Il serait présomptueux de retracer une nouvelle fois l'histoire de la deuxième communauté juive du Bas-Rhin, tâche qui a été menée à bien par l'un de ses fils, le pionnier de l'histoire des Juifs d'Alsace, Elie Scheid (1), et par l'un de ses guides les plus prestigieux, le grand rabbin Joseph Bloch (2). En prenant appui sur ces travaux et à partir de l'histoire exemplaire d'une communauté qui, à l'exception de quelques années durant le 14ème siècle et de la seconde guerre mondiale, n'a cessé d'être présente dans la cité, nous voudrions esquisser quelques aspects de la condition spécifique et de la culture originale des Juifs en Alsace.
La précarité, tel est bien le trait fondamental de l'existence des Juifs de Haguenau à l'époque médiévale. C'est sur l'élévation de Haguenau au rang de ville en 1164, et sur les nombreux privilèges consentis par Frédéric Barberousse à ses habitants, que reposent le développement ultérieur de la cité et le rôle prééminent qu'elle ne cessa de jouer. Les libertés octroyées, ainsi que les facilités commerciales accordées aux immigrés, attirèrent dans la ville des Juifs allemands, puis, en 1182, des Juifs originaires des provinces françaises de l'Est, qu'un édit de Philippe-Auguste expulsait du royaume. Comme le souligne Schoepflin (Alsatia Illustrata, T.1 p. 356), "Judaeos numquam non Hagenoa admisit", Haguenau de tout temps a admis des Juifs.
L'accusation de crime rituel brandie en 1236, selon le chroniqueur Richer de Senones, contre les Juifs témoigne de la vulnérabilité de leur condition. Traduits devant l'empereur Frédéric II ils auraient, selon ce récit que rien ne corrobore, acheté leur salut à prix d'or ! La condition de "Serviteurs de la Chambre Impériale" qui place les Suifs sous la protection du roi, répond à la ferme volonté de ce dernier de sauvegarder une source appréciable de revenus. Dès 1241, le rôle des impôts annuels de plusieurs villes allemandes, fait apparaître que les Juifs de Haguenau sont tenus de verser quinze marks, alors que leurs concitoyens ne sont redevables que de deux cents marks (3). Par la suite, Louis de Bavière concédera à Henri de Fénétrange trois cents livres d'argent à percevoir sur les impôts que sont "contraints de verser les Juifs de Haguenau" (4).
C'est surtout en tant que prêteurs d'argent que ces derniers sont tolérés dans la cité. Des actes déposés aux archives municipales de Haguenau (5) font état de prêts consentis en 1312 par un Juif au couvent bénédictin de Biblisheim et sept années plus tard aux moines de l'abbaye cistercienne de Maulbronn : une lettre du pape Jean XXII d'Avignon du 27 mars 1319 annule purement et simplement cette reconnaissance de dettes "parce qu'elle a été extorquée sous la contrainte du besoin pressant dans laquele se trouvait l'abbaye". Devant une mesure aussi arbitraire, les Juifs étaient tout à fait démunis. Certes, Haguenau s'oppose en 1338 à Armleder et à sa bande de pillards qui s'acharnent à massacrer les Juifs d'Alsace pour s'emparer de leurs biens, et vient au secours de la ville de Strasbourg lorsque cette dernière doit, l'année suivante, faire face à l'offensive d'Eberlin de Rosheim, partisan convaincu d'Armleder.
Cependant, dès 1347, une partie de la population haguenovienne commet des exactions contre les Juifs, qui ne doivent leur salut qu'en acceptant de payer toutes les dettes que la ville avait contractées auprès des Juifs strasbourgeois. En 1349, alors que Strasbourg faisait brûler sur un immense bûcher la plupart de ses Juifs, jusqu'aux enfants qui refusaient le baptême, que Benfeld noyait nombre des siens dans les marais, que Sélestat, Bergheim, Colmar, Rouffach se débarrassaient des leurs par des pratiques semblables, Haguenau compta parmi les villes qui "se contentèrent" de les spolier et de confisquer leurs biens. Cependant, Jean de Lichtenberg, doyen de Strasbourg, qui avait reçu les pleins pouvoirs de Charles IV, confisqua les maisons des Juifs et leur synagogue.
Et si en 1354 la ville de Haguenau rappelle les Juifs en garantissant leur vie et leurs biens, et leur accorde les droits et les libertés "die unser alten Juden vormals hettent", ce n'est point le remords qui anime ses édiles. La cité s'est rendue compte que la vie économique péréclite si les Juifs n'y remplissent pas la fonction honnie de prêteurs d'argent.
La vulnérabilité essentielle des Juifs s'exprima au 16ème siècle par un signe visible qui les désignait à la vindicte et au mépris populaires.En août 1551, Ferdinand, frère de l'empereur Charles Quint, décréta que chaque Juif
Les Juifs sont une source de revenus non négligeables. Taillables et corvéables à merci en temps de paix, on exige d'eux, en cette période de guerres incessantes, des contributions exceptionnelles qui dépassent souvent les possibilités de la plupart des familles, mais dont ils sont collectivement redevables. A plusieurs reprises le gouverneur de la ville ou le Landvogt intervient pour dénoncer ces exactions injustes et intercède pour les Juifs auprès des autorités municipales. Lorsqu'en 1660 les Juifs de Haguenau demandèrent l'autorisation de nommer un rabbin dans la ville, les autorités municipales s'y opposèrent. Ils eurent alors recours à un subterfuge : l'un d'entre eux obtint la permission d'engager un comptable dénommé Meyer Trèves. Celui-ci n'est autre que le premier rabbin "officiel" de Haguenau dont nous ayons connaissance.
La marginalité des Juifs et leur collusion avec les forces du mal sont sans cesse présentes dans l'imaginaire collectif. En 1634, les magistrats de Haguenau font enfermer l'un des préposés de la communauté juive, qui ose s'élever contre les lourdes contributions dont on accable celle-ci, dans la cage aux sorciers. Ce lieu de réclusion, où l'on est incarcéré à titre "préventif", est un cachot spécialement réservé aux sorciers condamnés à mort, dans lequel nul ne peut se tenir debout.
L'opprobre auquel étaient voués les Juifs n'était pas "essentiel", c'est-à-dire ne relevait pas d'une "nature" spécifique. Ceux d'entre eux qui acceptaient de se convertir et accédaient à "la véritable lumière", tel Bernard Hirtz, gendre du préposé Abraham Moch, étaient favorisés par les pouvoirs publics. Au 18ème siècle, on promettait aux néophytes des primes de toutes sortes, notamment une somme de 300 livres en espèces et des vêtements. On exemptait des droits de bourgeoisie et du "Marzahl" ceux qui se convertissaient, tandis qu'on baptisait de force l'enfant de toute juive non mariée, même quand le père se déclarait prêt à l'épouser et à reconnaître l'enfant.
A la veille de la Révolution la population juive de Haguenau est misérable, à l'exception toutefois d'une ou deux familles de notables, dont la fortune et le rôle économique, en tant que munitionnaires et de maquignons spécialisés dans la remonte de la cavalerie, est le meilleur garant de la tolérance qui s'exerce à l'égard de leurs coreligionnaires misérables. Ces derniers sont colporteurs ou regrattiers, intermédiaires auprès des armées ou petits prêteurs.
Rien ne serait plus fallacieux que de conclure à l'aisance de cette population, des plus démunies, à partir des actes du tribunal rabbinique de Niedernai qui mentionnent que, lorsqu'en 1719 Abraham Moch de Haguenau s'est marié avec Miriam, la fille de Moché Yaffa de Vienne, celle-ci a perçu de son beau-père, selon les termes mêmes du contrat, trois mille "Reichsthaler" pour couvrir l'achat de son trousseau et les frais de son voyage. En 1782, Raphael Sel, un neveu de Cerf Berr, épousa la fille du petit-fils d'Abraham Moch : les deux familles offrirent au jeune couple une somme de 24 000 livres,. De telles opérations témoignent de la puissance, tout à fait exceptionnelle, d'une caste de notables, que lie un réseau serré d'alliances matrimoniales et commerciales, et dont la fortune constitue une meilleure sauvegarde de leurs coreligionnaires.
Un document du milieu du 18ème siècle montre la pauvreté des quarante-quatre familles juives de Haguenau. Il établit que l'ensemble de cette communauté peut être imposé sur la base d'une fortune globale ne dépassant pas 67 000 livres (8). Le pouvoir de cette caste, que constituent à Haguenau les familles des préposés d'Aaaron Abraham Moch, Jacob Alexandre et Lippman Moch, qui en 1738 ont accédé à leur charge sur désignation arbitraire du prêteur royal, du stettmeister et du magistrat de la ville, repose sur leur fortune et leur habileté en affaires. Leur réussite, ainsi que leur participation décisive au tribut qui est exigé de leur communauté, représente pour cette dernière la meilleure chance de survie.
La précarité de la condition des Juifs d'Alsace ne fut pas abolie par la Révolution française, ni par leur tardive accession au rang de citoyens libres et égaux. Durant la Terreur, les Juifs de Haguenau durent remettre les clefs de la synagogue aux autorités de la ville et on leur défendit de se réunir pour prier. Le rabbin Jequel Gougenheim refusa de se plier à ces ordres. "Dussé-je mourir sur la brèche, disait-il, je n'aurai de repos que lorsque j'aurai mon temple." Et il multiplia ses démarches auprès de ses coreligionnaires; il leur communiqua si bien son ardeur qu'à la fête de Pâque les Israélites se réunirent dans une usine appartenant à Samuel Ah, convertie en oratoire.
La Révolution mit fin aux entraves qui s'opposaient à l'installation à Haguenau de Juifs venus des villages environnants. Certaines familles vinrent de pays plus lointains, tels les Ah qui étaient originaires de Fürth en Bavière, les Baliveau de Lemberg et les Goldschmidt de Prague. Jusque-là, les étrangers qui avaient réussi à s'établir dans la ville étaient surtout des rabbins, tel Samuel Halberstadt qui fut admis en 1745 après avoir été chassé de Prague avec l'ensemble de la communauté juive, et Lazarus Moyses, de la célèbre famille des Katzenellenbogen. Son père, Moïse, était grand rabbin du pays d'Anspach, et son aïeul, Saül, de Pintschub en Pologne. L'un de ses ascendants, Saül Wahl (1545-1617), personnage légendaire qui aurait été roi de Pologne pendant un jour. était lui-même fils du grand rabbin Jehouda Padoua. Lazarus Moyses fut rabbin de Haguenau de 1755 à 1771. Son fils Nephtalie Lazare Hirsch fut, avant de lui succéder croit-on, rabbin à Francfort-sur-l'Oder. Le rabbin Levy Anselme Schoepplé qui naquit à Rosheim en 1773 et qui exerça son ministère à Haguenau de 1832-à 1846 avait été au préalable rabbin à Jebenhausen (Wurtemberg, 1799), à Lengnau (Suisse, 1805), à Buchau (Wurtemberg, 1809), puis à Mutzig (Bas-Rhin, 1818), et enfin à Ingenheim (Palatinat. 1825). De l'évocation des liens qui unissent, à travers ces hommes, la communauté juive de Haguenau aux multiples centres de la diaspora européenne, permet de comprendre que le judaïsme d'Alsace fut, de l'époque médiévale jusqu'au 19ème siècle, un judaïsme beaucoup moins clos et moins enclavé qu'on ne l'a prétendu. Il fait partie d'une entité culturelle que délimite l'usage du judéo-allemand de l'Ouest et qui recouvre, à peu près, l'aire alémanique. Par ailleurs, il constitue un lien de rencontre entre les communautés de France, d'Allemagne, d'Europe Centrale, d'Europe Orientale et du nord de l'Italie.
A la fin du 15ème siècle la préfecture de Haguenau, qui constituait avec quelques villages de l'évêché de Strasbourg le seul refuge des Juifs d'Alsace, ne comptait que trente-cinq familles juives. Au milieu du siècle suivant elle en comporte, selon une évaluation d'Elie Scheid, une trentaine sur la centaine qui est alors tolérée en Alsace. Les nouvelles expulsions qui se produisirent à la fin du siècle (Guebwiller 1563, Turckheim en 1570, puis toute la haute Alsace autrichienne en 1574), ainsi que la guerre de trente ans, qui favorisa l'afflux de Juifs jouant un rôle d'intermédiaires auprès des armées, expliquent, selon la pénétrante étude de Georges Weill (10), le fait que le nombre des familles de la préfecture de Haguenau ait doublé.
Les Juifs de Haguenau s'efforcent d'aider leurs coreligionnaires persécutés. En 1628, se gardant bien de mentionner leurs domestiques juifs. ils prennent prétexte du fait qu'ils ne sont que sept chefs de famille pour intervenir auprès des autorités municipales, afin qu'elles permettent l'installation de Juifs étrangers. C'est l'intérêt seul qui dicte les mesures contradictoires et arbitraires que la municipalité prend à l'égard des Juifs étrangers: en 1633 et 1634 elle n'accorde le droit de résidence qu'à Haym, qui est médecin, et à deux veuves, parce qu'elles savent parler le français. Il convient de signaler, cependant, que lorsque les troupes suédoises alliées à celles de l'électeur de Brandebourg envahirent en 1656 la Pologne et s'attaquèrent à la population juive, la municipalité de Haguenau, émue au récit des malheurs des survivants qui fuyaient leur pays, accueillit certains d'entre eux sans exiger aucun droit de séjour. Leurs coreligionnaires les secoururent activement et bientôt certains d'entre eux s'installèrent définitivement dans les villages environnants, tels Batzendorf, Dauendorf et Wittersheim. En 1675, quinze familles juives sont établies à Haguenau. Il y en a trente-quatre en 1695, quarante en 1735, tandis que le dénombrement de 1784 atteste la présence de 64 familles, soit 325 âmes. Haguenau est alors, après Bischheim, la communauté juive la plus peuplée de basse Alsace. Ce chiffre ne fit que croître jusqu'en 1850, où la population juive compte 687 personnes ; elle n'en comptera plus que 564 à la veille de la deuxième guerre mondiale. Cent vingt d'entre elles seront déportées ; d'autres furent fusillées, d'autres encore moururent les armes à la main.
Un autre trait significatif caractéristique de la condition des Juifs en Alsace est le fait qu'il n'y a jamais eu véritablement de ghetto à Haguenau. Les six familles établies dans la ville au 14ème siècle parvinrent à acquérir progressivement des maisons situées dans différentes rues de la cité et, dès que leur établissement leur parut assez stable, elles achetèrent une maison dans le carrefour du Marché-aux-Grains (aujourd'hui la place de la République) pour y installer une petite synagogue. Chacun des chefs de famille prit un domestique juif afin que l'on puisse réunir dix hommes pour la prière collective. Certes, vers 1620, la municipalité envisagea de leur assigner un seul quartier où il leur serait permis de résider. Mais l'idée en fut abandonnée car, en fait, après la peste noire, les Juifs se regroupèrent pour faire face aux émeutes, et se confinèrent volontairement dans un "quartier" juif, qui était à la fois voulu et subi.
La première synagogue, qu'on appelait communément "Judenhus", devint par la suite la propriété d'un non-Juif. Une synagogue fut installée ultérieurement au n° 8 de l'actuelle rue du Sel. Une pierre de 1492, étudiée par Elie Scheld et Joseph Bloch (cf. ouvrages précités), en célèbre la restauration. Elle n'échappera pas à l'incendie de 1677 et sera reconstruite en 1683, ainsi que l'atteste une seconde pierre gravée. La synagogue actuelle date de 1821. Elle fut entièrement saccagée durant la seconde guerre mondiale. A la libération il ne restait au milieu des décombres que la carcasse du grand lustre, témoin dérisoire de la splendeur passée.
Dès la deuxième moitié du 16ème siècle, la magistrature de la ville interdit aux étrangers de prier dans la synagogue. En 1627, alors qu'elle pressure d'une façon éhontée - un reichsthaler par semaine pour chaque homme et un schilling pour chaque femme, enfant, domestique et tête de bétail - les Juifs qui viennent se réfugier derrière les murailles de la cité, presque ruinés par dix années de guerre continuelle, elle renouvelle son interdiction et prend l'année suivante la résolution de fermer la synagogue, qui est trop bruyante. Par la suite cette mesure sera abrogée "par pure grâce et sans aucune obligation", à condition toutefois que les Juifs "se montrent plus modestes, ne gênent personne par leurs prières, surtout modèrent leurs cris habituels quand ils s'adressent à leur Dieu..." (11)
Un autre trait qui caractérise les Juifs de Haguenau, et à travers eux tous leurs coreligionnaires d'Alsace, c'est l'importance qu'ils attachent à la possession et à l'entretien d'un cimetière "du côté de la Porte de Wissembourg". Alors que toute propriété de la terre leur est interdite, c'est peut-être le fait de posséder ce lopin de terre, qui les enracine, de génération en génération, dans le paysage d'Alsace. Aucun document n'attestant le fait que les Juifs de Haguenau aient dû faire transporter leurs morts dans un cimetière éloigné, il y a tout lieu de croire que, dès le 12ème siècle, ils ont fait leurs inhumations dans ce terrain "aride et inculte" du "Judenberg", qui leur sert encore de nécropole de nos jours.
Dès 1622, alors que Mansfeld et les troupes suédoises dévastaient la contrée, les six familles juives résidant à Haguenau, qui avaient accueilli nombre de réfugiés des villages environnants, se préoccupèrent de fonder une société, la "Hevra Kadicha Guemilas Hassodim" (12), ayant pour but de prendre en charge l'enterrement des morts et l'entretien du cimetière. Par la suite, ils n'auront de cesse d'entourer celui-ci d'une clôture, afin de le soustraire "aux insultes des pâtureaux et des bestiaux mêmes". Lorsqu'en 1744 les troupes du Roi, qui campaient à proximité du cimetière, trop paresseuses pour aller chercher du bois dans la forêt voisine, brûlèrent toute la palissade, les préposés de la communauté juive de Haguenau obtinrent de l'intendant d'Alsace l'autorisation de chercher dans la forêt de Haguenau d'anciennes palissades pour remettre en état la clôture.
Le cimetière, dans l'imaginaire de la population majoritaire, témoigne si bien de la présence indéracinable de la communauté juive, que tout au long des siècles ses éléments les plus haineux n'hésitèrent pas à s'attaquer aux tombes juives. Ainsi, pendant la Terreur, la populace de Haguenau se précipite vers le cimetière, en arrache les palissades, brise des pierres, et profane de nombreuses tombes. Les coupables ne furent point punis et la communauté s'employa alors à réunir des fonds pour ériger un mur d'enceinte.
Que le cimetière soit au centre des préoccupations des Juifs de Haguenau ne trahit aucun trait morbide et désespéré, aucune fascination de la mort. Ce sont précisément les activités que nécessitent les soins mortuaires et l'entretien du cimetière qui, par l'entremise des "Confréries", sont à l'origine de tout un système d'entraide et de cercles d'étude très actifs. Au 17ème siècle, la communauté s'emploie à réunir les fonds pour payer le cercueil, ainsi que les frais d'ensevelissement, des Juifs pauvres ou étrangers. En septembre 1500, la confrérie, dont le nom signifie "Charité envers les vivants et les morts", élabora de nouveaux statuts qui prévoient que
De même, si un membre de la confrérie vient à mourir, tous les membres se doivent d'accompagner le corps jusqu'au cimetière en portant le cercueil à tour de rôle. Par ailleurs, les statuts de la confrérie haguenovienne valorisent l'étude, l'un des fondements spécifiques de la tradition juive, qui était quelque peu tombée en désuétude dans la masse misérable du judaïsme alsacien. Ils exigent que ces porteurs de balles, ces marchands de bestiaux ou de houblon, ces boutiquiers, assistent chaque samedi, après l'office, à un "schier", un cours, dispensé par le rabbin. De plus, tous les Juifs qui ne sont pas contraints de battre la campagne depuis l'aube du dimanche jusqu'au vendredi pour gagner durement leur subsistance, sont tenus de se réunir chaque soir pour étudier un texte sacré. Ils sont tenus de prêter une oreille attentive aux textes de la Loi et aux paroles du rabbin et si l'un d'eux, par une discussion ou une querelle, même au sujet des affaires de la confrérie, produit un trouble quelconque pendant ces études, il sera "gekanst", il devra payer une amende. Ces cours se feront à tour de rôle, pendant six mois, chez chaque membre de la société, sauf lorsqu'il s'agit "d'un pauvre, avec une petite chambre". L'extrême minutie de ces règlements, le réalisme avec lequel sont envisagées toutes les situations concrètes de l'existence quotidienne, ne traduisent point l'étroitesse d'esprit d'un judaïsme tatillon, mais la lucidité d'une exigence fondamentale pour qui la Loi n'est pas au ciel mais doit modeler la vie de chaque jour, en tenant compte de sa précarité et de ses difficultés.
L'impératif de l'étude de la Torah, reprise quotidiennement et associée à la "charité envers les vivants et les morts" constitue, jusqu'au 19ème siècle, le mérite suprême qui consacrait la vie d'un Juif. Les pierres tombales du cimetière de Haguenau le rappellent inlassablement, qui symbolisent l'activité rabbinique par un livre. Elles représentent celle du "sopher" (13) par une plume, et celle de la femme pieuse, véritable lumière du foyer, par une lampe à sept becs (14). La liaison étroite entre les devoirs envers les morts, l'entraide et l'étude, dont témoignent les statuts de la confrérie "Guemilas 'Hasodim" de Haguenau, est l'expression d'une culture fondée sur le respect d'autrui, mais aussi sur l'exigence envers soi-même, c'est-à-dire le refus de la complaisance et de la déchéance, dans laquelle on s'employait à parquer les Juifs.
Il est significatif que, lorsqu'eut lieu en 1821 l'inauguration de la nouvelle synagogue et qu'un cortège se forma pour y porter les rouleaux de la Loi, le lieutenant du roi fit protéger "la translation de leur Evangile" par des patrouilles qui se répandirent sur le parcours du cortège afin de "prévenir tout désordre". Zèle intempestif d'un fonctionnaire trop bien intentionné ou sage précaution d'un limier bien renseigné ? Et pourtant, la découverte mutuelle et les liens de l'amitié vraie iront en s'approfondissant. Que de chemin parcouru depuis le règlement des Juifs de Haguenau rédigé en 1558 par l'empereur Ferdinand et promulgué en 1561, qui affirmait que
Par leur déchéance même, par l'opprobre dont on les accablait, les Juifs apparaissaient comme les témoins privilégiés du mystère de la Passion. "Si ce peuple venait à disparaître - affirmait l'empereur -, ce beau témoignage qu'ils rendent à la religion chrétienne cesserait aussi d'exister". La présence de cette nation déicide était blasphématoire et insupportable pour les Chrétiens durant la Semaine Sainte, où il était enjoint aux Juifs de rester confinés chez eux, en gardant "leurs maisons avec portes et fenêtres fermées". Derrière eux se profilait l'ombre honnie du bourreau, alors que "la sainte Eglise et ses membres sont en deuil" (article 16). Ce règlement s'efforçait également d'isoler les Juifs, en leur enjoignant de porter la rouelle (article 24), et en leur interdisant toute relation amicale avec leur entourage. Il leur était défendu d'inviter un Chrétien à une noce, de lui faire visiter une "soukah" pendant la fête des "cabanes", de lui offrir des pains azymes lors de la Pâque juive. Néanmoins, le fait même que de telles mesures aient dû être édictées, témoigne d'un rapprochement sensible des deux populations et de l'apparition d'une tradition alsacienne qui ira s'affirmant : ce sont les voisins chrétiens qui offrent les plus belles branches chargées de fruits, ainsi que les épis de blé pour décorer la "soukah" de la famille juive avec laquelle ils sont liés, tandis que celle-ci leur distribue des "matses", des pains azymes lors de la Pâque. La découverte réciproque et l'amitié vraie se sont développées lorsque les Juifs ont été acceptés dans leur fondamentale différence. C'est par leur spécificité qu'ils ont contribué à l'histoire, à la fois unique et universelle, de Haguenau.
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