Je crois premièrement qu'il faut se rendre compte que j'ai vécu à une époque nouvelle. Quand nous nous sommes mariés, c'était encore l'époque où les mamans enseignaient à leurs filles les lois de pureté familiales (1). C'était très compliqué parce que le vocabulaire était très restreint. Il y avait des mots qu'on ne disait pas, qu'on n'employait pas : on ne ne disait pas qu'on "avait ses règles", on était "indisposée". Etre enceinte, avoir ses règles… tout ceci… donc, un vocabulaire très restreint qu'employaient nos mères et cela devait nous donner finalement le sens et la valeur de ces mitzvoth (commandements religieux). Elles nous enseignaient "voilà ce que tu feras, tu compteras tant et tant de jours, et après tu vérifies, et après tu as encore sept jours, et après tu vas au mikvé (au bain rituel) de telle ou telle façon. Maman était aussi gênée que nous, qui n'avions pas ce contact d'aujourd'hui avec un vocabulaire plus étendu. Moi-même, j'ai dû apprendre peu à peu à me servir d'un vocabulaire qui aurait paru indécent dans ma jeunesse.
Non. En principe c'étaient les fiancés qui fixaient la date. Au fond je crois que j'étais la première femme de rabbin qui recevait les fiancés que mon mari mariait. Pas d'autres. Et on racontait toujours que Madame Deutsch, la femme du grand rabbin ne faisait pas le cours, c'est évident, mais quand son époux devait marier une fille de famille très religieuse, lorsque celle-ci sortait, elle lui donnait presqu'en cachette un petit livre pour qu'elle puisse étudier seule à la maison.
Pas du tout. Je peux vous raconter une histoire qui est arrivée à mon mari jute avant qu'il ne devienne grand rabbin officiel de Strasbourg : un mariage se préparait, et il a fait venir la fiancée pour lui demander de prendre rendez-vous avec moi. Je lui ai parlé très simplement parce que je n'employais pas le même langage avec des jeunes filles qui étaient élevées dans un milieu religieux, où cela faisait partie de la famille, et avec une jeune fille qui venait d'un milieu complètement assimilé et qui souvent ne savait même pas ce qu'étaient les lois de pureté familiale. C'était une jeune fille de ce genre là, et mon mari lui a dit : "prends rendez-vous avec ma femme. Elle te dira ce que tu dois faire, et avant ton mariage tu le feras, sinon je ne fais pas le mariage." C'était la première fois qu'il parlait de cette façon, parce que c'était la première fois qu'il était, lui, le rabbin en chef. Et la fille s'en est plainte à la femme de celui qui était l'ex-président de la communauté, qui téléphoné à Max en lui disant brutalement qu'il n'admettait pas qu'on impose des choses de ce genre-là aux jeunes fiancées. Max lui a répondu qu'il était très impressionné par son coup de fil, mais que c'était à lui de décider en tant que rabbin, et non pas à celui qui était administrateur de la communauté, et que si cela ne lui convenait pas, Max était prêt à partir et à quitter sa place.
C'était très important : c'était un des premiers mariages avant son grand rabbinat officiel d'Alsace. Par la suite, il n'allait pas vérifier, il ne leur demandait jamais de lui donner un papier signé par la responsable du mikvé, disant que cette jeune fille était passée par le bain rituel. Il n'allait pas jusque là.
Elle s'y est pliée. Non seulement elle l'a fait, mais elle a raconté à plusieurs personnes combien c'était pour elle enrichissant.
Pas chez les ashkenazim. Chez les ashkenazim au contraire c'était la discrétion… on essayait autant que possible de ne pas y aller aux heures officielles, mais on demandait à la responsable du mikvé de l’ouvrir spécialement en plein jour pour la fiancée, afin qu'elle puisse faire cela très très très discrètement.
En principe avec sa mère.
Ah oui, c'est évident ! C'est elle qui lui enseignait pratiquement comment réaliser ce qu'elle avait appris théoriquement.
Peut-être chez les sefaradim, pas chez les ashkenazim. Or, au début du rabbinat de mon mari, il n'y avait pas encore beaucoup de sefaradim et la communauté de Strasbourg n'avait pas son propre mikvé . Elle participait au mikvé de la communauté séparatiste de la rue Kageneck (2), à laquelle elle versait une très grosse participation financière pour les quelques femmes qui s'y rendaient. Mais la jeunesse a grandi, et les jeunes filles ont appris beaucoup plus qu'auparavant, dans la communauté large, ouverte, qui n'était pas composée que d'orthodoxes. Donc il y avait déjà plus de femme qui allaient mikvé, et l'arrivée des sefaradim a fait augmenter énormément leur nombre. C'est pourquoi la communauté de Strasbourg a construit son propre bain rituel en 1976.
Non, ce n'est pas moi qui l'engageais, c'était la communauté. Si elle avait fait des bêtises j’aurais peut-être dû intervenir… mais celle qui était de mon temps était une personne extraordinaire.
Madame Klings. C'était une femme extraordinaire qui offrait une expérience agréable à ces jeunes filles qui allaient pour la première fois au mikvé (quelques-unes même pour la dernière fois !). Elle n'imposait pas d'une voix magistrale ce qu'il fallait faire, elle essayait d'expliquer… enfin vraiment elle m'a beaucoup beaucoup aidée.
Il y en a certainement qui n'y sont pas allées, mais de moins en moins ; normalement elles y allaient à peu près toutes.
Je ne pouvais pas parler de la même façon à une fille de milieu religieux, je ne parle pas des orthodoxes qui ne venaient pas chez moi, parce que Max ne faisait pas leurs mariages, donc ce n'étaient pas des "saintes femmes". Je ne pouvais pas parler le même langage à des filles qui avaient été élevées sans rien connaître du judaïsme et à des filles d'un milieu où la maman allait au mikvé et la grand-mère allait au mikvé. Donc là il fallait que je trouve le moyen de varier mon langage, de ne pas leur demander d'apporter un ticket prouvant qu'elles avaient été au mikvé parce que mon mari ne voulait pas peser sur elles et il leur disait simplement : "voilà, vous allez au mikvé ".
Je leur parlais du compte des jours (1) mais je ne leur demandais pas si elles l'avaient respecté. Parce que je voulais que ce soit une expérience qu'elles fassent de toutes façons. Et si après elles voulaient vraiment rentrer dans le système, alors à ce moment-là j'étais contente que le fait de les laisser librement aller ou ne pas aller au mikvé ait réussi. Je voulais avant tout qu'elles sachent.
Oui elles savaient déjà plus de choses. Alors que moi je ne savais pas grand-chose quand je me suis mariée. Et ce n'est pas ma mère qui était mon éducatrice dans ce domaine-là qui aurait pu m'enseigner les valeurs de ce mikvé, c'est-à-dire du rythme de la vie familiale. Un rythme de l'attente tous les mois, c'est-à-dire, au fond, recommencer le mariage. Cela se passe comme avant le mariage. Et cela en général, c'est pour le bien des les couples.
Oui. Il faut attendre le fiancé qui est devenu le mari, mais c'est encore plus difficile, parce qu'on habite sous le même toit. C'est long douze jours ! Qui peuvent devenir quinze jours aussi ! Pour les jeunes couples c'est très long. Et cela recrée la même ambiance d'attente qu'avant le mariage.
Oh non. Cela restait très discret. On faisait attention quand on sortait du mikvé que personne ne nous voie.
Cela m'a appris finalement à connaître la psychologie, pas seulement des filles religieuses mais des filles non-religieuses, le langage avec lequel il fallait leur parler : justement cette attente chaque mois comme une attente avant le mariage, parce qu'à l'époque la plupart des jeunes filles attendaient encore avant le mariage. Je me souviens, quand elles étaient enceintes, elles ne le disaient pas ! Et l'on découvrait quelques mois après que le bébé était venu vraiment très tôt... Jusqu'au jour où je suis rentrée dans le salon où mon élève m'attendait ; elle se lève, c'est à peine si elle me dit bonjour, et me dit : "vous savez Madame, je vous préviens que je suis enceinte". J'ai cru que la terre allait s'ouvrir sous mes pieds. C'est la première fois qu'on me disait cela.
En Europe de l'Est, le mikvé était le lieu de rencontre
des hommes. Chez nous, cela faisait partie de la discrétion alsacienne.
Je crois que ma grand-mère, qui habitait le village de Erstein,
allait au mikvé dans l'eau courante d'un canal situé
à quelques pas de sa maison.
Par exemple la ville de Colmar
n'avait pas de mikvé ! C'était pourtant une communauté
importante ! Ma tante qui habitait Colmar allait au mikvé
à Strasbourg
! Ce n'était pas toujours facile en hiver toutes ces choses-là,
mais elles y croyaient et leurs maris y croyaient. Il y avait encore un mikvé
à Mulhouse.
Et je me rappelle que ma tante de Colmar, venait chez nous à Strasbourg
une fois par mois. Pourquoi, je ne savais pas exactement. Même si on
me disait qu'elle allait au mikvé, je ne savais pas trop ce
que cela signifiait.
Pour une partie du judaïsme alsacien. Une partie pas très très importante. Je crois que dans la grande communauté, celle de Strasbourg, il y avait très peu de femmes qui y allaient. Quand la communauté de Strasbourg a rebâti sa synagogue en 1958, elle n'a pas construit de mikvé. Les administrateurs pensaient que cela n'en valait pas la peine. Ce n'est que sous l'impulsion provoquée par l'arrivée des Juifs sefarades qu'elle a décidé d'en construire un en 1976.
Si, il fut une époque, mais cela remonte à la nuit des temps.
En Alsace ce n'était pas la mode. Max n'y a jamais été régulièrement sauf la veille de Rosh Hashana, le nouvel an, et la veille de Yom Kipour.
Non, je ne pense pas, c'était trop gênant peut-être. C'était moralement gênant parce qu'on savait comment on y était "habillé", c'est-à-dire pas habillé, comment il fallait se préparer, les ongles, les oreilles, les cheveux etc.. C'était un langage qui était difficilement supportable à l'époque. Moi je ne connais que l'Alsace !
Non. Ma grand-mère, qui se baignait dans le canal, n'habitait pas dans une ville ! Les gens qui allaient en vacance au bord de la mer, allaient dans la mer.
Osthouse avait un mikvé . Osthouse où était né et habitait mon père, c'est-à-dire à quelques kilomètres d'Erstein où ma mère est née, c'est une communauté qui était en décadence, mais là il y avait autrefois un mikvé, mais il ne fonctionnait plus parce qu'on n'y allait plus. Faire six kilomètres pour aller au mikvé, à l'époque, quand on habitait Erstein et qu'on n'avait pas d'auto… Mon père était très fier du fait que chez lui à Osthouse il y avait un mikvé. Alors que dans une ville comme Erstein, qui était plus grande, plus importante, plus "assimilée" que ne l'était la communauté de Osthouse, il n'y en avait pas. Il n'y en avait même pas à Colmar !
Ils n'ont pas disparu mais on ne s'en servait plus. Celui d'Osthouse par exemple on ne s'en servait plus parce qu'il n'y avait plus de communauté. Ces toutes petites communautés ont disparu peu à peu, et … le judaïsme alsacien n'était pas très "mikvé".
Au contraire. Le meilleur système pour avoir des enfants c'est d'aller au mikvé. Parce qu'on a découvert ensuite que c'est le nombre de jours qui rend la femme fertile.
Je ne sais pas si quelqu'un savait que c'était la période féconde. Je ne pense pas qu'elles en savaient autant.
Bien sûr, il n'y en avait pas d'autre.
Peut-être, mais je n'en ai jamais entendu parler.
Oui. Très mal. Mais elle me l'a expliqué. Comme je savais que cela existait, je savais à peu près comment cela fonctionnait, je dis bien "à peu près", mais je n'avais aucune possibilité de langage, d'en parler surtout avec ma mère ! On ne parlait pas de ces choses-là.
Parce que la rabanith ce n'était pas son travail ! Madame Deutsch n'a jamais reçu de fiancées.
Et pas à toutes. En celles en qui elle pouvait avoir une certaine confiance. Je ne la vois pas en train d'employer le vocabulaire et d'expliquer les choses telles qu'elles se passent. C'étaient des tabous à l'époque.
Mais c'est l'évolution de la société ! Je ne parle pas seulement de la société juive, mais de la société tout entière. Finalement les Juifs évoluent dans des sociétés et suivent leur évolution. Personne n'aurait parlé d'homosexualité, on ne savait pas ce que c'était.
Je suppose, çà existait puisque la Torah en parle.
Ils étaient très comme il faut. Ils avaient très peur de la non-pudeur. Que ce soit le vocabulaire, la façon de s'habiller, tout ce que vous voulez. Mais je ne sais pas si c'était vraiment la raison. Je n'en ai jamais entendu parler. On ne parlait pas de ces choses-là de toutes façons.