Le Shabath qui précède le jeûne du 9 Av (1) porte le nom de "Shabath noir". Cette expression symbolise la tristesse que la destruction du Temple de Jérusalem projette sur nous. Mais ce jour là, nous nous souvenons, non seulement du Tisha Beav tout poche, mais aussi de tous les tristes événements qu'a entraîné la destruction de Jérusalem. "Depuis, plus de mille ans, nous sommes plongés dans l'affliction et la misère ! notre âme se languit de la paix en hurlant au secours et à la mort" clame notre rituel.
Ce jour de Shabath noir, nous disons également le "Av Hora'hamim", cette prière qui se réfère aux persécutions du moyen-âge, commence par ces mots :
De nombreuses anciennes communautés "font mémoires". Autrement dit, elles lisent les registres du souvenir communautaire, qui rappellent les hommes et les femmes morts en martyrs (2) lors des persécutions au moyen-âge. Il ne fait aucun doute, qu'avec un passé aussi tumultueux que le sien, notre communauté ait, elle aussi, été en possession d'un tel "livre de mémoires" destiné à transmettre à nos descendants les noms des martyrs de la foi. Nous savons malheureusement à quel point les persécuteurs effacent toutes traces du passé !
Ainsi chaque année, le Shabath noir nous donne l'occasion de porter notre regard sur les souffrances passées, tout en commentant les misères actuelles auxquelles est confronté une grande partie de notre peuple.
Cependant, tous nos frères dans la foi ne partagent pas nos sentiments d'émotion profonde et de peine suscités par le Shabath noir. Nombreux sont ceux qui ne portent plus le deuil de Jérusalem et pour qui le Shabath noir a disparu depuis bien longtemps, tout ceci faisant partie d'un passé lointain. Tout juste les progressistes réservent-ils un sourire plein de compassion aux "tenants du passé qui jeûnent encore pour Sion et Jérusalem". A quoi bon jeûner ? parce que nous avons perdu notre terre il y a deux mille ans ? pourquoi être en deuil ? pour une chose dont nous ne déplorons même pas la perte ! quand bien même nous offrirait-on cette terre, l'accepterions-nous ?
La période sombre est derrière nous pensaient-ils, il n'y a plus de Shabath noir il n'y en aura désormais plus jamais ! telle était la mentalité d'une grande partie de notre génération et de ceux qui nous ont précédés. Aujourd'hui, compte tenu de l'effondrement de tant d'espoirs tout le monde sait à nouveau ce que signifie un Shabath noir, chacun peut maintenant en ressentir tout le sens. Avec Jérémie, témoin de la destruction de Jérusalem nous pouvons dire : " Je suis l'homme qui a vu la misère sous le bâton de sa fureur". Avec ces lamentations nous saisissons et nous comprenons mieux que jamais la situation actuelle. Nous avons connu le Shabath noir lorsque la communauté juive allemande a été anéantie ; lorsque les communautés juives d'Autriche et de Tchécoslovaquie furent contraintes à la dissolution et à l'exil; lorsque la communauté juive polonaise affronta un grand péril et nous vivons encore un Shabath noir quand nous évoquons le destin tragique de nos frères alsaciens. En effet, depuis des siècles nous sommes nous mêmes étroitement liés aux communautés d'Alsace, et c'est pourquoi leur destin nous touche tant.
C'est plein de nostalgie que nous faisons mémoire de notre communauté voisine de Saint-Louis à laquelle nous sommes fraternellement et profondément attachés. Très récemment encore le Rabbin et le Président de la communauté de Bâle ont été invités à la ré-inauguration de la synagogue de Saint-Louis. Et aujourd'hui qu'en reste-t-il ? Toute la communauté est dispersée !
Nous faisons aussi mémoire de la communauté de Mulhouse, avec laquelle nous avons mené des échanges réguliers et soutenus dans le domaine de l'aide aux réfugiés. Nous nous souvenons de la communauté de Colmar qui, des décennies durant, tint une école préparatoire au rabbinat de laquelle sont issus la plupart des Rabbins d'Alsace. Nous pensons particulièrement à la grande Kehilla de Strasbourg ainsi qu'à la communauté juive orthodoxe de la rue Kageneck qui ces derniers temps ont accueilli des centaines de nos frères de l'Est comme de l'Ouest venus y trouver refuge. Nous nous souvenons de leurs institutions sociales modèles comme l'hôpital juif, l'école professionnelle israélite, le foyer des jeunes filles et toutes les institutions qui ont été créées avec dévouement mais qui aujourd'hui sont totalement désertes. Nous voulons aussi évoquer la "Yeshiva de France" qui avait pour but d'implanter la connaissance du Talmud en Alsace; mais nous nous souvenons avant tout de l'union des jeunes juifs venant de tous horizons, remarquablement organisée et qui, grâce à son unité suscitait les espoirs les plus grands.
Comment ne pas évoquer la vénérable et ancienne Kehilla de Metz qui des siècles durant abrita un grand centre d'étude de la Thora. Le célèbre Rabbeinu Gerschom appelé "Méor hagola" "La lumière de l'exil" y fut formé comme d'autres célébrités. Mais nous nous souvenons également des petites et des nobles communautés de village qui, depuis des siècles, constituent autant de lieux où s'exercent une simple piété fidèle aux traditions et aux importantes vertus familiales.
Nous faisons mémoire de toute cette fidèle diaspora alsacienne évacuée et dispersée. Nous mesurons ce qu'elle doit éprouver en ce Tisha Beav, alors qu'elle se souvient de tout ce qui fut cher à son cœur dans des dortoirs et des lieux de culte improvisés ! Toutes ces personnes comprennent aujourd'hui ce que signifie Tisha Beav en pensant à tous ceux qui, jusqu'à présent ne récitaient aucune "Kina" aucune lamentation, qui ne souffraient pas pour leurs frères d'autres pays. Ils le comprennent aujourd'hui, car tous ces "évacués" peuvent se dire ; "Je suis l'homme qui a vu la misère sous le bâton de la fureur".
Aujourd'hui nous n'évoquerons pas seulement le sort de nos frères contraints d'abandonner maisons et fermes, nous pensons aussi à nos chers disparus en terre alsacienne qui attendent notre visite de "Kewer Owaus" (3) dans les très vieux cimetières d'Hegenheim, Hagenthal, Jungholz, Rosenwiller, Sélestat, Haguenau, Bischheim et Ettendorf, ainsi que dans de nombreuses autres nécropoles qui nous sont chères. Nous les recommandons à la protection de D.
Le Shabath noir débouche sur Tisha Beav. Ne laissons pas ce jour de jeûne et de deuil s'écouler froidement dans l'indifférence. Essayons de mesurer la gravité de notre situation avec l'aide de l'histoire et de la tradition juives. Acceptons avec courage notre destin comme nous l'enseigne la Torah :
Selon les textes D. nous impose dans sa bonté ce difficile destin mais qui nous revient pour notre salut. Ces versets sont pour nous consolation et certitude qu'à une période d'angoisse et de misère succèdera toujours un "Shabath Na'hamou", "un Shabath de consolation". Essayons de mériter ce Shabath Na'hamou en nous montrant dignes de la miséricorde de D. Retournons à D. et il reviendra vers nous.