle ne pourra que profiter de votre présence. Ma sœur se réjouit à l’idée de faire votre connaissance. Je crois que de la conjugaison de vos efforts résulteraient d’excellentes choses pour la jeunesse juive : vos âmes vibrent à l’unisson.
Je suis heureux de pouvoir espérer une rencontre prochaine. Nous serons près d’Allevard jusque vers le 8 août (Madame Samuel s’y trouve d’ailleurs aussi pour le moment). Si les recherches de ma sœur aînée aboutissent, nous aurons l’occasion de nous voir là-haut. Sinon, un peu plus tard, en Alsace. Je compte rester à Strasbourg jusqu’à la fin août. De Strasbourg à Haguenau, il n’y a d’ailleurs qu’un pas, et je le franchis souvent. Après, ce sera le camp de Monsieur Gordin (4). Voyez-vous, les rencontres espérées ne sont pas seulement prochaines, mais nombreuses, et elles s’échelonnent déjà, en un pointillé concret, sur la ligne de l’attente.
Vous avouerai-je, cependant, ne pas regretter la phase actuelle de nos relations, puisqu’elle me vaut le plaisir de vos réponses ? Je les lis, je crois vous l’avoir déjà dit, avec l’impression de cueillir des reflets de votre vie intérieure. Et ce sont des couleurs et des lumières belles et pures. Voici le début des "trois semaines" (5). Aucune période de l’année juive ne me parle un langage plus entier qu’elles. J’y bois à la source de notre histoire, depuis le désert jusqu’à Bar-Kochba, et l’eau m’est offerte dans la coupe des Pioutim [cantiques]. Ces tristesses heureuses, que l’Occident n’éprouve qu’au regard d’une nature dépouillée, nous les ressentons au sommet de l’été mûr. Telle est la force vive des souffrances et des destinées de notre peuple, qu’elles cadrent admirablement, absolument, avec le plein épanouissement de la vie. L’image la plus émouvante que j’ai conservée de mon enfance juive est celle du Tich'a be-Av. C’était toujours durant les vacances, quelques jours après la distribution des prix ; je ne songeais qu’aux jeux ; nous habitions à la campagne, dans un grand jardin, avec une grappe de cousins et de cousines, tous les enfants du bourg et parfois – déjà ! – des petits réfugiés de Vienne ou de plus loin. Alors venait cette journée grave, où l’on nous parlait de Worms, de Blois et de Jérusalem. Et je ressentais que notre histoire n’est pas qu’une imagerie, que l’âme de mes ancêtres vivait en moi et m’appelait à une tâche, et j’étais fier, oh fier, d’être un fils d’Israël.
Tous mes souvenirs de jeunesse se situent dans l’ambiance de ma famille. C’est en elle que j’ai trouvé l’équilibre et la constance qui m’ont sans cesse fait reconnaître mon judaïsme comme authentiquement mien. Mais je sais qu’il est des éducations "juives" qui mènent à l’ankylose, à pire encore. Ce n’est pas la famille qui forme le Juif, mais la générosité et la confiance : elles s’épanouissent spontanément chez des êtres qui se savent liés mais elles jaillissent souvent, plus superbes, d’un choc inattendu, d’une rencontre subite. Vous écriviez il y a deux ans, si je ne m’abuse, dans L’Unité, qu’il importait de trouver l’endroit d’où il faut voir le judaïsme (6). Cela est profondément vrai. Je crois que les perspectives peuvent être variées, mais pour comprendre leur objet, il faut qu’elles soient intenses.
J’ai moi-même redécouvert mon judaïsme par la guerre. À ce feu de la réalité, rien n’a résisté : musique, littérature, érudition, philosophie, tout s’est volatilisé, sauf le judaïsme, avec qui je n’ai plus fait qu’un. Tout a reparu, sous une forme régénérée, en lui.
C’est ce qui m’a fait abandonner la germanistique, qui pourtant me donnait des satisfactions. Goethe est un sage dont le commerce est agréable ; Heine, un de ces "mutilés de l’Occident" dont le cas est troublant ; Nietzsche, un météore éblouissant qui illumine mes nuits. Mais je n’en ai pu retenir qu’un aspect particulier : celui, précisément, par lequel ils sont relatifs à l’optique juive. Je les vois maintenant comme des enfants perdus ou prodigues, hantés par la nostalgie d’un foyer qu’ils cherchent éperdument, sans savoir où le trouver.
Je continue de cultiver la germanistique en contrebas, dans les servitudes du secondaire, mais j’espère être libéré bientôt de ces entraves (7). Vous êtes bien gentille de citer notre petit opuscule Transcendance et Immanence parmi les textes susceptibles de frayer une voie. Ce n’est qu’une introduction méthodologique à une œuvre plus vaste, que je porte en moi et que je m’efforcerai de bâtir dans la joie. La première partie en est achevée : c’est le gros travail sur Amos dont j’ai fait ma thèse principale. Il y a évidemment des surcharges scientifiques inhérentes à ce genre spécial et qui enlaidissent. J’ai donné cependant suffisamment d’air à l’ensemble pour qu’il puisse restaurer et vivifier. Tous mes écrits sont des témoignages, ils émergent d’une interrogation qui est souvent pathétique ; ce sont, pour moi, moins des apaisements que des explorations.À quoi mes thèses vont-elles conduire ? C’est la question de l’avenir qui se pose : elle me fait éprouver qu’il y a en moi de vastes régions qui me sont encore inconnues. Pour les aborder, il faudra que, de plus en plus, je devienne moi-même à travers autrui.
Chère Mademoiselle, je m’excuse d’abuser de votre temps. Si je vous parle tant de moi, c’est, vous l’avez compris, n’est-ce pas, pour vous donner l’occasion de me parler de vous. Car la connaissance de mon être dépend de celle que j’ai du vôtre. C’est un sentiment dont je ne puis dorénavant me départir et que je vous prie de croire très sûr de lui-même et sincère.
© : A . S . I . J . A. |