Le cimetière de Rosenwiller (3) est le plus ancien cimetière juif d'Alsace puisqu'il existait déjà en 1366, mais c'est le cimetière d'Ettendorf (4) qui possède les stèles les plus anciennes, datées de la fin du 16ème siècle. Cette situation paradoxale est due au fait qu'il fut interdit aux Juifs de dresser des stèles en pierre après 1349 et que cette interdiction fut levée à Ettendorf vers la fin du 16ème siècle alors que les premières stèles en pierre firent leur apparition à Rosenwiller seulement au milieu du 18ème siècle.
Les épitaphes sont toujours dignes d'intérêt, mais quelques-unes méritent plus particulièrement notre attention lorsqu'elles échappent à la formule stéréotypée dans ses différentes variantes pour nous apprendre quelque chose sur les coutumes de l'époque ou sur les mérites particuliers du défunt.
Les stèles les plus anciennes se trouvent au sommet de la colline d'Ettendorf. Une stèle m'avait particulièrement intrigué, et je mis longtemps à la déchiffrer pour les raisons que je donnerai par la suite.
La stèle se présente sous forme d'une dalle dressée, rectangulaire à encadrement, d'environ un mètre de hauteur. Elle est d'un type courant au moyen-âge, et on peut la comparer à la stèle de Rabbi Meïr Rothenburg qui se trouve à Worms et qui est datée du début du 14ème siècle. Elle s'en distingue par un écu portant l'aiguière lévitique à cheval sur l'encadrement et l'espace réservé à l'épitaphe, motif inconnu au moyen-âge. Elle s'en distingue aussi par une écriture maniérée, se manifestant principalement par un lamed à la haste repliée, descendante, qui déroute l'épigraphiste. Cette manière d'écrire le lamed (ל)est exceptionnelle sur les stèles, mais très courante sur les mappoth anciennes. Elle présente l'avantage d'inscrire tout l'alphabet entre deux lignes parallèles, sans que rien ne dépasse, le quf (ק) étant simplement amputé d'un fragment, et l'inconvénient que l'épigraphiste prend le lamed pour un 'het (ח) et le quf pour un hé (ה). Cette écriture est d'autant plus déroutante que les deux lamed, le maniéré et le normal, cohabitent. Cet alphabet si singulier une fois admis, la lecture devient d'une grande simplicité.
Traduction
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Écriture maniérée: le premier mot de la ligne 8 se lit leqayem et, plus loin, balaylah. |
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Lamed à la haste repliée provenant à gauche, d'une mappa de 1685, à droite d'une mappa de 1762. |
Interprétation
Les lignes les plus importantes de cette épitaphe sont incontestablement les lignes 6 à 8, celles qui nous apprennent que Jacob de Hatten pratiqua durant plus de quarante ans le Tiqqun ‘Hazoth (6), l'Ordre des Prières de Minuit, probablement selon le rite institué par les mystiques du cercle d'Isaac Luria à Safed vers les années 1550. On fait remonter l'origine de ce rite à un passage du Talmud (Berakhoth 3a) datant du 3ème siècle, où il est dit : "La nuit est divisée en trois veillées et à chaque veillée le Saint Béni-soit-Il s'assied et rugit comme un lion, criant: Hélas ! J'ai détruit ma maison, brûlé mon Temple, dispersé mes enfants parmi les nations." Au 11ème siècle, un chef d'école de Babylone, ‘Hay Gaon, déclara qu'à l'imitation du Seigneur les hommes pieux devaient se lever à minuit et dire des prières. Puis, vers 1260, les kabbalistes de Gérone déclarèrent que les hommes pieux devaient se lever à minuit et à chaque vigile pour prier et se lamenter dans la poussière en reconnaissant leurs péchés. Le Zohar en de nombreux endroits évoque la vigile de minuit, heure privilégiée, car il est dit que le roi David se levait à minuit pour étudier et pour prier (Psaumes 119: 62 - Berakhoth. 3b et 4a). Il est aussi dit qu'à minuit la rigueur de la Justice qui règne le soir s'apaise, et qu'au premier chant du coq les esprits malfaisants perdent leur pouvoir. Ces motifs sont déjà dans le Zohar associés avec l'exil de la Shekhinah (la Présence divine). À minuit l'Éternel se souvient de la biche couchée dans la poussière et laisse couler deux larmes de feu, et les anges qui portent le nom d'Abelé Zion, les endeuillés de Sion, arrêtent leurs hymnes de louanges et font silence. Selon certains textes, la Shekhinah en exil chante à minuit des chants à son Époux et il s'établit entre le Saint Béni-soit-Il et la Shekhinah un dialogue.
Le Zohar, riche en détails, ne tire pas de cette foule d'enseignements sur ce qui se passe à minuit un rite de déploration bien défini.
Il fallut attendre le milieu du 16ème siècle pour qu'une codification d'un rituel de minuit prenne jour à Safed. Il est remarquable que ce soit en Terre Sainte et non dans la Diaspora que le rite de l'Exil prend forme. Des kabbalistes originaires de divers pays de la Diaspora réunis à Safed voulurent construire une communauté de 'Hassidim, d'hommes pieux, important la conscience, née dans l'exil, d'un salut messianique qui naîtrait en Terre Sainte. Ce fut dans le cercle immédiat d'Isaac Luria que le rite prit forme. À minuit l'homme se lève, s'habille, s'assied près du montant de la porte de sa chambre, pieds nus, la tête enveloppée, il porte à son front, à l'endroit où le matin il portera ses tephillîn, des cendres retirées du foyer, se prosternera le front dans la poussière, puis commencera à réciter le Tiqqun Rachel qui comprend le psaume 137 "Sur les bords du fleuve de Babylone nous étions assis et nous pleurions... "le psaume 79 :"Ô Dieu, les nations ont envahi ton héritage, elles ont profané ton Saint Temple, elles ont mis Jérusalem en ruine..." Enfin quelques Te'hinnoth, des complaintes sur la destruction du Temple. Après quoi il passera au Tiqqun Léa, fait de psaumes plus gais comme le psaume 111 :"Louez l'Éternel ! Je célèbrerai l'Éternel de tout mon cœur…"suivi du psaume 126 !
"Quand l'Éternel ramena les captifs de Sion, nous étions comme dans un rêve..."
et quelques passages de la Mishna Tamid 1. Rachel et Léa sont les deux aspects de la Shekhina, la première dans un état d'éloignement et de deuil, la seconde dans un état d'union permanent avec le Seigneur.
Le Tiqqun ‘Hazoth se pratiquait tous les jours où l'on disait Ta'hanun, la supplication quotidienne, ce qui excluait le Shabath, les fêtes, la néoménie (nouvelle lune), le mois de Nisan, le 18 Iyar (33e jour de l'Omer), depuis la néoménie de Sivan jusqu'au 8 Sivan, le 9 Av, le 15 Ab, la veille de Rosh haShanah, à partir de la veille de Kipour jusqu'après Soukoth, à `Hanouka, le 15 Shevath, les 14 et 15 Adar et Adar Sheni, la nuit précédant un brith (circoncision), un mariage, et dans la maison des endeuillés pendant les sept jours (Rituel).
Le Livre de prières askheraz moderne (Durlacher, Joseph Bloch, Roedelheim) ne fait pas mention du Tiqqun ‘Hazot, pas plus que le Rav Shlomo Ganzfried dans son Qizzur Shul'han Arukh ni qu'Élie Munk dans Le Monde des Prières. Pour lui, la nuit est le temps où l'engourdissement s'empare des hommes, où Dieu imprime son sceau à leurs chaînes, empêchant l'homme d'agir en lui faisant perdre la libre disposition de son corps.
En revanche, le Siddur, le livre de prières sépharad, s'ouvre sur le Tiqqun, inaugurant la journée à minuit. Le rituel, institué à Safed au milieu du 16ème siècle, ne s'était pas vraiment imposé dans le monde juif ashkenaz comme dans le monde sépharad dans lequel il s'est maintenu, même si ce rite n'est observé que par une minorité.
Il convient de souligner que le Tiqqun ‘Hazot, né à Safed vers 1550, était observé en Alsace déjà en 1574. Cela laisse supposer des relations spirituelles entre l'Alsace et la Terre Sainte, à travers des pèlerinages ou plutôt par l'intermédiaire de rabbins itinérants parcourant l'Europe, quêtant pour des institutions ou pour le rachat de captifs, prodiguant un enseignement fidèlement suivi par une minorité.
La révélation de l'existence d'une mystique juive dans cette petite communauté de cinq familles vivant à Hatten au début du 17ème siècle nous a incité à relire une épitaphe, elle aussi de Hatten, que j'avais publiée il y a une vingtaine d'années (7). La stèle s'élève non loin de celle que nous venons d'étudier, et elle marque la tombe de Nephtali, fils d'Eliezer de Hatten. Elle mérite une lecture nouvelle. Nous en donnons la reproduction photographique, la transcription et la traduction.
Traduction
Interprétation
Revenons sur le verset clé de toute l'épitaphe: "L'Éternel prit plaisir à reposer sur son front." Nous ne pensons pas qu'un enfant de six ans ait été capable de lernen, de donner une interprétation originale d'une lecture talmudique. Cela est tout à fait irréaliste. "L'Éternel prit plaisir à reposer sur son front" a un autre sens. Nous sommes en présence d'un enfant sensible, imaginatif, obsédé par le mystère du surnaturel, saisi de visions fantastiques qu'il fait partager à son entourage, de visions merveilleuses. N'est-il pas dit dans le verset 1 : "sa parole était merveilleuse "? Un enfant sortant épisodiquement du monde réel, de la raison et des sens, pour accéder à un monde rempli de visions féeriques, mystiques. Dans les milieux imprégnés de Kabbale, vivant dans l'irréel, le fantastique et le surnaturel, c'est l'Éternel qui s'exprimait par la bouche de l'enfant. L'époque était favorable aux visionnaires, dont le plus célèbre fut Sabbataï Zewi.
Il est précisé dans les versets 11 et 12 que l'enfant était le petit-fils du rabbin de Nikolsburg: nekhdo shel morenu harav rabbenu [Heller] de-qehilat qodesh Nikolsburg. Le seul rabbin de Nikolsburg qui puisse entrer en considération pour cette époque est le rabbin Yom Tov Lippmann ha-Levi Heller qui écrivit de nombreux commentaires sur des ouvrages kabbalistiques, tel le Pardes Rimonim de rabbi Moïse Cordovero. Nous savons par ailleurs que Yom Tov Lippmann Heller avait essaimé en Alsace.
Dans notre ouvrage sur Rosenwiller nous avons signalé la stèle de Michel fils du rabbin Israël Durkheim, de la lignée de "Tosaphot Yom Tov" Heller et de Rashi. Ainsi, le judaïsme d'Alsace avait aussi vécu une période mystique, comme en témoigne le manuscrit du Ginnat Egoz, un ouvrage de Kabbale recopié par Juda ben Baruch ha-Levi, un Juif de Dachstein, en Alsace, en l'année 1635, découvert et publié par Warschawski (8).
Les Juifs d'Alsace, groupés par petites communautés de cinq à sept familles, ne pouvaient faire venir chez eux les grands parmi les grands du rabbinat askhenaz. Ils n'en demeuraient pas moins à l'écoute des grands courants de la pensée contemporaine.
Nous avons étudié deux stèles qui ont en commun de se trouver toutes deux dans le cimetière d'Ettendorf, d'être toutes deux du début du 17ème siècle, d'avoir été taillées pour deux Juifs du même village de Hatten, dans le nord de l'Alsace, tous deux lévites. L'un fut un vieillard extrêmement pieux, un `hassid, pratiquant le Tiqqun `hazot qui venait à peine d'être introduit dans le rituel des 'hassidim de Safed ; l'autre un garçon de six ans, un Wunderkind sur le front duquel l'Éternel prit plaisir à se reposer. Ces deux stèles nous font découvrir un coin d'Alsace mal connu, une communauté juive vivant une expérience mystique au début du 17ème siècle.
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