De cette communauté juive, qui fut longtemps la plus importante de Basse-Alsace, ne restent que Roger Cahn et sa sur. Retour sur un monde bientôt disparu, ce judaïsme rural alsacien que la région redécouvre aujourd'hui.
C'est un bourg trapu, tapi au pied des collines boisées, à l'écart de la route qui mène de Strasbourg à Saverne. Westhoffen, 1591 âmes. Façades à colombages, géraniums aux fenêtres. Ici l'église catholique ; là en contrebas, le temple luthérien, imposant. Le soleil d'automne joue sur le camaïeu des crépis beiges, ocre, brique. Images d'une Alsace immobile, hors du temps, hors du monde. Images fallacieuses : à Westhoffen comme ailleurs, l'histoire est passée Les anciens se souviennent.
Quand Roger Cahn naît, en 1930, la communauté ne compte guère plus d'une soixante de personnes, dont cinq familles Cahn, toutes apparentées. Depuis 1927, il n'y a plus de rabbin à demeure. Celui de Barr vient une fois par semaine enseigner la loi à la Kahishüs (maison communautaire), qui sert aussi de synagogue d'hiver (l'autre, la grande, n'est pas chauffée). La communauté est très pratiquante. On se rend à l'office deux fois par jour. On mange strictement cacher. On se marie entre soi. Madame Cahn, née Caroline Maïer, porte encore perruque.
Les relations avec les Chrétiens ? "Très bonnes, assure Roger Cahn. De temps en temps, on nous lançait bien un "dreig Jud" (sale juif), mais ce n'était pas forcément méchant..." Roger Cahn est d'un naturel bienveillant. Jules, le père, après avoir été marchand ambulant, a ouvert un commerce de tissus. Tout le monde, juifs et chrétiens, fréquente sa boutique. De même, le médecin et le pharmacien du village sont juifs : c'est chez eux que les chrétiens vont se faire soigner. Rien dans leur apparence ou leur mise ne distingue les juifs des chrétiens. Les enfants jouent ensemble dans la rue, usent leurs culottes sur les mêmes bancs. Comme l'école juive (aujourd'hui bureau de poste) a fermé, Roger fréquente l'école protestante (dans l'Alsace d'alors toutes les écoles sont confessionnelles). "Pendant le cours d'instruction religieuse, on attendait devant la porte."
Mais le malheur ne dort jamais que d'un oeil. À mesure
que les années 30 s'avancent, la politique envahit peu à peu les
conversations. On écoute à la TSF les éructations de Hitler,
que la tante de Roger Cahn engueule à travers le poste. Le village renvoie
l'écho des fureurs du dehors. Tel agriculteur affiche sans complexe ses
sentiments pro-nazis. Il sera interné en 1939.
Juin 1940. L'Alsace occupée, annexée, nazifiée. En juillet,
les juifs sont expulsés. Ils sont 67 à Westhoffen. Raus !
L'Alsace doit être "judenrein" (purifiée de ses
juifs). Roger Cahn, sa soeur Marcelle et leurs parents prennent la route de
l'exil. Les Vosges, Nancy, Lyon, le Jura. Le père meurt en 1943. Mais
les Cahn échappent aux arrestations. En 1945, ils retrouvent Westhoffen
et la boutique familiale. Contrairement à tant d'autres, ils réussissent
à rentrer en possession de leurs biens, dispersés sous l'occupation.
La vie continue. L'agriculteur nazi, après quelques ennuis, a regagné
sa ferme. Une famille juive n'est pas revenue de déportation. La plupart
des juifs de Westhoffen ont survécu. Les uns après les autres,
ils quitteront bientôt le village. Pour la communauté, la page
est tournée. Irrémédiablement.
Aucun service religieux ne sera plus jamais célébré
à la synagogue de Westhoffen. Elle est toujours debout. Dans quel
état ! Pendant cinq ans, elle a servi de hangar; les paysans y entreposaient
engrais et désherbants. Les bancs de chêne ont été
vendus aux enchères. Le beau lustre de cristal, que les jeunes filles
avaient acheté en 1868 en se cotisant, a été brisé
par un nazi de Westhoffen. Les rouleaux de la Thora traînent à
terre. Dévasté, le vieux cimetière juif, datant de 1559.
Les pierres tombales ont été volées. Un tailleur de pierre
du coin en a fait des parpaings, des pavés... D'autres ont servi aux
nazis de barrages antichars.
Aujourd'hui, Roger Cahn fait visiter la synagogue, l'été,
aux touristes et aux gens du pays, dans le cadre des
Journées Portes Ouvertes organisées par l'Agence de
Développement touristique du Bas-Rhin et le Bnai Brith. En liaison ave
le Consistoire, ils font un travail exemplaire pour inventorier, sauvegarder
et faire connaître le patrimoine juif alsacien. Grâce à eux,
l'Alsace (re)découvre que le judaïsme fait partie intégrante
de son histoire. "C'est étrange, disent des vieilles personnes,
nous vivions à côté des juifs et nous ne savions
rien d'eux... "
Des 176 synagogues existant au début du siècle en Alsace, 80 subsistent.
Une douzaine sont en activité régulière.
À Westhoffen, Roger et Marcelle Cahn restent les seuls juifs natifs du
pays. Ils sont tous deux célibataires et n'ont pas d'enfants (2).
C'est avec un très grande chagrin que ses amis et connaissances ont appris la disparition de Roger Cahn ז"ל de Westhoffen le lendemain de ce Yom Kipour 5778 (20 septembre 2018). La foule qui se pressait dans le cimetière du village se sentait vraiment attristée et témoignait de sa peine. Il était un des nôtres et son absence laisse un réel vide. Comment ne pas se rappeler sa présence fidèle plusieurs fois par semaine au Merkaz pour participer à la prière du matin, toujours à l'heure qu'il vente ou qu'il neige. Roger Cahn arrivait parmi les premiers, il y avait sa place.
Pendant plus de deux décennies il s'est fait un devoir de relier bénévolement les livres de prières et les 'houmachim abîmés se désolant de constater que les reliures "décidément de nos jours ne valent plus rien" ! Ils sont nombreux ces simples volumes qui portent encore sa marque et celle de son écriture un peu maladroite, mais oh combien émouvante.
Roger Cahn est jusqu'à la fin resté fidèle au petit bourg de ses ancêtres, habitant avec sa sœur la maison familiale de Westhoffen. Et pourtant il connaissait une foule de gens à Strasbourg et dans tous les milieux. D'un contact facile et d 'un commerce agréable il faisait partie intégrante de notre communauté. Toujours interpellé par les événements familiaux heureux ou malheureux, qu’il s'agisse de brith mila, de mariage ou encore d'enterrement et de minian, jamais il ne faisait défection.
Intarissable sur les juifs de la région, il savait comme personne raconter le judaïsme du Westhoffen de son enfance, autrefois siège d'un rabbinat et où le judaïsme alors encore présent commençait petit à petit à décliner sans toutefois disparaître.
Roger Cahn était effectivement le dernier juif de son village, il en était fier. Fier aussi de faire visiter cette petite synagogue qui témoignait si bien du passé. Il était aussi gardien du cimetière, gardien dans le sens noble du terme, celui de défenseur d'un trésor: la mémoire et l'histoire de celles et ceux qui y reposaient. Il s'en est occupé pour le compte du Consistoire avec constance et dévouement pendant des années, toujours disponible et collaborant volontiers pour trouver des solutions rapides et efficaces.
N'ayant pu l'honorer comme il fallait au moment de son enterrement nous nous sommes réunis pour les chlochim autour de sa sœur Marcelle et de sa famille pour évoquer son souvenir, il le méritait bien !ת.נ.צ.ב.ה
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