Dans l'histoire juive, la Bible nous montre de bonnes conseillères de leurs époux, "femmes fortes", actives intendantes du domaine marital, et puis une prophétesse guerrière et femme d'État telle Debora. Autres belliqueuses : Yaël coupe la tête de Siséra et Judith celle d'Holopherne; plus tard, la Kahéna combat les envahisseurs arabes à la tête de sa tribu berbère. Mais la belliciste laisse bientôt place à la femme d'affaires. Cette nouvelle figure féminine seconde son marchand ou prêteur de mari et lui succède souvent, en Égypte (on en trouve trace dans les manuscrits retrouvés dans la Guéniza du vieux Caire), en France, en Angleterre. Certaines sont devenues célèbres telles dona Gracia Nassi ou Glückeln von Hameln. A noter qu'il y eut même des femmes-scribes : l'une calligraphia au Moyen Age un sidour, où, féministe, elle transforma la bénédiction matinale en remerciant Dieu de l'avoir créée... femme.
En Alsace, il y a un siècle et demi, vers le milieu du 19ème, époque de forte démographie, la population juive est encore essentiellement rurale. Des évocations de la vie à ce moment précis sont alors proposées, à qui ? Aux familles embourgeoisées des villes, une ou deux générations plus tard, par l'artiste Alphonse Lévy, par exemple, et par le grand rabbin Moïse Schuhl, mon bisaïeul, son contemporain.
L'artiste et le rabbin ont le même objectif : montrer à ces oublieux la manière dont on vivait son judaïsme "au bon vieux temps".
Le grand rabbin Schuhl est né à Westhouse, au sud de Strasbourg, études rabbiniques à Paris, rabbinat à Saint-Etienne, grand rabbin de Vésoul, d'Epinal, retraite auprès de ses enfants installés à Rouen, il a publié plusieurs ouvrages. Certains d'entre vous ont pu connaître son jeune frère, l'aumônier Justin Schuhl. Moïse, parvenu à la cinquantaine, se retourne vers son passé. Il raconte la façon dont on vivait au village du temps de son enfance, au rythme des fêtes juives : en 1896 paraît la brochure : Nos usages religieux, souvenirs d'enfance. Nostalgie certes, plus une intention pédagogique flagrante. Eneffet, le rabbin-enseignant s'estime être le gardien de la chaîne des traditions, responsable de la transmission de valeurs ancestrales valables et précieuses,menacées par la vie moderne.
L'humour n'est pas absent de ces descriptions.
Selon la tradition, les femmes sont dispensées de toute mitsva, tout commandement lié au temps, ou plus précisément à un instant précis, où les soins de leur progéniture sont prioritaires. Alors confinées au foyer ? aux fourneaux ? si l'on croit les dessins et commentaires suggestifs d'Alphonse Lévy, pour qui la "bonne Judefrau de l'Ecriture (Esheth 'hayil).... consciente de sa force", rayonnante, roule des matzeknepfle, fait admirer à son mari radieux une carpe à la juive, un beau kugel fumant, un super kouglof, un bouillon aux frimsel, "vermicelles frais... qu'elle vient de pétrir elle-même" !! Elle crée des merveilles, tels des berchess pour le samedi ou le kauletsch, brioche au beurre de Shavouoth.
La question se pose: femmes bonnes cuisinières mais incultes ? analphabètes ? Que non ! En témoignent ces "dentelles" de papier décrites par le rabbin : De la dentelle ? Pourquoi ? L'on façonnait les trousseaux à domicile: toile de lin écru, à raies rouges pour les nappes, que les jeunes filles et femmes brodaient de coton rouge, de même qu'elles brodaient les mappoth de leur petit garçon - mais pas de dentelles. En revanche, lorsqu'il s'agit de compter l'Omer, soir après soir, sans la moindre erreur, à partir du deuxième jour de Pâque (Pessah) jusqu'à la veille de Pentecôte (Shavouoth), les femmes ne sont pas en reste :
Comment passent-elles la journée de repos shabatique, après les fatigues de la semaine ? Filles et femmes juives d'Alsace profitent des loisirs de ce jour chômé pour prier, chez elles et à la synagogue. Au moment de leur mariage, leur promis leur a acheté une place attitrée :
Visites familiales et promenades dans la campagne proche font aussi partie des activités du jour. Dans la journée du samedi, les enfants vont visiter tous les membres de leur famille, grands-parents, oncles et tantes, cousins et cousines. Chacun leur donne des friandises et des fruits, qu'on appelle en Alsace "Schabbasobst" (fruits du Shabath), fruits qui consistent le plus souvent en noix grillées l'hiver. Le tissu villageois est serré, la sociabilité forte. Elle se perdra progressivement avec l'exode rural.
Le Shabath, c'est le jour consacré à l'étude des textes sacrés. Les femmes n'étudient certes pas autant que le devraient les hommes. Elles ne connaissent cependant aucune interdiction en ce domaine. Pendant que leurs grands fils et époux vont assister à une conférence, elles lisent les péricopes bibliques hebdomadaires, les haftaroth qui les accompagnent et prennent "un réel plaisir" à consulter, notamment, deux ouvrages, l'un en yiddish, l'autre en hébreu avec traduction et commentaires en Jüdisch Taitsch (noté soit en caractères hébraïques, soit par l'alphabet particulier judéo-allemand, qui correspond à l'écriture dite "Rachi") :
Avant le compte de l'Omer dont nous avons parlé, pendant les deux semaines qui précèdent Pessah, il n'est question que de tout récurer dans la maison. Le chroniqueur juge, avec amusement, que les femmes exagèrent leur interprétation de ces préparatifs, car : "elles profitent de cette circonstance pour faire blanchir les plafonds, repeindre les boiseries, renouveler les papiers peint et pour nettoyer à fond les meubles et les chambres dans tous les coins et recoins. (...) Ne serait-il pas inopportun de les décourager, surtout aujourd'hui où l'on parle tant de microbes ?"
Un feu de joie que l'on retrouve en plein hiver, ce divertissement particulièrement cher aux enfants a disparu depuis que l'huile a été remplacée par les bougies. Les mèches étaient renouvelées chaque soir, et celles qui avaient servi la veille étaient récupérées soigneusement par les enfants qui, le lendemain de Hanouka les réunissaient toutes en un tas et y mettaient le feu. Les mèches, encore humectées d'huile, flambaient facilement, et les petits garçons et les fillettes sautaient joyeux, à plusieurs reprises par-dessus la flamme. Il est inconcevable de voir ces usages se perpétuer en ville !
De même pour les matzoth à consommer pendant les huit jours de la fête (p.29), qui se confectionnaient en famille, pendant une soirée et une bonne partie de la nuit :
Après les sept semaines de l'Omer , vient la fête joyeuse du don de la Loi, Shavouoth, Pentecôte.
Autre vertu féminine : la générosité. Elle prend ici deux formes principales au point de vue social. D'abord les dons discrets faits aux démunis :
Puis lors de Pourim, la fête de la reine Esther, qui nous prescrit l'envoi mutuel de présents :
Pendant l'été, l'on vit dans la crainte - un peu superstitieuse -
La fin de l'été annonce les "jours redoutables" du mois de tishri : Rosh-Hashana et Yom Kippour.
L'auteur décrit ensuite le climat distinctif du Jour de l'An :
"Les hommes se couvrent du linceul en toile blanche, le sarguenos, qu'ils ont fait confectionner (généralement par leur épouse) dès la première année de leur mariage et dont on revêtira un jour leur dépouille mortelle.(...) Les femmes ont renoncé à leurs parures et à leur toilette de cérémonie pour se vêtir d'une robe blanche qui n'a aucune prétention à l'élégance."
La veille de Yom-Kippour a lieu la cérémonie de la Kappara : elle consiste à faire tourner un coq (vivant), autour de la tête des hommes et une poule (blanche) autour de la tête des femmes en prononçant les mots suivants :"Que cette volaille te soit substituée et te serve d'expiation (...)"
C'est l'équivalent du bouc émissaire ; les maîtres en ont vainement combattu l'usage.
A la fin des jours austères, c'est la fête joyeuse de Soukoth qui tombe le quinze du mois de tishri. Les cabanes dressées, ou aménagées dans une partie du grenier, chaque année, symbolisant également la protection divine qui s'exerce constamment malgré la précarité de cet abri, image de la condition humaine. Dans la matinée du 14 l'on
Et le rabbin d'insister sur l'importance symbolique du bouquet qui unit en fait toutes les composantes de la végétation et.... de la société, humbles et célébrités, érudits et ignorants, hommes et femmes d'action et les autres. Autre métaphore véhiculée par le loulav : les végétaux proviennent de contrées lointaines. Ils sont imprégnés d'une aura due à leur exotisme, rappel du pays encore mythique de la terre d'Israël.
Au plus profond de l'hiver, voici Hanouka, fête des lumières.
D'après ces notes inédites, le grand rabbin Schuhl comptait rédiger un ouvrage en quatre parties (la fille, l'épouse, la mère, la femme active dans la citée) en dressant un tableau comparatif de "la condition sociale et religieuse" des femmes selon les docteurs de la loi - souvent d'avis contraires - et suivant le code civil. Son projet fait aussi référence à Montaigne, à Paul Gide et à d'autres ouvrages savants.
En ce qui concerne le statut de la femme, personnellement, Moïse Schuhl estime, au tournant du 20ème siècle, que, puisque les femmes ont souvent autant d'instruction que les hommes, elles devraient être autorisées à compléter le minyan des dix hommes nécessaires pour un office complet. C'est une position libérale hardie, souvent proposée pour palier le faible nombre de fidèles réguliers. Elle est très discutée à l'époque, surtout en province où le quorum est difficile à réunir. Pour sa part, le grand rabbin ne franchit jamais le pas.
En ethnologue bienveillant, l'auteur a dépeint les mœurs de villageois dont la pratique religieuse fait corps avec la vie à chaque instant. Il a conté ceci avec précision et un humour complice, sans négliger d'indiquer en note les sources (bibliques ou rabbiniques) des faits et gestes décrits. Il a mis l'accent sur ce qu'il jugerait crucial :
Les liens familiaux et communautaires évoqués sont étroits. Il règne une grande convivialité, une extrême attention aux malchanceux, aux démunis. Les femmes jouent un rôle dans ce tissu social et ... ne se cantonnent pas dans la dentelle.