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Extrait de l'Almanach du KKL-Strasbourg 5760-2000 (avec l'aimable autorisation des Editeurs)
Fronton de la synagogue |
© M. Rothé |
Depuis, les bulldozers ont fait crouler les vieux murs de l'austère façade dans un fracas de briques et de débris de bois, réduisant en poussière la plus ancienne synagogue de Strasbourg, la seule qui avait survécu à la seconde guerre mondiale puisque la synagogue consistoriale du quai Kléber avait été incendiée le 12 septembre 1940 et ses vestiges rasés par les nazis en 1941 (1). Le 23 décembre 1999 marquait donc la fin d'une synagogue plus que centenaire.
Pour l'historien, il s'agit, au-delà de la passion légitime provoquée par la disparition de cet édifice à une époque sensible aux lieux de mémoire, dans une "Europe où l'on s'efforce de réhabiliter, de reconstruire ou de donner une destination honorable aux synagogues désaffectées" de retracer le contexte et les étapes de sa construction, de mettre en valeur les caractéristiques des fidèles qui la fréquentaient, d'évoquer les grandes figures de ce lieu spirituel, de souligner l'intensité de la vie juive à l'intérieur de l'édifice de prières et d'études et d'analyser les rapports entre la communauté Etz Hayim et "la grande communauté de Strasbourg" (2).
LA CREATION DU COMITE ETZ 'HAYIM ET LA FONDATION DE LA SYNAGOGUE DE LA RUE KAGENECK
La première synagogue officielle de Strasbourg se trouvait rue des
Fribourgeois (1805). Cette synagogue fut transférée en 1822, rue des Drapiers.
A l'étroit, la communauté juive de Strasbourg fit aménager une nouvelle
synagogue rue Sainte-Hélène.Cet édifice fut inauguré le 8 septembre1834 et
restera en service jusqu'en 1898. Il correspondait aux besoins d'une communauté
de plus de 1 500 personnes dont le chef spirituel était le grand rabbin du
Bas-Rhin, le jeune Arnaud Aron et le président du Consistoire, l'énergique
banquier et adjoint au maire, Louis Ratisbonne (3).
La participation de l'orgue au service synagogal allait agiter les esprits
vers 1850. La conférence à Paris en 1856 des grands rabbins français sur la
modernisation du culte avait permis d'introduire l'orgue dans les temples et de
le faire fonctionner les jours de Shabath et des fêtes par un non-israélite. En
Allemagne, l'orgue était devenu le symbole de la lutte que se livraient les
orthodoxes et les réformistes. A Strasbourg, le grand-rabbin Arnaud Aron
hésitait à introduire l'orgue dans la grande synagogue consistoriale. Il savait
qu'une telle décision provoquerait un choc parmi les juifs orthodoxes pour qui,
depuis la destruction du second Temple, tout instrument de musique était
interdit dans une synagogue sauf à l'occasion d'un mariage.
L'orgue était considéré comme l'instrument des cultes chrétiens. D'un autre
côté pour les juifs réformateurs, l'embellissement des cérémonies religieuses
par le choeur et par l'orgue tendait non seulement à émouvoir les fidèles, à
prévenir le cas échéant leur désaffection mais aussi à manifester la parité du
culte israélite avec les autres cultes.
Il est vrai qu'à Strasbourg, les autorités communautaires de l'époque avaient le souci de retenir la jeunesse qui pouvait être tentée par le catholicisme. N'avait-on pas assisté aux conversions retentissantes de Théodore et Alphonse, deux des fils du Président du Consistoire Auguste Ratisbonne et de Félix, Nathanaël et Jacob les enfants du rabbin de Saverne, Lazard Libermann ? (4)
Toujours est-il qu'en janvier 1864, fut fondée par un comité où dominaient Alfred Lévy, le président Nathan Blum, artiste, le directeur Baruch Netter, artiste et Alphonse Lévy, artiste-peintre qui deviendra célèbre par la suite, la Société "La Lyrique" dont le but principal était de participer au chant religieux à la synagogue de la rue Sainte-Hèlène (5). En 1869 enfin, le Consistoire décida d'installer un orgue à la synagogue de la rue Sainte-Hélène pour les offices du Shabath.
Puis ce fut la guerre franco-prussienne, la défaite de la France et l'annexion de l'Alsace et de la Moselle à L'Empire allemand.
Le Talmud Torah - document communiqué par Jacquot Grunewald |
La rupture avec le consistoire sera consommée en mars 1888 l'administration impériale informa, en effet, le comité Etz Hayim qu'il autorisait la fondation d'une "lsraelitische Religionsgesellschaft Strassburg" comportant synagogue, école, cimetière indépendant et des fonctionnaires autonomes. Le 26 mars 1888 marquait donc la création de la communauté Etz Hayim mais aussi la défaite du Consistoire sur le plan légal. La Société Israélite religieuse fut officiellement fondée le 25 avril 1890 sous la forme d'une Société anonyme avec émission d'obligations totalisant 54 000 marks-or (7). Parmi les plus importants actionnaires figuraient les marchands strasbourgeois David Lévy, Achille Lévy, Baruch Weyl, Julius Meyer et Samuel Ackermann.
Dans la foulée, la communauté Etz Hayim acheta un terrain de 44 ares pour le prix de 1756 marks-or en mars 1890 pour y créer un cimetière indépendant devant la porte de Cronenbourg en bordure de l'actuelle rue Jean-Pierre Clause. La première inhumation s'y déroula Le 23 juin 1891.
La scission des communautés se concrétisa définitivement avec la
construction au 30, rue Kageneck en 1892 par la Société Israélite Religieuse,
de son bâtiment communautaire avec une synagogue, un bain rituel, des salles de
classe et un immeuble d'habitation donnant sur la rue du Faubourg de Saverne.
Il fallut d'abord acheter le terrain soit une dépense de 56 000 marks-or, une
petite fortune pour l'époque dans un des quartiers les plus chers de
Strasbourg.
Plans de la synagogue de la rue Kageneck, du bain rituel et des salles de classe. Coupe transversale et en longueur - Strassburg und seine Bauten, 1884, p.399 |
Les plans de la synagogue furent dessinés par l'architecte Johan Maximilian lssleiber(Varsovie 1846-Strasbourg 1911). Ce dernier, venu de Pologne à Strasbourg dès 1878 n'était pas un inconnu. Associé à l'université, architecte-enseignant à la Kaiserliche Technische Schule, il avait à son actif la construction de l'Institut de Minéralogie (1887-1890) et la Clinique Ophtalmologique (1889-1892). De 1893 à 1895 il fit élever selon ses plans le Lehrerseminar, l'Ecole normale d'instituteurs protestante, aujourd'hui Inspection Académique, avenue de la Forêt Noire (8). Il avait aussi signé d'autres projets comme la chapelle apostolique de la rue de Niederbronn et deux hôtels particuliers au n°4 et n°37 allée de la Robertsau.
LA VIE CULTUELLE A L'INTERIEUR DE LA SYNAGOGUE DE LA RUE KAGENECK
(1892-1939)
Couverture d'une plaquette éditée à l'occasion du 25ème anniversaire de la prise de fonction du rabbin Buttenwieser (11-13 octobre 1912) coll. M. et A. Rothé |
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Extérieur de la synagogue, photographié sur la plaquette ci-dessus |
Cette synagogue coincée entre deux hauts immeubles avait une façade extérieure discrète avec deux rangées de fenêtres cintrées. Cette façade serait banale si au-dessus de la porte d'entrée n'était gravée une inscription en hébreu "Etz Hayïm" encadrée par deux étoiles de David. A l'intérieur, la porte s'ouvrait après le passage dans le vestibule sur un lieu de prière qui par ses dimensions avait un caractère rural comme les synagogues de la campagne alsacienne.
Cette synagogue au charme indéniable a été le centre entre 1893 et 1999 d'une vie religieuse orthodoxe intense scandée par le rythme des offices quotidiens, du Shabath et des fêtes.
Elle connut ses heures de gloire de 1892 à 1939. Les membres de la communauté Etz Hayim étaient pour moitié des juifs d'origine alsacienne, pour l'autre moitié des juifs venus d'Allemagne (avec de nombreux réfugiés en 1933 de Francfort, Cologne et Nüremberg dont un certain nombre sont partis vers les Etats Unis), de Pologne,d'Autriche et de Hongrie.
Ainsi parmi les membres de la communauté Etz Hayim entre 1892 et 1920 figuraient de nombreuses familles Bloch, Lévy, Metzger, Herz, Kahn, Katz, Durlach, Ackermann, Klein, Schwartz, Bollack, Wurmser de différentes localités alsaciennes, à l'image d'Achille Lévy d'Odratzheim. David et Joseph Lévy étaient, quant à eux, nés à Bierstadt fusionné dans Wiesbaden, et avaient successivement habité Wolfisheim et Bischheim. D'autres familles venaient d'Allemagne comme les Haussman, les Bickard, les Schneider, les Grunewald, les Nordmann. Ainsi Julius Meyer venait de Hambourg. Sigmund Weiss, le ministre-officiant et sacrificateur à partir de 1926 venait de Hongrie. Oskar Eisenberg, le père du rabbin Josy Eisenberg était né en Pologne. Les grands-parents maternels de Lazare Gehler vinrent à Strasbourg en 1898 et adhérèrent à la communauté Etz Hayim de stricte observance. Puis après leur mariage en 1911, ses parents devinrent é galement membres de la communauté de la rue Kageneck (11).
Le premier Président de la communauté fut un des fondateurs, David Lévy qui était fabricant de vêtements pour hommes à Strasbourg, auquel succéda une personnalité : l'astronome Berthold Cohn, né à Rawitsch en Pologne. Docteur en philosophie, astronome à l'Observatoire de Strasbourg, il avait de très grandes connaissances juives, de sorte que le titre rabbinique lui fut conféré (12). Le rabbin Joseph Aryeh Buttenwieser exerça entre 1888 et 1921.
C'est Robert Brunschwig qui lui succéda en 1920. (13) ( )
La synagogue faisait le plein dans les années 30. Souvent à l'office du vendredi soir et du Shabath matin de nombreuses personnes devaient rester debout. Les cérémonies de bar mitsva (cérémonie d'admission du garçon de treize ans à l'observance des commandements divins) occupaient une grande place dans la vie cultuelle des juifs fréquentant la synagogue de la rue Kageneck.
Avant la seconde guerre mondiale, selon le témoignage de Lazare Gehler, une
saine ambiance animait la communauté Etz Hayim, fondée sur le respect des uns
envers les autres et sur les convenances. Cette communauté avait sa propre
cacherouth reconnue par tous à Strasbourg sous le contrôle du rabbin
Brunschwig.
Peu de temps avant le déclenchement de la guerre, Strasbourg fut évacuée, et
les membres des différentes communautés juives se retrouvèrent à Limoges, à Périgueux ou plus globalement
dans le Limousin et le Périgord. Les juifsde Strasbourg payèrent un lourd
tribut : près d'un millier de personnes furent fusillées, déportées, moururent
de privations ou au combat. La seule communauté Etz Hayim eut à déplorer
trente déportés dont le rabbin Brunschwig et son épouse et trois fusillés Henri
Klein, le rabbin Samy Klein
(1915-1944) et le rabbin Aron Wolf (1918-1944) (16).
LA SYNAGOGUE
Pour les juifs qui revinrent s'installer à Strasbourg, l'ampleur du désastre était considérable. La synagogue du quai Kléber avait disparu, et pourtant la vie allait reprendre son cours petit à petit. C'est le rabbin Abraham Deutsch qui fut chargé de la reconstitution de la grande communauté.
La synagogue Etz Hayim fut la seule qui ne fut pas détruite, car elle se trouvait coincée entre deux immeubles d'habitation. Elle avait cependant été spoliée et pillée, tout le mobilier avait disparu et il ne restait en place que les quatre murs.
Cette synagogue avait, en effet, servi de dépôt à une entreprise de
menuiserie pendant la guerre. Léon Lévy restaura la synagogue avec l'aide de
Monsieur Henri Bloch et ce fut là que tous les juifs de Strasbourg, rescapés de
l'horreur, se retrouvèrent pour prier sans distinction autour de Sigmund Weiss,
le ministre-officiant de la synagogue de la rue Kageneck. Il avait une très
belle voix puissante de baryton.
Intérieur de la synagogue sur la plaquette éditée à l'occasion du 25ème anniversaire de la prise de fonction du rabbin Buttenwieser |
Edouard Bing le futur président de la communauté de Strasbourg, nous a laissé un poignant témoignage sur la situation dans laquelle se trouvaient les juifs de Strasbourg au sortir de la guerre :
Il fallut d'abord reconstruire et remeubler le bâtiment. L'Aron Hakodech ou arche sainte fut offerte par des membres de la communauté Etz Hayim. Les fidèles achetèrent leurs places pour les quatre années suivantes, le bain rituel fut restauré. Le grand-rabbin Abraham Deutsch réussit à unifier les deux communautés. Le vendredi soir, il participait à l'office à la grande synagogue, et le samedi matin, il présidait l'office à la synagogue Etz Hayim.
C'est ainsi que fut signé le 16 mars 1952 un protocole aux termes duquel la caisse de la Communauté Israélite de Strasbourg encaissait les recettes et payait les dépenses de la Communauté Etz Hayim (18). Ainsi le premier soin de la Communauté Israélite de Strasbourg fut-il d'accorder aux membres de la Communauté Etz Hayim le droit de vote aux élections de la grande communauté. Cette politique de la main tendue fut poursuivie et élargie dans tous les domaines de l'administration communautaire. En 1961 un nouveau protocole fut élaboré qui mettait fin au régime de caisse unique. Ainsi la Communauté Etz Hayim administrait le bain rituel en s'adjoignant, pour ce faire, un membre de la commission administrative et la grande communaué continuait à organiser L'abattage rituel, un membre de la Kageneck venant prêter son concours pour les décisions à prendre en ce domaine.
Mais la communauté Etz Hayim pensait à l'avenir et nomma un rabbin propre à sa synagogue. Son choix se porta sur le rabbin Samuel Aquiba Schlesinger. Il fut intronisé dans ses nouvelles fonctions le 28 mai 1967 lors d'une cérémonie à la synagogue de la rue Kageneck. Issu d'une vieille famille de rabbins autrichiens, il naquit à Eisenstadt. Il acheva ses études rabbiniques à la yeshivah Slobodka en Israël et auprès de Mosché Feinstein à New York. Avant sa venue à Strasbourg, il était un grand érudit à qui on avait notamment confié l'édition commentée du Yad David du grand-rabbin David Sintzheim. Il était donc le représentant de l'orthodoxie classiquede l'Europe Centrale et de l'Europe de l'Est (19).
Il dut faire face à plusieurs défis :
- un effritement de la fréquentation des jeunes. Il est vrai que ses
remarquables cours de Talmud et ses sermons donnés en langue allemande ne
furent plus ni compris ni suivis par la jeunesse issue du baby-boom.
- une émigration de nombreuses familles en Angleterre et en Israël.
- la concurrence de nombreux offices et lieux d'étude orthodoxes à Strasbourg
comme ceux de la rue de la Nuée Bleue, de la rue Silbermann et de l'allée
Spach.
- une synagogue géographiquement mal placée, d'où les problèmes de recrutement
et de financement.
La communauté Etz Hayim regroupait cependant encore 110 membres en 1990 (20).
Au terme de cette étude, il convient de souligner que la disparition de la synagogue de la rue Kageneck marque la fin d'une histoire : celle de la création de la communauté Etz Hayim, de ses pères fondateurs, de ses guides spirituels et de tous les fidèles attachés à cet édifice qui n'avait pas été détruit par les nazis.
Le transfert de cette maison de prières et d'études rue Turenne est le choix de la communauté vivante sur celui des pierres. Mais cet article montre bien qu'au-delà des pierres, cette synagogue avait un nom, une vie et un caractère spécifiques.
"On ne se souvient que de ce qu'on a vu, fait, senti, pensé à un moment du
temps, c'est-à-dire que notre mémoire ne se confond pas avec celle des autres.
Elle est limitée assez étroitement dans l'espace et dans le temps. La mémoire
collective l'est aussi" a pu écrire Maurice Halbwachs (21).
Puissent tous ceux qui ont aimé cette synagogue qui vient de disparaître de
l'espace strasbourgeois méditer sur les paroles de l'initiateur de la
sociologie de la mémoire.