Au bout de quelques années, Max institua la "Bat-Mitzva" (le pendant féminin de la "Bar Mitzva", la communion religieuse autrefois réservée aux hommes, véritable révolution féministe) et m'a chargée de la préparation de groupes qui réunissaient des jeunes filles de toutes tendances religieuses. Elles allaient célébrer leur majorité religieuse ensemble. Cette expérience a parfaitement réussi. Les familles préparaient la fête de leurs filles avec joie, sans le moindre problème. Nous avons rencontré dernièrement, un groupe qui fêtait ses cinquante ans. Ces anciennes élèves avaient évolué dans toutes les directions possibles : les retrouvailles entre elles et nous se sont passées dans l'amitié et la joie. Nous préparions deux groupes de Banot Mitzva chaque année. En plus d'un cours de textes avec l'un des professeurs du Talmud Tora, quelques jeunes filles se réunissaient dans notre salon, chaque Shabath. De façon informelle, je les initiais au sens du judaïsme, à sa signification sociale et religieuse. Le tout se terminait par un week-end du groupe en dehors de la ville, pour comprendre le vécu du Shabath. Après un examen devant le rabbin, on fixait la date du Shabath Bat Mitzva… et les jeunes filles et les familles se réunissaient après la prière du vendredi soir, pour le repas shabatique. Le lendemain, les pères étaient appelés à la Torah et Max, dans son sermon, s'adressait aux Benoth Mitzva. Toutes ces occupations étaient pour moi la base d'un énorme enrichissement intellectuel.
Je préparais aussi les fiancées au mariage. Ces candidates venaient de tous les milieux juifs imaginables. À mesure que passaient les années et que changeait le mode de vie, je m'apercevais qu'elles en savaient souvent plus que moi sur la vie sexuelle. J'essayais d'éviter de devenir ridicule à leurs yeux. Finalement, ce fut une chance pour moi de commencer une carrière de femme de rabbin dans l'enseignement : ce n'avait pas été le cas de celles qui m'avaient précédée. Il y a cinquante ans, le travail de la femme de rabbin était surtout social : visites dans les familles démunies pour leur apporter une aide morale et matérielle ; visites des malades dans les hôpitaux ; visites chez les vieillard qui, ne pouvant sortir de chez eux, avaient besoin d'une présence amicale pour ne pas se sentir abandonnés dans l'antichambre de la mort. Entourée de volontaires qui me secondaient beaucoup et facilitaient ma tâche, j'ai pu continuer ces activités tout en me penchant sur d'autres problèmes.
Bien évidemment, en tant que femme de rabbin, j'étais responsable des femmes de la Hevra kadisha, qui s'occupaient des teharoth, la toilette des morts. Cette ‘hevra était unique, aussi bien pour les religieux que pour les assimilés. Les toilettes étaient faites par des femmes de tous les courants et il régnait une extraordinaire ambiance d'amitié. À une certaine époque, des familles, devenues ultra-religieuses, avaient exigé que la tahara des membres de leur famille soit faite uniquement par des femmes religieuses. Je m'y étais opposée de toutes mes forces. Ils furent obligés d'accepter ma décision. Après quelques années, mourut une femme religieuse dont le fils était devenu un super-orthodoxe. Il me demanda de sélectionner les femmes qui méritaient de faire la tahara. Après plusieurs refus, il m'envoya un rabbin possédant toutes les qualités morales et religieuses. J'ai refusé en lui expliquant que je n'avais aucune possibilité de peser la valeur d'autres êtres humains. "Je ne sais pas qui D. choisira pour le monde futur. Nous aurons peut-être, un jour, d'importantes surprises !" Et, tout à coup, D. qui est grand, m'inspira. " J'ai une idée, ai-je dit. Je ne sais mesurer la valeur des individus, je ne l'ai pas appris et je n'ai aucun appareil de mesure. Vous, vous avez l'air de vous y connaître. Je suppose que c'est un petit appareil, une " mesurette ", qui vous le permet. Soyez gentil, prêtez-le moi et je saurai qui choisir. D'autre part, confirmez-moi que vous assumez la responsabilité d'empêcher des Juifs d'accomplir une bonne action (mitzva)." Conclusion : j'ai gagné !
Le rôle de la femme dans la société moderne se modifiait et la communauté juive ne pouvait échapper à cette mutation, aussi bien en son sein que dans la vie de la cité. La communauté de Strasbourg comportait une quinzaine de groupements féminins dont le but était d'aider à résoudre les problèmes sociaux, aussi bien dans notre région que dans la société israélienne. Après la guerre des six jours, je me suis aperçue que toutes ces associations étaient concernées, dans certaines circonstances, par les mêmes problèmes. Il me semblait stupide de les voir travailler, chacune dans son coin. Nous avons donc fondé un groupe qui réunissait les responsables de tous les mouvements féminins, dont le but serait de coordonner les problèmes communs. C'est ainsi que naquit le GLIF (Groupement de Liaison Juif Féminin). Les responsables se réunissaient une fois par mois et essayaient de trouver des solutions aux nouvelles questions… et aux appels à l'aide habituels. C'était l'époque où, pour la première fois, les femmes avaient demandé à participer en tant qu'élues, à la bonne marche de la communauté, à être membres de la " commission administrative ". Ce fut une lutte difficile et la victoire a été lente et progressive. Nous avons été l'une des premières communautés juives de France à y parvenir avec l'autorisation halakhique (juridique) du rabbin (mon mari).
Parallèlement, nous nous sommes rendues compte que les femmes de la ville de Strasbourg avaient entrepris une lutte pour une présence plus importante au sein des administrations locales, départementales et nationales. Elles avaient fondé une association, le CDOF, et nous avions décidé que le GLIF y serait représenté. Comme j'en étais la présidente, j'en fus aussi la déléguée. C'est ainsi que la femme du rabbin, puis du grand rabbin de Strasbourg dépassa le cadre purement communautaire pour travailler également dans la cité.
Comme nous n'avions pas encore pu faire notre alya, nous avions désiré développer des relations avec Israël, surtout après notre long voyage en 1964. En 1965, Max prit la décision de partir chaque année, pendant les vacances d'été, avec ses élèves des lycées, filles et garçons, des classes de seconde, première et terminale. Le voyage durait un mois, dont une dizaine de jours au kibboutz Ein Hanatsiv qui était jumelé avec la communauté de Strasbourg. La plupart des membres de ce kibboutz religieux sont d'origine française, une partie même originaire d'Alsace. Les jeunes étaient acceptés comme travailleurs, en particulier à la cueillette des olives. Ce n'était pas toujours facile pour eux car ils étaient traités, non comme des amis, mais comme des employés du kibboutz, avec un parler rude et des exigences parfois sévères. Max se levait très tôt le matin pour aller travailler avec eux, car il ne voulait pas les laisser seuls avec les kibboutznikim. Moi, je travaillais à la cuisine. Le Shabath, nous avions droit au repos. Les jeunes ne venaient pas et nous nous sommes inquiétés. Ils avaient été expédiés à la cuisine pour laver la vaisselle et nous ne le savions pas. Ils pleuraient, mais il nous était interdit de les aider ou de les remplacer au bout de quelque temps. Malgré cela, nous avons organisé ces voyages pendant des années. Ce n'était pas agréable pour nos propres enfants qui restaient dans une colonie de vacances et qui se sentaient abandonnés.
En 1970, après le départ à la retraite du grand rabbin Deutsch, Max a été nommé grand rabbin de Strasbourg et du Bas-Rhin. Choisi par la communauté qui avait renoncé à l'espoir de faire de sa synagogue une "Schoule à orgue", accepté par l'Etat français, il a été installé solennellement. La communauté n'a pas hésité : les membres avaient une grande confiance en lui, en particulier les anciens élèves devenus adultes et parents. De plus, les communautés polonaises et séfarades le respectaient. Chacune de ces communautés avait son rabbin. En revanche, le lien était rompu avec Kageneck qui avait son rabbin et son indépendance.
Finalement, après quarante ans de mariage, nous avons pu réaliser notre vieux rêve : nous installer en Israël, en 1987. Six de nos enfants s'y trouvaient. Ils avaient, D. merci, tous trouvé du travail, eux et leurs conjoints. La communauté nous a fêtés, avec le regret de voir Max la quitter. Je ne voudrais pas oublier de mentionner les réactions de nos amis, les membres de la communauté de Strasbourg, des juifs et des non-juifs, au moment du décès de Max en 2006. Nous avions quitté Strasbourg depuis presque vingt ans et je me suis aperçue qu'une foule immense avait gardé le souvenir de Max, avec une réalité extraordinaire. Cela m'a fait énormément de bien. Merci de tout cœur !
Que dire de notre vie de rabbin et de femme de rabbin ? Je crois que nous avons vécu quarante ans de bonheur. Nous avons non seulement donné aux autres, mais énormément reçu et beaucoup appris. Nous avions, aussi bien à Bischheim qu'à Strasbourg, appris à vivre et à apprécier tous les Juifs, même ceux qui n'avaient pas la même approche du judaïsme que nous. Cela nous avait, bien sûr, éloigné d'une certaine orthodoxie étroite et méprisante. Les Juifs de Strasbourg nous appréciaient tous, même si nous ne pouvions pas manger chez eux. Toutefois, les mariages se terminaient toujours par un repas casher et nous y assistions. Nous avions appris à adapter notre langage. Je me suis vite aperçu que je ne pouvais pas, par exemple, enseigner les lois de la Pureté Familiale de la même façon à toutes les fiancées mais j'évitais, d'autre part, de fausser quoi que ce soit.
J'aimerais mettre quelque chose au point. En relisant ce texte, je m'aperçois que je ne parle que de mon bonheur à moi, en ce qui concerne la profession rabbinique. Nos enfants, et je comprends bien leur réflexion, étaient loin d'être aussi heureux. Nous n'avions plus assez de temps à leur consacrer, à les écouter, à les comprendre. Je leur en demande pardon. Peut-être ont-ils commencé à me pardonner, ils sont tellement gentils avec nous, l'ai-je mérité ? Je les remercie.
Il ne faut en aucun cas que j'oublie de parler d'un fait important de notre vie, nos rapports avec le monde non-juif, avec les chrétiens en particulier. L'arrivée au pouvoir du nazisme en Allemagne puis la deuxième guerre mondiale ont ouvert la porte et légalisé le racisme et l'antisémitisme. Malgré cela, je n'ai pratiquement pas connu d'antisémitisme dans ma jeunesse à Strasbourg : Papa travaillait dans l'administration où il n'a jamais caché son judaïsme et pu observer le Shabath. Éliane et moi allions au lycée de jeunes filles, sans écrire le Shabath. Nos amies les plus proches étaient juives mais nous nous entendions très bien avec nos camarades chrétiennes. Pendant la guerre, à Provins et à Paris, nous continuâmes de la même façon, alors qu'en plus, pendant l'occupation allemande, nous portions l'étoile. Mes camarades me choyaient, alors que c'était la première fois qu'elles côtoyaient le judaïsme religieux. Mes professeurs me facilitaient la vie scolaire, aussi bien dans les trois lycées où j'avais étudié qu'à la Sorbonne.
Après la guerre, quand nous sommes revenus en Alsace, nous avons vécu également aux côtés de la société chrétienne. Max a enseigné dans les écoles publiques où il a côtoyé les enseignants catholiques et protestants, avec d'excellents contacts. À cette époque, les femmes se sont émancipées (en tout honneur), ont commencé à avoir un métier et à jouer un rôle social, en volontariat. Il était indispensable que les femmes juives participent à ces rencontres. Le GLIF ne s'est pas contenté d'être communautaire, il a décidé de représenter les femmes juives dans les associations de la ville de Strasbourg où nous avions notre mot à dire. En même temps, les chrétiens ont compris qu'il était important, après tout ce qui s'était passé, que les deux religions monothéistes se rencontrent, travaillent et réfléchissent ensemble, comme deux frères, fils d'un même père. Nous organisâmes une rencontre mensuelle pour étudier un texte de la Bible, chacun selon son interprétation, pour apprendre à écouter l'autre, ne jamais dire : "C'est moi qui ai raison". De ces rencontres naquirent des amitiés qui durent encore, même lorsque de grandes distances éloignent les uns des autres. Nous nous apprécions et nous aimons beaucoup. Malgré la séparation, nous nous écrivons et nous nous téléphonons.
Il faudrait maintenant que se joignent à nous les musulmans. Je pense que les rencontres, basées sur le respect de l'autre, le dialogue et l'écoute, pourraient être le fondement d'une avancée vers la paix. N'oublions pas : nous avons le même Père. Je suis persuadée que le système de la loi (biblique) orale peut être d'une aide importante : remettre la loi juive au goût du jour, c'est à dire à l'époque où nous vivons, en tenant compte à la fois de la Torah et de l'évolution de la société. Peut-être l'islam pourrait-il réfléchir à une solution de ce genre : " la loi orale " (qui n'est plus orale aujourd'hui) doit, sans la rejeter, permettre à " la loi écrite " de s'adapter à notre temps. J'ai été très étonnée et heureuse de lire dans le Nouvel Observateur, un article qui essaie d'expliquer ce problème et de faire comprendre que ce serait la solution d'avenir à envisager : que des spécialistes de chaque monothéisme réfléchissent et, sans renier la loi de base, lui permette de vivre dans la société moderne grâce à une analyse intelligente et consciente. Nous respecter les uns les autres et faire respecter notre façon de vivre à chacun.
C'était notre premier contact avec Israël. Ça a été le grand choc de notre vie. Mon mari aurait aimé partir au moment de la création de l'État. Mais ce moment-là, le directeur du séminaire a décidé que "vous avez f ait vos études ici, la communauté de France est infirme, n'a plus de responsables, vous êtes finalement ceux qui devaient prendre en main la communauté de France." Mon mari, a accepté. Cela a été un peu amer ; mais aujourd'hui, avec le recul, je pense qu'on a bien fait parce que l'efficacité du travail qu'on a pu faire à Strasbourg, on n'aurait pas pu le faire ici.
En venant ici en année shabatique, nous avons éprouvé un choc d'amour. Très sioniste, c'est-à-dire pas d'esprit critique ; on a accepté le paquet comme il était, tout était beau, tout était... et Jérusalem était belle. Nous étions très malheureux quand nous sommes repartis. À ce moment-là mon mari a pensé qu'on reviendrait... qu'on s'installerait bientôt. Ça n'a pas marché pour plusieurs raisons. Sans regret, tout à fait, sans regret. Nous avions un travail passionnant à Strasbourg et nous ne le regrettons pas. Et comme nous étions repartis avec nos sept enfants, nous ne savions pas quand nous allions revenir, parce que ce n'était pas évident.
C'est à ce moment-là que mon mari a eu l'idée géniale d'organiser presque tous les ans un voyage pour emmener chaque année un groupe d'élèves en Israël. Nous sommes donc venus, pendant des années, tous les deux, pendant un mois, en plaçant nos enfants dans des colonies de vacances juives en France. Et nous avons accompagné des groupes de jeunes : kibboutz, ville... Nous avons découvert avec eux la vraie société israélienne. Et nous voulions qu'ils connaissent la société israélienne telle qu'elle est et qu'ils décident de faire leur alya les yeux ouverts, en pleine connaissance de cause.
Quelques années plus tard, mon mari a fait aussi des voyages des groupes d'adultes. Donc nous avions gardé notre lien permanent avec Israël. Par la suite, six de nos enfants s'y sont installés, la septième est encore en France. À ce moment-là, nos liens avec Israël étaient très forts. Les dernières années nous venions deux-trois fois par an en Israël. Nous avions notre appartement et nous avons connu la réalité. Si bien que quand nous sommes venus ici, nous sommes venus dans quelque chose que nous connaissions, que nous croyions connaître. Parce qu'on découvre toujours. Surtout qu'il y a eu l'Intifada, deux mois après notre alya.
Donc nous avons été très heureux d'être restés à Strasbourg et d'y avoir travaillé pendant près de quarante ans. Et nous sommes venus ici maintenant, profiter de notre avenir. Ici j'ai fait un peu de travail social, un peu de travail éducatif. J'écris, j'écris des articles ; mon mari aussi écrit beaucoup. J'étudie. J'ai commencé à étudier des choses que je n'ai jamais étudiées dans ma jeunesse. Et je vois grandir mes dix-neuf petits-enfants.
Il y a quelque chose que je n'avais pas compris avant de vivre en Israël et que j'ai très bien réalisé ici. Tout d'abord, c'est un message juif. Parce que pour nous, il n'y a qu'un avenir pour l'Etat d'Israël. Ce n'est qu'un avenir juif mais attention, un avenir juif intelligent et ouvert. Je ne rentrerai pas dans les détails. C'est notre seule raison et notre seul droit de posséder le pays.
On fait passer ici en Israël le message de la Shoah dans les écoles, à peu près comme le seul message de notre raison d'être en tant que peuple juif, mais nous ne pouvons pas continuer à donner cet unique message aux enfants, parce que je pense qu'un passé uniquement de larmes n'est pas suffisant. Il n'est pas question de l'effacer... cela fait partie malheureusement de millions d'existences, mais nous avons encore d'autres messages à transmettre, en tant que juifs. Et je voudrais surtout que mes enfants sachent qu'il y a une leçon que je dois tirer de la Shoah. Que jamais, de près ou de loin, moi en tant que Juive, moi en tant qu'Israélienne, je ne fasse quelque chose qui puisse ressembler, je dis bien ressembler, à un comportement inhumain, tel que celui que nous avons subi pendant tant d'années.
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