Selon les données en notre possession, la population juive de Soultz
a baissé de quelques crans après la guerre de 1870, pour ensuite
regagner un peu de terrain sans toutefois revenir au pic des années
1840. Mais dans le nouvel empire allemand, il faut bien admettre que les Israélites
sont relativement bien en cour. Les Hohenzollern et Bismarck ont un banquier
juif attitré, Gerson von Bleichröder, auquel ils confient la négociation,
directement avec les Rothschild français, des modalités du règlement
par Paris à l'Allemagne de l'indemnité de guerre de 5 milliards
de franc-or exigée par le traité de Francfort (1).
Comme escompté, les hommes d'affaires juifs peuvent alors également
prendre toute leur part dans l'essor économique allemand, à
la suite de la victoire militaire et de l'unification politico-douanière.
En Basse-Alsace même, la banque Bleichröder, qui finançait déjà la sidérurgie et les voies ferrées, reprendra ainsi dès 1871 la concession pétrolière de Schwabwiller, abandonnée par ses exploitants parisiens. Elle y injectera aussitôt 3 millions de marks pour la relancer, mais sans succès (2). Elle fait également procéder à des sondages au nord de la concession de Pechelbronn, autour de Drachenbronn, Rott, Cleebourg et Bremmelbach. Mais sans plus de bonheur. Aussi dès février 1873, le consortium Bleichröder cède-t-il la concession de Schwabwiller à la société par actions Elsässer Bergwerke, qui vient d'être fondée par des Allemands à Strasbourg avec un capital d'un million de thaler, mais qui devra se saborder dès 1875 (3).
Le Concordat napoléonien est maintenu dans le Reichsland alsacien-lorrain avec le souci de mettre enfin un terme aux incessantes chamailleries interconfessionnelles dans les lieux de culte partagés au titre du simultaneum français. Sont donc alors construits un peu partout, jusque dans les moindres localités, des églises, des temples et des écoles séparés.
Le judaïsme, culte concordataire, en profite largement. Les vieilles
et pitoyables synagogues, reléguées et sans caractère
apparent dans les arrière-ruelles, cèdent la place un peu partout
à des constructions nouvelles, ornementées,
plus spacieuses et plus visibles. Les communautés participent à
leur financement, mais aussi l'administration impériale et du même
coup les municipalités.
Et là où elles étaient dépourvues de lieux de
sépulture proches, les communautés juives peuvent alors aussi
se doter de cimetières réservés, en prolongement ou non
des cimetières municipaux existants. Et contrairement au temps
français, ces nouveaux cimetières peuvent alors être la
propriété des municipalités, et non plus des communautés.
La nouvelle école
L'école juive après le départ de la classe catholique (photo exposée à la synagogue de Soultz). |
La première étape en est l'approbation en 1874 par la municipalité, et à sa charge principalement, de la construction d'une école israélite communale selon des modalités et à un emplacement qui avaient déjà été proposés à la veille de la guerre de 1870 (4). Cet emplacement est attenant à l'antique petite synagogue alors toujours en usage au fond d'un écart de la Hundsgass, en face du presbytère construit en 1772 pour le curé royal. Le premier instituteur en est semble-t-il été Aron Kaufmann, puisqu'il est cité le 22 mai 1872, à l'âge de 30 ans, comme Lehrer et témoin d'un mariage juif, dont le marié est son beau-frère (5). Mais en 1880, le Lehrer [enseignant] juif de Soultz est Isaac Lemmel (6).
Cette nouvelle école israélite communale, dont nous ignorons hélas le dossier administratif, comptera jusqu'à 80 élèves en 1884, mais devra fermer en 1925 n'étant plus fréquentée en 1920 que par huit enfants. C'était alors la dernière école juive du rabbinat de Surbourg-Soultz (7). Après avoir été obstinément refusée par la municipalité pendant une quarantaine d'années, elle aura donc tout de même tenu 51 ans ! Les dits six enfants israélites fréquenteront alors l'école primaire catholique. Phénomène dû, non pas seulement, selon le rabbin de Barr Joseph Bloch, "à la disparition des familles juives à la campagne, mais aussi à la diminution de la natalité" (8).
Dans cette classe fermée de la Judeschule, succédera la classe primaire catholique des grands, dont mon père était l’enseignant sous le régime de la classe unique à partir de 1937 (9), excepté la parenthèse tragique de la période nazie, jusqu'à la livraison à la fin des années 1950 du nouveau groupe scolaire catholique-protestant de Soultz. Quant au logement du Judelehrer, au premier étage de la Judeschule, il est alors attribué à Mlle Brencklé, l'institutrice des petites classes catholiques. Ensuite, son bâtiment sera rasé, n'ayant pu être reconverti, vu sa vétusté, dans un autre usage.
Les communautés juives
d'entre Sauer et Lauter après 1869 |
||||||
1869 | 1877 | 1879 | 1884 | 1900 | 1920 | |
Soultz-sous-Forêts | 304 â | 364 â | 303 â | ± 266 â, 80 é | 8 é | |
Surbourg | 233 â | |||||
Hatten | 203 â | |||||
Niederkutzenhausen | 33 â | 25 â | ||||
Niederroedern | 134 â | |||||
â = âmes, é = élèves. |
Le cimetière du Kreutzfeld
La création d'un carré juif tout en haut du cimetière
communal existant a suivi cette première réalisation.
Elle est partie d'une résolution du Conseil de la communauté
israélite de Soultz (Rath der Israelischer Gemeinde von Sulz),
adoptée le 10 août 1879 qui affirme la nécessité
de trouver un terrain au bord de la route de Wissembourg ou de Haguenau et
pas trop éloigné du centre, où les Juifs pourraient enterrer
leurs morts, car l'inhumation qui se pratiquait depuis des temps immémoriaux
dans le cimetière
juif de Haguenau, à travers la forêt de cette ville, était
devenue trop onéreuse en raison des coûts de plus en plus élevés
du transport et de complications administratives supplémentaires.
Le cimetière juif de Soultz avec sa rampe d'accès rénovée, en 2015 - © J-C. Streicher |
La municipalité de Soultz y fait bon accueil lors de sa séance
du 21 septembre et désigne aussitôt une commission de deux membres,
MM. Blum et Siegwald, qui devront se charger de trouver un terrain approprié,
avec le souci d'y associer les communautés voisines de Surbourg et
de Kutzenhausen. A la mi-octobre, on
s'accorde ainsi à retenir la parcelle de 15,8 ares située à
l'arrière du cimetière communal existant, le long de la Kreutzfelder
Hohl, parcelle que son propriétaire Friedrich Herold se propose de
céder à la commune au prix de 40 Mk l'are.
Il s'agit de Frédéric Herold, teinturier à Soultz, né
en 1809, donc âgé alors de 70 ans. Il était domicilié
grand-rue à Soultz, n° 94, et avait épousé Dorothée
Schneider, dont il avait eu, selon le recensement de 1856, quatre enfants
(deux garçons et deux filles). Au recensement de 1866, à 57
ans, il partageait son domicile avec son épouse, 56 ans, leur fille
Dorothée, 28 ans, ainsi que la fille Louise Gerhardt de cette dernière,
12 ans, plus un domestique de 40 ans, Jacques Schneider. Le recensement de
1880 le mentionne comme Ackerer [agriculteur] et veuf, vivant avec
sa petite-fille Emilie Gerhardt et une domestique (Haushalterin),
Eva Bürckel (6).
Le 19 octobre 1879, le conseil municipal donne son accord de principe, sous la condition que le maire Henri Rempp obtienne une participation financière du Kreis [district], vu la situation budgétaire de la commune.
Mais le Vorstand [conseil d'administration] de la communauté israélite se ravise. Il trouve par trop incommode l'accès à cet emplacement par le chemin creux et pentu de la Kreutzfelder Hohl. Chemin peut-être ainsi dénommé par le fait qu'il rejoignait au loin le cimetière de Hermerswiller, mais qui présentait l'inconvénient d'être totalement impraticable en hiver en raison de la neige et de la glace qui s'y accumulaient ("Die Benutzung dieses Weges ist im Winter ganz unmöglich. Schnee und Eis häufen sich der Mass, dass nicht durch zukommen ist"). De plus, un talus haut de 2,50 m le séparait de la parcelle proposée par Friedrich Herold !
Les mêmes six notables juifs, plus un septième, J. Gros, demandent donc que l'on recherche un autre terrain. Début novembre, une pétition signée de 41 israélites se prononce ainsi en faveur d'une parcelle située sur le côté opposé de la route de Wissembourg, après l'emplacement qui avait été occupé par le cimetière chrétien antérieur. Celui-ci est certes plus accessible, mais il a l'inconvénient d'être déjà situé sur le ban de Retschwiller. Aussi, le président Rothschild fait-il savoir en février qu'un troisième terrain s'offre sur la route de Surbourg, propriété de Philippe Bayurst. Autre faux espoir...
En-tête du dossier du cimetière juif de Soultz à la Kreis-Direktion de Wissembourg (4). |
A l'entrée de Wissembourg, la stèle du Kreisdirektor Joseph von Stichaner, en poste de 1871 à 1886 - © J-C. Streicher |
L’inauguration
Le nouveau cimetière juif de Soultz peut ainsi être consacré
dès le 29 août 1881 (avant même la première inhumation
?) en présence de Joseph Bloch, le rabbin de Surbourg-Soultz, ainsi
que du grand rabbin de Strasbourg, Arnaud-Arnold
Aron (7), âgé de75 ans, et natif de Soultz
comme quatrième fils de Léopold Aron (1773-1844), qui était
alors la grande personnalité juive du bourg, ainsi que le père
d'Alexandre Aron, né en 1796 (12) et qui sera rabbin
de Fegersheim au sud de Strasbourg de 1834 jusqu'à son décès
en 1874 (13).
A en croire Elie
Schwartz, le rabbin Michel Aron est présent lui aussi à
cette cérémonie. Cousin éloigné des Aron de Phalsbourg,
optant en 1872 pour la nationalité française, il avait sera
élu rabbin de Nîmes en 1875, avant de prendre le rabbinat de
Lunéville en juillet 1883 jusqu'à sa retraite en 1912 (7).
Le conseil municipal, par contre, n'édicte le règlement de ce nouveau cimetière que le 1er décembre 1884. Les Juifs de Kutzenhausen ne peuvent ainsi y être inhumés qu'après un préavis (Vorweisung) du maire de cette localité à celui de Soultz. Les tombes doivent être correctement alignées (in ordentlicher Reihenfolge). Elles doivent être profondes d'au moins 1,50 m et séparées les unes des autres de 30 à 40 cm. Mais le manque d'espace ne permet pas l'aménagement de tombes familiales (Familienbegräbnisplätze), seulement des suites de tombes individuelles. Des concessions perpétuelles sont, par contre, possibles.
Le conseil de la communauté s'irrite de certaines dispositions, pourtant
approuvées par un certain Klotz, car elles sont contraires aux règles,
au respect desquelles il se doit de veiller. C'est ainsi que Félix
Mayer, Präsident der israelischen Kultus-Gemeinde [président
de la communauté cultuelle israélite] de Soultz, dans un courrier
adressé le 17 janvier 1885 au Kreisdirektor von Stichaner,
ne conteste pas les pouvoirs de police des Bürgermeister [maires] sur
les cimetières ("Wohl steht jeder Friedhof unter der Polizei und
Aussicht der Bürgermeister"). Mais il ne peut accepter que celui
de Soultz autorise des procédures contraires aux rites israélites
ancestraux, telle que l'exhumation ("Wiederausgraben") ou la réservation
d'emplacements ("Ankauf eines Begrägnisplatzes"), car les inhumations
juives doivent être chronologiques (selon l'ordre d'arrivée)
: "Arm oder reich, unabsehlich oder hochgestellt,
wir haben nach dem Ritual Gesetze mit einer strengen Gleichheit zu verfahren.
Der Verstorbene ist also der Reihefolge zu beerdigen."
"Riches ou pauvres, de rang indéterminé ou élevé,
nous devons procéder selon les lois rituelles avec une stricte égalité.
Le défunt doit donc être enterré dans l'ordre."
Cette règle ne peut souffrir aucun passe-droit ("Es findet bei
Israeliten keine Bevorzugung statt").
Le maire Rempp demande l'arbitrage du Kreisdirektor (13). Celui-ci dut lui donner tort, puisqu'il n'y a à Soultz aucune tombe familiale juive parmi les sépultures de la période wilhelmienne.
Pour cette réalisation, la localité a suivi de peu ses voisines. Après sa séparation d'avec Trimbach, la communauté de Niederroedern peut ainsi avoir le sien en 1878, en bordure du cimetière communal chrétien, à la sortie sud vers Haguenau alors que cette année-là elle ne compte plus qu'une cinquantaine de ménages (14). Hatten suit en 1880, mais avec un cimetière non contigu au cimetière chrétien et très éloigné du village, en bordure droite de la route de Seltz, alors que la communauté ne compte plus que 93 personnes en 1910 (14).
En 1925, le rabbin Schwartz regrette que ces nouveaux enclos ne soient pas la propriété des communautés (7). Sans doute, mais sans son statut municipal (de droit allemand ?), le carré juif de Soultz aurait-il pu profiter au début des années 2000 d'une rénovation communale de sa rampe d'accès ?
Dans le recensement de 1885
En 1885, selon le dernier recensement allemand de la population soultzoise consultable par internet (15), la communauté israélite soultzoise ne compte plus que 266 personnes (contre 415 en 1846), regroupées autour 56 chefs de ménage, hommes et femmes, seuls ou en famille. Leur appartenance confessionnelle ne fait aucun doute, puisqu'elle est alors spécifiée à l'encre rouge.
Quatre de ces chefs de ménage sont alors sans profession ("ohne Beruf"), dont Félix Mayer, le président de la communauté mentionné plus haut. Mais l'âge de chacun n'est hélas pas précisé, contrairement aux recensements français antérieurs. Le chef de la famille la plus nombreuse est alors Jacob Weil, "... Mieter" [loueur] (?), avec trois filles et cinq fils.
Pour la profession, les chefs de famille se répartissent comme suit : 17 Handelsmänner [commerçants], 11 Viehhändler [marchands de bétail] (contre 6 en 1880), 5 Rentner [retraités], 4 ohne Beruf [sans profession], 2 Kaufmänner [employés de commerce], 2 Pferdehändler [marchands de chevaux ], 2 Getreidehändler [négociants en céréales], 2 Rentnerin [retraitées], 1 Geflügelhändler [marchands de volailles], 1 Geschäftsmann [homme d'affaires], 1 Händler [revendeur], 1 Krämer [?], 1 Hopfenhändler [négociant en houblon], 1 Güterhändler [marchand de biens], 1 Gastwirtin [aubergiste], 1 Lederhändler [marchand de cuir], 1 Schneider [tailleur], 1 Schlächter [boucher] et 1'Elementar Lehrer [instituteur] Isaac Lemmel, marié sans enfant, domicilié Schulplatz.
Trouvé dans la Weisenburger Zeitung des 5 mars 1892 et 30 mars 1893. |
Un commerce de bestiaux prospère, parfois perturbé par la fièvre aphteuse
Les marchands de bestiaux (Viehhändler) et autres Pferdehändler, Geflügelhändler ou Getreidehändler sont avantagés : ils se trouvent à proximité d'une gare ferroviaire en liaison directe avec Strasbourg et d'innombrables ramifications alors toujours en extension. Soultz, de plus, est alors le siège, un lundi matin des mois de mars ou d'avril, d'un Frühjahrviehmarkt (marché aux bestiaux de printemps), "mit grosser Auswahl an Stieren und Rindern der roten Fleckviehrasse" ["avec un grand choix de taureaux et de bovins de la race tachetée rouge"] (17) (donc de la race suisse dite Simmenthaler), et le cas échéant de concours de juments ("Prämierungen von Stuten") comme à la mi-juillet 189215.
Au troisième trimestre 1890, donc juste avant la pandémie de fièvre aphteuse, le commerce de bestiaux est particulièrement actif au départ de la gare de Soultz. Il concerne alors 724 têtes de bétail ("Grossvieh" ou "Rindvieh") : 176 d'entre elles sont parties pour l'Alsace, 22 pour la Moselle ("Lothringen"), 294 pour le Palatinat, 12 pour le pays de Bade et 220 pour la Hesse. Ce qui dans un contexte de renchérissement de la viande s'avèret être un commerce particulièrement profitable ("eine ungewöhnliche starke Ausfuhr") pour les éleveurs du canton, puisqu'il aurait été de l'ordre de 200 000 Mk (18).
Seul point noir : l'occurrence d'épizooties de fièvre aphteuse ("Maul und Klauen Seuche"). Celles-ci forcent Ernst Kühner, le Bürgermeister de Soultz, à annuler le Viehmarkt du lundi matin 14 mars 1892 (19), puis à reporter celui du 13 mars de l'année suivante (20). La propriété du Handelsmann [marchand] Abraham Klotz, Hauptstrasse 96, doit être mise en quarantaine ("Gehöftsperre") deux fois de suite (21). Celle du Handelsmann Léon Reins, Hauptstrasse 200, est bouclée dès fin décembre 1890 (22). Mais ce seraient a priori les seules quarantaines prononcées à Soultz.
En 1891-1892, par contre, le Handelsmann Michel Lévy de Soultz se distingue en figurant dans un encart publicitaire répétitif dans la Weissenburger Zeitung, où il annonce qu'il représente, avec quatre autres revendeurs non juifs de l'arrondissement, les machines de filature mécanique et de tissage de lin d'une firme suisse basée à Schleitheim, près de Schaffhouse ("mechanische Leinenspinn- & Weberei Schleitheim-Stühlingen") (23).
Mais seul un cas d'insultes (antisémites ?) avec maltraitance ("Misshandlung und Beleidigung") a pu provisoirement être relevé sur cette période. Il concerne le même Abraham Klotz de la part d'un cultivateur de Cleebourg, Johann Bernet, qu'il a donc fait condamner à une amende de 10 Mk, éventuellement convertible en deux jours de prison (24).
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