Le
C R E D Y O (Centre de Recherche,
d’Etudes et de Documentation
du Yidich Occidental) a pour but de préserver le yidich alsacien, dernière branche vivante du yidich occidental né au moyen-âge dans la vallée du Rhin. Les Cahiers du CREDYO Direction : Astrid Starck-Adler, présidente du CREDYO Mise en page: Patrick Perrot illustration de couverture extraite du bulletin officiel de l’Union Syndicale des Maîtres Imprimeurs de France, noel 1938, Paris. Abonnement Sur cotisation : Etudiant.e.s : 20 € Membres actif.ive.s : 35 € - Membres bienfaiteur.rice.s : 50 € ou plus Siège du CREDYO : UHA (Université de Haute Alsace) FLSH (Faculté des Lettres et Sciences Humaines) 10, rue des Frères Lumière, F- 68093 MULHOUSE Pour toute correspondance et envoi de chèques s’adresser
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Izraels Ztimme est la deuxième tentative d'une presse yidich en France après le Zeitung (1790-91), journal révolutionnaire édité et imprimé par Abraham Spire à Metz [2]. Dans ses vingt numéros (13 novembre 1789 - 26 mars 1790), l'éditeur/imprimeur commentait les derniers événements révolutionnaires. A Paris où il séjourna, Abraham Spire put constater la promotion sociale des juifs de Bordeaux, tandis que ses coreligionnaires vivaient dans une extrême pauvreté. Juifs de la campagne pour la plupart, ils étaient marchands de bestiaux, de grain ou de houblon, prêteurs d'argent ou encore colporteurs. L'originalité du Zeitung résidait dans l'accent mis par Spire sur les conditions et les aspirations des juifs dans le Nord-Est de la France et la description de leur lutte pour l'émancipation que la Révolution française, du moins légalement, leur avait octroyée en 1791. Cette dernière ne s'était pas faite sans résistance si l'on pense aux machinations du député alsacien antisémite Jean-François Reubell à l'Assemblée nationale. Bien que jouissant des mêmes droits que les autres citoyens à partir de 1791, les juifs n'étaient pas à l'abri de violences anti-juives, notamment lors du Judenrumpel (pogrome antisémite) qui eut lieu en 1848 à Durmenach, commune à majorité et à maire juifs, et appelée de ce fait la "Jérusalem du Sundgau" [3].
Contrairement au Zeitung francophile et politique, Izraels Ztimme est un "petit journal orthodoxe" qui voit le jour dans les deux "provinces pieuses", à la "demande de quelques rabbins locaux". Il jette un regard critique sur les conséquences de l'émancipation et du mouvement réformiste du siècle des Lumières. Reflet du judaïsme alsacien, il se rapproche, par son contenu, de la mouvance orthodoxe allemande, telle qu'elle se manifeste à travers le journal de Mayence, Der Israelit. Tout ce qui n'est pas orthodoxe est attaqué comme "anti-juif", alors que la presse parisienne qui poursuit le même but, laisse les différentes tendances s'exprimer. Il n'est donc pas surprenant que dès le départ, Izraels Ztimme essaie de prendre ses distances d'avec la presse parisienne:
D'ailleurs ces journaux traitent toujours des mêmes sujets. Lorsque Les Archives proclament haut et fort et à chaque occasion : "Chassez les piyyoutim [4] du temple et faites-y entrer l'orgue", L'Univers Israélite se doit en son âme et conscience de lui répondre sur le même ton : "L'orgue restera à l'extérieur et les piyyoutim à l'intérieur" [5]. Pendant que tous deux se querellent à propos de ce sempiternel sujet, "La Famille de Jacob reste bien élégamment en famille" [6], comme on dit en français ; elle s'intéresse peu ou prou à ces questions générales et formule, l'air bonhomme, cette question spécifique : l'enfer existe-t-il réellement ou non ? Quel débat utile pour nos compatriotes? (1[a], p. 2).
La réaction de l'Univers Israélite à ces propos paraît au n° 8 (1865) :
P.S. Il se publie depuis quelque temps à Mulhouse une
feuille israélite en allemand (avec caractères hébraïques)
sous le titre de : Voix de Jacob. On sait que nous avons toujours
manifesté une vive satisfaction à la vue d'une nouvelle publication
religieuse, sachant combien il importe de propager le plus possible l'instruction
et la véracité israélite sous n'importe quelle forme
et dans n'importe quel idiome ; nous avons toujours dit "
מי יתן כל עם נביאים" [Nombres 11:29] : "Plût au
Ciel que tout le peuple [de Dieu] se composât de prophètes".
Mais en accueillant avec une confraternité parfaite les organes nouveaux
de notre culte, nous avons au moins le droit d'attendre de leur part,
nous leur aîné dans la carrière, quelques égards
et un peu de politesse, ce que le rédacteur anonyme de la feuille de
Mulhouse a totalement oublié […] En vérité, le
nouveau-né alsacien veut se montrer trop spirituel, ne songeant pas
au proverbe : "Les enfants qui ont trop d'esprit ne vivent pas longtemps"
(p. 361).
La brièveté effective du journal semble rendre cette remarque prophétique ! Le rédacteur d'Izraels Ztimme, lecteur de l'Univers auquel il fait de nombreux emprunts, a dû réagir à cet entrefilet, car on lit au n° 10 (1865) :
Dans notre Bulletin du mois d'avril (page 361), nous nous
sommes plaints d'un article de la Voix d'Israël, qui se publie
depuis quelque temps à Mulhouse, article dans lequel nous avions cru
voir une critique imméritée de l'Univers Israélite.
Le rédacteur de la feuille de Mulhouse a mis un noble empressement
à dissiper notre erreur et à déclarer publiquement que
notre drapeau était et sera toujours le sien ; que loin de nous offenser,
il croira toujours de son devoir "de marcher dans notre voie".
Nous sommes heureux de cette franche déclaration qui nous montre dans
le rédacteur du nouveau journal un courageux et zélé
champion de plus de la cause israélite. Notre sympathie et nos vœux
lui sont acquis (p. 497).
Izraels Ztimme, avec son sous-titre hakol kol yaakov ("la voix, c'est la voix de Jacob", Genèse 27:22) est "un journal pour l'Alsace et la Lorraine", en "simple dialecte yidich-alsacien", comprenant quatre pages pourvus de trois ou quatre articles. Il doit le jour à la "demande de quelques rabbins locaux" et son l'éditeur, qui supporte son coût élevé, espère leur soutien. Il y eut en tout 22 numéros, ce qui fait un total de quatre-vingt-huit pages [7]. Il manque les numéros 6-12 (p. 21-48) et le n° 21 (p. 81-84). Toutefois, nous possédons un extrait d'un numéro perdu paru dans l'Univers Israélite au n° 12 (1865) :
On lit dans la Voix d'Israël, journal de
Mulhouse:
Il y a quelques semaines, M. Eliézer Lambert, avocat à la cour
impériale de Metz, fils de feu le
grand-rabbin Lambert, d'heureuse mémoire, et son adjoint,
était chargé de défendre, devant le conseil de guerre,
un soldat israélite, accusé de désertion et de vente
de ses effets d'équipement. Le commandant remplissant les fonctions
du ministère public crut devoir faire remarquer que l'accusé
en sa qualité de juif, et par l'esprit mercantile qui règne
dans sa nation, avait vendu ses habits.
M. Lambert s'est levé de suite et a déclaré que
lui-même était juif et qu'il ne comprenait pas qu'un
officier français, dans le sanctuaire de la justice, pût faire
une différence entre Français et chercher un motif d'accusation
dans le culte d'un prévenu. Il parla avec une telle énergie
de cœur que le commandant se leva et s'excusa, en déclarant
qu'il regrettait et retirait ses paroles.
Ce fait a produit une grande sensation dans toute la ville et a été
l'objet de toutes les conversations. Israélites et chrétiens
ont approuvé M. Lambert, qui est entré au barreau il y a peu
de temps seulement et occupe déjà un rang distingué parmi
les avocats de Metz.
Le soldat dont il s'agit n'a été condamné
qu'à quelques mois de prison (p. 598).
Journal religieux destiné à un public juif yidichophone, il poursuit un double but : externe et interne. D'une part, lutter contre l'antisémitisme, comme le montre cet extrait - un parmi d'autres -, en apportant une réponse aux attaques politiques, sociales et religieuses dont les juifs sont l'objet : Face aux attaques haineuses véhiculées quotidiennement par quelques petits journaux contre le judaïsme, nous envisagions depuis longtemps de créer un véritable Volksblatt (Journal populaire), défenseur de nos intérêts moraux et religieux. (N° 1[a], p. 1) D'autre part, permettre aux juifs d'Alsace et de Lorraine, dans leur langue, d'avoir accès aux valeurs du judaïsme, car : [les] trois journaux israélites existants: Les Archives, L'Univers et La Famille de Jacob, [sont] tous rédigés en langue française et de ce fait incompréhensibles au plus grand nombre des lecteurs de nos provinces. (1[b], p. 1).
Ainsi les non francophones pourront se pencher sur les commentaires et les méditations religieuses de la Bible et du Talmud, que certains érudits ou rabbins d'origine alsacienne et lorraine publient en français dans la presse juive parisienne, notamment dans L'Univers Israélite, fondé par Simon Bloch. Le journal renseigne sur l'intégration et la participation des juifs à la vie politique et sociale des communes des deux provinces encore françaises à l'époque, sur l'excellence scolaire et universitaire de la jeunesse, sur la vie artistique, tout en insistant sur la préservation de l'identité juive face à la modernité. Izraels Ztimme rend compte du fait juif dans l'hexagone et à l'étranger, à travers des récits de vie et des nouvelles édifiantes. A titre d'exemple, citons l'homélie pascale du grand rabbin de Colmar, Salomon Klein, ou encore le récit biographique exemplaire d'Albert Cohn, intitulé Lettres juives, parues dans l'Univers et traduites en yidich. Il fonctionne comme un organe unificateur du judaïsme.
Izraels Ztimme parut de décembre 1864 à novembre 1865 à Mulhouse, dans la riche métropole du textile, où l'architecte Chacre venait d'édifier un temple protestant, une église catholique, et une synagogue, construite et inaugurée en 1849. La population juive s'était accrue considérablement et avait acquis droit de cité à Mulhouse Cela pourrait expliquer les publications à caractère religieux de l'époque. Mulhouse ne connut pas d'exactions antisémites lors de la Révolution française et devint de ce fait un havre pour les juifs. Les relations entre une bourgeoisie protestante prospère et la communauté juive étaient bonnes. Les Archives Israélites du 7 avril 1860 mentionnent une donation de la famille Koechlin à l'Ecole du travail, appelée encore Ecole des arts et métiers, créée en 1848, où les enfants juifs pauvres pouvaient apprendre un métier. C'est l'une des dynasties textiles protestantes de Mulhouse, au nombre desquelles il faut citer aussi les Risler.
Izraels Ztimmefut imprimé par Jean-Pierre Risler (1806-Alger 1882) [8], petit-fils du côté maternel de l'imprimeur-libraire et pharmacien Jean Risler (1760-1829). Il imprima également des livres de prières et des grammaires, dont celle du rabbin de Durmenach, futur grand rabbin de Colmar, Salomon Klein [9], et celle de Samuel Dreyfus [10], rabbin de Mulhouse. Il s'était spécialisé dans l'impression hébraïque et yidich et avait acquis les caractères chez Wilhelm Haas à Bâle, qui possédait une fonderie et comptait à son catalogue plus de 110 caractères. La comparaison des textes imprimés par Haas et par Jean-Pierre Risler permet de mettre en évidence la similitude de la graphie [11]. Si Risler est connu pour ses publications hébraïques, l'éditeur d'Izraels Ztimme souhaite, quant à lui, rester dans l'ombre. Qui est donc ce mystérieux CAASI - l'inverse d'Isaac ?
Notre apparition officielle sur la scène journalistique n'a pas pour but de réaliser des bénéfices ni de rechercher une quelconque célébrité : nous en voulons pour preuve la somme modique de cinq francs, à peine suffisante pour couvrir nos frais, et le nom de marque, sous lequel nous songerons sans cesse à nous masquer, en sera le garant. (N° 1 [a], p. 1)
Et qui sont les lecteurs ? Nous ne les connaissons pas. Nous savons que seuls quatorze rabbins sur quarante-cinq souscrivirent au journal qui ne comptait que deux cents abonnés sur une population juive de trente-cinq mille âmes. L'usage du yidich et de l'orthographe hébraïque qui avaient pour but d'atteindre un large public n'eurent pas le succès escompté, car dans chaque numéro, l'éditeur réitère sa demande de souscription. Il aurait été intéressant de connaître le nom des "souscripteurs et abonnés" qui devait figurer au n° 18, d'après ce qu'annonçait le n° 14 (p. 55). Le seul espoir serait de retrouver un jour les numéros manquants (numéros 6 à 12 et 21) où ils pourraient figurer.
Nous apprenons que l'imprimeur est chrétien à cause d'une divergence d'opinion mentionnée au n° 19, dans la rubrique "Correspondance". Un des lecteurs, M. Jacob David Dreyfus (p. 75) se plaint de l'irrégularité des envois du journal et sous-entend que cela est dû au désordre qui règne chez les juifs (p. 76). Ce à quoi le rédacteur répond : Il m'est absolument impossible de m'occuper de l'envoi du journal ou de le superviser. Ceci incombe à l'imprimeur qui est chrétien, ce qui ôte tout fondement à votre remarque. En tout cas, je peux vous assurer, vous et tous les autres abonnés, que M. Risler fait l'impossible pour que l'envoi se fasse dans les temps et pour éviter toute erreur" (id).
Izraels Ztimmes'ajoute à la presse multilingue alsacienne du 19ème siècle où le français et l'allemand font fonction de langues de culture et où l'allemand conditionne la graphie du yidich. Il succède au journal bilingue français-allemand, La Régénération/Die Wiedergeburt (Strasbourg 1835-37), un "Recueil mensuel destiné à améliorer la situation religieuse et morale des Israélites", de Simon Bloch - éditeur, comme nous le mentionnions plus haut, de la revue juive la plus importante et la plus longue de France dans la durée, l'Univers israélite (1844-1939) -, et le mensuel francophone, Le lien d'Israël (Mulhouse 1855-61), du rabbin de Mulhouse Samuel Dreyfus. Il précède le périodique mensuel bilingue français-allemand, L'Israélite d'Alsace-Lorraine (Mulhouse 1878-80), et l'hebdomadaire libéral germanophone Israelitische Wochenschrift für Elsaß-Lothringen (Guebwiller 1904-14).
Les différents numéros sont datés comme suit :
Un mot sur la langue qualifiée de "yidich alsacien" s'impose. Le journal, imprimé en caractères yidich/hébraïques - fait rare à cette époque -, constitue une ultime tentative. La cursive quant à elle sera utilisée pour la correspondance jusqu'au début du 20e siècle. Après la guerre de 1870 et l'annexion de l'Alsace et de la Lorraine à l'Empire allemand, on abandonna voire interdit les caractères hébraïques et on imprima livres et documents en allemand gothique. C'est le cas par exemple des pièces en yidich-alsacien de Mayer Woog de Hégenheim [14]. A ce propos, il est intéressant de souligner que la langue écrite/transcrite en caractères gothiques était plus proche du yidich-alsacien parlé que notre journal qui, lui, est plus proche de l'allemand standard/Hochdeutsch. A partir du moment où l'on passe à l'impression, la graphie se rapproche de la langue de culture, ici l'allemand. Il en était de même pour le yidich oriental au 19e siècle.
Les Cahiers du CREDYO n° 6 présentent Izraels Ztimme en édition bilingue français/yidich. Elle comprend une traduction française aussi fidèle que possible faisant face au facsimilé de l'édition originale et pourvue de notes explicatives. Le style en vigueur est celui du 19e siècle qui repose sur de longues périodes propres à l'allemand de cette époque. Un petit aperçu : la première phrase du n° 19 compte 19 lignes ! La pagination suit l'ordre propre au français; il conditionne le texte yidich qui normalement devrait suivre l'ordre inverse. Les textes - le français à gauche, le yidich à droite - sont agencés de telle sorte que les yeux se rejoignent sur la ligne médiane.
Notre publication réunit les différents documents disponibles : tout d'abord l'exemplaire de la gueniza avant et après restauration, ensuite l'unique exemplaire déposé aux Archives départementales du Haut-Rhin, et pour finir les quatorze numéros - sur les vingt-deux que comptait le journal - conservés à la Bibliothèque nationale et fraîchement digitalisés. On peut supposer, vu l'obligation de dépôt légal, que la Bibliothèque universitaire de Strasbourg possédait tous les numéros parus, mais l'incendie qui se propagea par suite du bombardement de la ville par les Allemands en 1870, fit partir en fumée plus d'un trésor. Malgré sa vie éphémère et son état fragmentaire, Izraels Ztimme est unique en son genre et mérite une attention particulière. Il est accessible pour la première fois en traduction.
Notes :