En septembre 1946, j'ai cessé mes études universitaires et j'ai travaillé deux ans à la maison de Versailles, jusqu'en août 48. Pendant très peu de temps, ma directrice a été Nini, qui fut remplacée par Monsieur et Madame Félix Goldschmidt. Comme les Samuel, les Goldschmidt se sont investi dans la marche de la maison et le bonheur des enfants, parmi lesquels il y avait Leiser (Elie) Wiesel qui n'était pas toujours facile. Ils rêvaient de leur donner le sentiment d'avoir une famille. Malheureusement, c'était aux dépens de leurs propres enfants.
Après qu'il ait fait deux années d'études à Paris, le directeur, le grand rabbin Lieber, attribua à Max une bourse pour faire une année d'études dans une yeshiva. Il choisit Londres, et après un essai dans une yeshiva qui ne lui convenait pas, il décida d'aller au Jewish College, qui avait ouvert ses portes quelques années plus tôt, et où les études y étaient d'un très haut niveau. Le maître était Rav Kahana, un ancien responsable d'une yeshiva de Lituanie jusqu'à la guerre. Sa femme et ses enfants furent déportés ; il put, lui, arriver en Angleterre où il fréquenta l'Université de Londres pour apprendre l'anglais. C'est grâce à lui que Max, qui était de loin le plus jeune élève, put obtenir une Smi'ha, titre lui permettant de prendre des décisions rabbiniques. Max est revenu en juillet d'Angleterre, muni du diplôme de Rabbin très prestigieux, mais n'avait pas fait celui de l'école rabbinique française. On lui fit des misères… et il le passa donc, un an plus tard. C'était impossible autrement, d'abord pour l'honneur de l'école et ensuite pour obtenir un poste d'État. Les postes de rabbins des trois départements de l'Est étaient, grâce au concordat, des postes d'Etat et avaient une place importante dans la vie officielle. Lorsqu'il commença à travailler, il avait 23 ans.
Max et moi, nous nous étions fiancés en 1946 et avions décidé de nous marier dans les deux ans, dès qu'il aurait fini ses études et trouvé du travail pour entretenir sa famille. Nous avons donc fixé le mariage au mois de septembre 1948. Mes parents se sont entièrement occupés de la préparation du mariage. En septembre, avant Rosh Hashana, nous nous sommes donc mariés rue Cadet et ce fut le rabbin Munk qui procéda à la cérémonie. Ma sœur Éliane était déjà mariée depuis un an avec Isy Loinger dont elle eut trois fils. Mes parents ont préparé le mariage et Maman, avec l'aide d'une femme qu'elle connaissait, a fait toute la cuisine.
Nous n'avions pas d'appartement puisque nous ne savions pas encore quel serait notre lieu de travail. Comme chaque année, Max célébrait les offices de fêtes dans une communauté de l'Est de la France qui n'avait pas de rabbin, ni souvent de chantre. Après les fêtes, sachant que la communauté de Strasbourg cherchait un rabbin, Max a posé sa candidature. Le grand rabbin Deutsch avait été nomme grand rabbin de Strasbourg et du Bas-Rhin. Max s'est présenté pour être son adjoint comme rabbin de Strasbourg. Il n'y avait pas d'orgue… mais beaucoup de membres de la communauté espéraient encore son retour. Quand Max s'est présenté devant le vice-président de la communauté, un cousin de maman, le bijoutier Arthur Blum, celui-ci lui a posé la question : "Accepteriez-vous la réinstallation de l'orgue dans la grande synagogue de Strasbourg ?". Max lui répondit : "Dans les mêmes conditions que le grand rabbin Deutsch, c'est-à-dire, mariages, 14 juillet – avant l'entrée du Shabath – et autres manifestations de ce genre." "Je vous remercie pour votre franchise", répondit Arthur, "mais la place n'est pas pour vous !"
Nous sommes allés humblement nous installer à Bischheim, communauté mère de Strasbourg avant la révolution, quand les Juifs n'avaient pas encore le droit de s'installer dans les villes. Les Bishheimois étaient des Juifs-alsaciens de longue date et avaient gardé une mentalité et des traditions vieilles de plusieurs siècles. Nous logions dans une vieille maison campagnarde dépourvue de tout confort, formée d'une cuisine, de deux chambres et de deux autres petites "chambres" qui en faisaient partie. Il n'y avait évidemment pas de salle de bain. Les WC se trouvaient au fond de la cour. Un plaisir en hiver et pendant les journées de pluie, surtout pour les enfants. Nous avions de la chance d'avoir l'eau courante dans la cuisine.
Les quatre aînés de nos enfants y sont nés. Tous les soirs et tous les matins, il fallait les baigner en présence d'un personnage pittoresque, archétype des Juifs de Bischheim, Armand Asch. Cet homme, un vieux garçon, racontait à mon mari toute l'histoire de la communauté depuis deux cents ans, comme si lui-même avait vécu cette période. Le dimanche matin, Max et moi donnions des cours d'hébreu aux quelques jeunes qui étaient venus un peu plus tôt assister au bain des bébés. Il ne suffisait pas de donner à nos élèves un enseignement théorique. Nous avions donc décidé d'inviter des jeunes à notre table, tous les vendredis soirs, afin de leur permettre de vivre une soirée de Shabath qu'ils ne connaissaient pas chez eux. Je pense que cela avait des conséquences positives. La plupart de ces élèves sont devenus quasiment des membres de la famille. Nous avons conservé d'affectueuses relations avec eux. Ce fut une vie très difficile, mais nous y avons appris beaucoup sur la façon de conduire une communauté et comment développer des contacts avec les membres. Nous avions appris aussi à parler le langage qu'il fallait avec nos interlocuteurs, selon leur situation, leurs problèmes et leurs options. À Strasbourg, nous avons étendu ces relations, les échanges et les dialogues avec les non-juifs, dans des cercles religieux ou laïcs, avec des responsables politiques et municipaux, avec des enseignants. Max allait tous les jours à vélo à Strasbourg pour donner ses cours aux lycées et diriger le Talmud Torah. Il y avait un jardin d'enfants juif à Strasbourg et Max y amenait Michel tous les jours, sur son vélo.
Quand Évelyne, notre quatrième enfant, est née, nous n'avions pas de place pour mettre un lit supplémentaire. Nous la couchâmes dans notre chambre, à Max et à moi. Nous lui avons installé un petit lit, un "youpala", et j'ai dit à Max que lorsqu'elle aurait besoin d'un vrai petit lit, nous n'aurions pas la place pour l'installer. La communauté, qui appréciait pourtant son rabbin, ne se sentait pas concernée par ces problèmes. "Il y a des gens qui sont encore plus mal installés que vous !" (Traduction en alsacien de "fer der rebbe echs güt genum !" ("pour le rabbin, c'est assez bon !"). Alors, même Max a décidé que ça suffisait comme ça. Comme il était adoré par ses élèves, sa publicité était faite auprès des parents, et il a obtenu le poste de Strasbourg, les gens étant arrivés à juger que le rabbin était plus important que l'orgue. Les juifs de Bischheim ne furent pas heureux de cette décision, mais ils n'avaient jamais été scandalisés de la façon dont nous vivions.
L'aîné de nos enfants, Michel, est né dix mois après notre mariage. Un an après est née l'aînée de mes filles, Judith. Au début tout s'est bien passé, mais après quelques mois, quand Judith a voulu se servir des mêmes jouets que son frère, Michel s'est précipité sur elle avec des ciseaux. Heureusement, j'étais avec eux ! Mais la conclusion a été parfaite : il avait extériorisé sa rage, ou sa jalousie. Il ne recommencera plus. Au contraire, plus âgés, ils furent vraiment proches l'un de l'autre. J'avais l'impression que Judith était très liée à ce frère.
Michel était un enfant très intelligent, très sûr de lui, du moins apparemment, et très dérangeant, aussi bien à l'école qu'à la maison. Michel a fait un bac par correspondance en même temps que des études à la Yeshiva. C'était en 1967. Il n'était pas encore israélien et ne pouvait aller à l'armée. Il est allé travailler dans un kibboutz près du Golan pour remplacer ceux qui étaient mobilisés. Il a passé son bac à Strasbourg, puis il est reparti pour Jérusalem où il fit ses études : philosophie, sciences politiques… et c'est à cette époque qu'il vira, dans son comportement et ses pensées.
C'est aussi à cette époque que naquit notre premier petit-fils Dror, fils de Michel et Françoise. Après la séparation de ses parents (qui sont restés très amis), Dror fut élevé à Paris par sa mère. Celle-ci se remaria et nous sommes restés très liés. Quant à Dror, il fit de brillantes études de physique. Il a fait son service militaire aux États-Unis, service français, dans sa spécialité. Il travaille actuellement à Paris.
Michel se remaria avec une avocate charmante, Léa. Ils eurent deux enfants : Nissan (marié et père de deux enfants) et Talila (qui fait des études de judaïsme). Michel travailla dans son métier de journaliste et en politique, très exigeant envers lui-même, en nous restant très attaché. Il voyage souvent en ce moment et écrit beaucoup, articles et livres. A cause de lui, son père a été l'objet de maintes attaques, le plus souvent d'un très bas niveau, mais aussi à cause de ses opinions personnelles et pas seulement celles de son fils.
Judith a quitté la France en 68, immédiatement après son bac et la révolution de mai 68. Elle a fait des études d'assistante sociale. Elle travaille toujours dans ce métier, mais un travail un peu spécial. Elle épousa, très jeune, Jean Frankforter. L'argent ne manquait pas, mais Jean et Judith n'arrivaient pas à s'entendre. Ils ont, malgré tout, tenu le coup jusqu'à ce que leurs deux enfants, Maya, l'aînée, et Noam, le deuxième, fussent assez mûrs. Jean s'est remarié et Judith vit dans une jolie petite maison, seule, en face de Babette, Daniel R. et Talia.
Maya, l'aînée de Jean et Judith, s'est mariée avec Doron Barachi et ils ont trois enfants adorables : l'aîné, un garçon, s'appelle Or (Lumière), la deuxième est une fille, Sha'har, et la plus petite s'appelle Ziv. Ils sont très mignons et Or est déjà bien intégré dans la famille, en particulier avec ses petits cousins. Nous sommes donc devenus pour la première fois arrière-grands-parents, un deuxième jour de Roch Hashana. Judith, la future grand-mère, a conduit sa fille en voiture à Adassa et, après la naissance, elle est revenue à pied jusqu'à la synagogue. Je la vois encore, rouge, mouillée de transpiration et heureuse.
Judith est une merveilleuse grand-mère. Elle travaille toujours, a beaucoup d'amis, et sa table du vendredi soir est toujours ouverte. Elle est très active dans les mouvements de paix, au sein des "Fille de Paix" (Bath Shalom) et surtout "Les femmes en noir", ces femmes qui manifestent dans la dignité tous les vendredis, contre l'occupation. J'ai toujours été agréablement stupéfaite et heureuse de voir les femmes en noir ne pas daigner répondre aux injures de certains passants, parmi lesquels de nombreux chauffeurs de taxis. Je me demande souvent si nous n'avons pas eu tort de la faire partir immédiatement après son bac. Nous étions un peu loin de la réalité : nous essayions de construire notre étape suivante, l'alyah. De ce fait, nous voulions que nos enfants soient déjà impliqués dans la vie israélienne. Je pense que Judith se sentait rejetée et abandonnée.
Un an après Judith, naquit notre troisième, Daniel-Baroukh comme mon grand-père paternel que je n'avais jamais connu (pas plus que ma grand-mère dont je porte le nom). Daniel a fait sa terminale à l'école orthodoxe et a réussi son bac. Après les résultats, il nous a dit, d'un air innocent : "je voudrais faire des études de Droit". Nous nous sommes regardés, Max et moi, ne sachant que répondre. L'une des raisons était que nous désirions qu'il fasse son alya après ses études et le Droit français est très différent du Droit israélien (mélange de droit anglais, juif, etc.). Mais, du fait qu'il exprimait quelque chose qu'il avait choisi de lui-même, nous avons accepté en nous disant qu'on résoudrait le problème à la fin de ses études. Après avoir obtenu sa maîtrise, il est parti en Israël et, en un an, il a passé - et parfaitement réussi - onze examens israéliens. Puis il a fait ses différents stages et a épousé Aviva. Ils ont deux enfants : Yaniv est étudiant en médecine, et Nathalie vient de terminer son service militaire et voyage, comme tous les jeunes, avant de commencer ses études.
Trois ans de mariage, trois enfants… Pour le quatrième, nous avons attendu deux ans. Quel événement, c'était Évelyne-Esther. Pour chaque accouchement, j'allais à l'hôpital juif, Adassa. Tous mes enfants, même quand nous habitions Bischheim, sont nés à Strasbourg. Évelyne avait un caractère fort et arrivait toujours à ses fins ( en tout bien, tout honneur ! Elle a fait son bac en étudiant à l'école Aquiba jusqu'au bout. Elle est très gentille et aime les enfants. Elle a donc fait ses études de jardinière d'enfants, puis d'enseignante du primaire. Depuis, elle a mené sa vie avec beaucoup d'assurance et de succès, et ce n'a pas toujours été facile.
Lorsqu'elle était encore à Strasbourg, elle y a épousé le frère du futur grand rabbin de France. Ce dernier, Joseph Sitruck, a travaillé comme assistant de Max. Le mari d'Évelyne, Pierre Sitruck (Pierrot), était venu à Strasbourg pour faire ses études universitaires. Ils quittèrent Strasbourg pour Marseille, dont le grand rabbin était alors Joseph Sitruck. Ils attendirent huit ans la naissance de leur premier enfant, une fille, Nehama, née à Ticha be Av ; elle fait actuellement de brillantes études. Puis naquit un fils, David et, quelques années après, une fille, Noemie. La direction de l'école qu'Évelyne a créée se termina mal pour elle, et elle a choisi d'être d'enseignante à l'école juive de Marseille. Elle est restée une merveilleuse enseignante. Elle dirige la bibliothèque juive de Marseille avec beaucoup d'enthousiasme et réussit parfaitement. Il y a quelques années, elle a décidé de se présenter aux élections de son quartier. Elle a été élue, mais son parti n'ayant pas la majorité, elle ne dispose pas de beaucoup de pouvoirs. Le moral reste bon.
En 1958, après trois ans cette fois, j'accouchai pour la sixième fois. Cette date n'était pas prévue, c'était la fin du huitième mois. Nous étions en vacances dans les Vosges. Un Shabath, je me réveille : je perdais les eaux. Nous ne connaissions personne, et Max n'avait pas très envie de prendre son auto, un Shabath, pour me conduire à l'hôpital de Strasbourg. On finit par trouver la sage-femme qui était vieille et n'avait plus fait d'accouchement depuis des années. Cependant, elle finit par accepter de m'accompagner en taxi. J'arrivais ainsi, en bon état, à la clinique Adassa. Personne ne me vit dans l'auto. Le chauffeur me déposa, la sage-femme ne sortit même pas pour m'accompagner. Quand elle fut de retour, Max lui demanda si j'étais bien arrivée et si j'avais bien voyagé, elle répondit : "votre femme a mieux voyagé que moi !". Le docteur Bader arriva immédiatement et mit au monde… une fille, qui n'avait pas le poids normal. On l'envoya en puériculture à l'Hôpital Civil : on nous la rendrait quand elle aurait atteint trois kilos. Tous les jours, son papa lui apportait le lait que je pompais, plusieurs fois par jour. Quand notre pédiatre revint de vacances, il alla voir Ne'hama Elisabeth (dite Babette) et réussit à énerver si bien le personnel de l'hôpital, que nous récupérâmes notre fille plus tôt que prévu, bien qu'elle n'ait pas encore atteint les trois kilos ! Notre pédiatre venait trop souvent et sa présence les gênait beaucoup : " Vous n'avez pas besoin de nous, votre bébé est en de bonnes mains ! " Babette est devenue le plus gros de nos bébés…
Babette était une bonne élève de l'école Aquiba. Elle est entrée dans cette école secondaire après le Gan Chalom et y est restée jusqu'au bac. Elle se fit d'excellentes amies, mais, comme ses frères et sœurs, ne s'attacha pas à l'école. Elle s'inscrivit en fac, fit des études d'histoire et s'intéressa à l'archéologie en particulier. Elle passait ses vacances en Israël et travaillait alors sur des chantiers archéologiques menés par des archéologues français. Quand elle termina ses études universitaires, le travail l'attendait au CNRS, à Jérusalem. Elle y rejoignit sa très bonne amie, Lisou Baer, qui s'occupe du secrétariat. Elle y trouva son américain, Daniel Rohrlich, très religieux et très cultivé, un spécialiste de physique quantique. Sa famille était restée en Amérique, mais lui habitait en Israël. Nous avons été très heureux de cette solution. Ils ont eu une fille, Talia.
Mes parents ont pu assister à la naissance de tous nos enfants. Après la retraite de Papa, ils ont quitté Paris et sont venus s'installer à Strasbourg, à cinq minutes de chez nous, et sont revenus dans leur synagogue de la rue Kageneck. Ils ont encore vécu quelque temps. Papa est mort à près de 80 ans et maman, à près de 90 ans. Elle a vécu ses derniers mois à Elisa, une maison de retraite. Plusieurs années durant, mes parents habitaient chez nous, quai Kléber. C'est là que papa est mort, chez nous, dans notre chambre à coucher qui était devenu celle de mes parents. C'est assez intéressant de constater le changement, de ma mère en particulier. Tout-à-coup, elle qui ne pouvait rester sans rien faire s'est arrêtée de travailler, et elle est devenue tout à fait dépendante. Quand nous partions voir nos enfants en Israël, je demandais toujours à quelqu'un de la famille de rester avec Papa et Maman. Je m'aperçois qu'à mon âge je commence à ressembler à ma mère. Mais j'ai la chance d'avoir des enfants magnifiques tout près de moi.
Page précédente | Page suivante |