SOULTZMATT

La communauté de Soultzmatt s'est éteinte en 1940 avec l'expulsion des derniers Juifs par les Allemands. Cette communauté qui représentait un dixième de la population de la commune en 1850 (311 Juifs) a construit à cette époque une synagogue pour remplacer celle qui avait été bâtie en 1808. Elle fut détruite par les Allemands entre 1940 et 1945. Soultzmatt était siège de rabbinat jusqu'en 1910.

En 1945 sont revenus les réfugiés ou prisonniers juifs suivants :
- M. Alfred Lévy, son fils Roger et sa fille Julianne
- M. Gabriel Bloch hazan honoraire de la communauté
- M. & Mme  Dreyfus et leur fille Yvonne future épouse Ginsburger (Hattstatt)
- M. Léon Weil et sa soeur Line (hospitalisée à Pfastatt)
- M. Ginsburger dit "l'Américain" et sa soeur
- M. & Mme André Meyer et leur fils soussigné.

REGARD SUR LA COMMUNAUTE JUIVE DE SOULTZMATT
BERCEAU DES DREYFUS
par Denis INGOLD
avec l'aimable autorisation de l'Auteur

Une famille juive dès 1612

Vestige de la synagogue de Soultzmatt - © Henri Meyer
Au moyen âge, la ville de Rouffach, chef-lieu du Haut-Mundat dont faisait partie le bourg deSoultzmatt, abritait entre ses murs une communauté juive dès la fin du 13ème siècle. C'est de cette époque-là que date la synagogue médiévale de la ville dont il subsiste des vestiges importants. Après avoir massacré leurs concitoyens israélites à deux reprises (en 1309 et en 1338), les bourgeois de Rouffach fermèrent définitivement leurs portes aux Juifs en 1472 en obtenant de leur seigneur, l'évêque de Strasbourg, un privilège garantissant qu'à l'avenir ni lui, ni ses successeurs ne permettraient plus à aucun Juif de s'établir dans la ville (1). La seule localité du bailliage de Rouffach où les Juifs seront de nouveau autorisés à résider avant la Révolution, sera Soultzmatt, bien que le privilège de 1472 s'appliquât à toutes les localités du Haut-Mundat - "in Stätt, Dörfer oder im Lande".

En 1608, l'archiduc Léopold d'Autriche (1586-1632) avait succédé au cardinal Charles de Lorraine comme prince-évêque de Strasbourg. En 1613, il édicta une "Judenordnung" (règlement concernant les Juifs) qui accordait des droits modestes mais révocables à la cinquantaine de familles juives domiciliées dans ses terres. Un "Etat des Juifs établis ci-devant dans l'Évêché de Strasbourg" (2), dénombrement non daté mais contemporain de la "Judenordnung" précitée, qui commence   par les trois communes du Haut-Mundat où des Juifs étaient établis dès le début du 17ème  siècle : Soultz, où habitait " Toterus " (3), Soultzmatt, où résidait un certain Moïse (Mossen), et Wettolsheim, qui comptait déjà trois familles juives. Les autres Juifs de l’Evêché  habitaient en Basse-Alsace et deux seulement sur la rive droite du Rhin.

Les comptes seigneuriaux du Haut-Mundat (4) confirment la présence d'une famille juive à Soultzmatt dès 1612 : "Moÿses Dreÿfus der Jud zue Sultzmatt für ein gantz Jahr 6 goltgulden thuen XII L ". Le chef de famille s'appelait donc Moïse Dreyfus et payait 6 florins d'or à l'évêque pour le droit de résidence (Judensatzgeld), soit 12 livres bâloises. Les comptes de 1616 précisent que chaque florin devait avoir la valeur de 28 batzen et donc que les 6 florins faisaient 14 livres, mais cette somme est ramenée à 12 £ dans les comptes suivants. Les autres Juifs du Haut-Mundat acquittaient entre 8 florins (10 livres) et 15 florins (18 £ 15 sous) (5).

En 1616, une deuxième famille juive, dont le chef faisait partie de la caste des Lévites, était domiciliée à Soultzmatt : le juif Lévi payait 8 florins soit 10 livres de " Satzgeld" à l'évêque. Les comptes de 1620 mentionnent en plus de "Moÿses Dreÿfuosz" et de "Lévi", le fils dudit Moïse, " obigen Moÿses Sohn", qui acquittait 18 £ 15 s. En 1626, Moïse était mort : sa veuve, "Anna des Moyszes wittib ", acquittait les 6 florins d'or que payait jusque-là son mari. Quatre autres chefs de famille payaient 18 £ 15 s à l'évêque, leur protecteur : Meyer Lévi, Lazarus, Abraham, et un "Samuel Dreÿfuosz" qui devait être le fils de Moïse précité. Un sixième Juif de Soultzmatt, "Schey " ou Isaïe, paya 37 £ 10 s pour deux ans, cette année-là.

En 1631, à la veille de l'invasion suédoise, la communauté juive de Soultzmatt comptait cinq chefs de famille : Meyer Lévi, Lazarus, Abraham, "Abraham Dreÿfuosz" qui payait les 6 florins d'or, et Schey.

Origine des Dreyfus de Soultzmatt : Troyes via la Suisse ?

On retrouve ces noms dans les comptes des péages de Bergheim et de Cernay, analysés par le Dr Moïse Ginsburger (6). Le 31 janvier 1623, par exemple, Mayer, Samuell et Moyses de Soultzmatt, à cheval tous les trois, payèrent 30 kreutzer de droits de péage à Cernay, alors que le 20 janvier de l'année précédente, "Marion", juif mendiant du même lieu (" ein bettelter Juedt... von Sultzmatt"), avait acquitté la même somme pour lui-même, à pied, et les cinq enfants qui l'accompagnaient.

Les comptes de péage d'Issenheim de 1629 mentionnent un David, juif pauvre de Soultzmatt, qui ne figurait pas sur la liste des Juifs admis à résidence. Il en était de même d'Isaac, Jacob, Josep, Leyes (Elie) et Salman, cinq mendiants dont le Dr Ginsburger a relevé les noms dans les comptes de péage de Bergheim entre 1628 et 1632. Dans un cas, les comptes de péage précisent le genre de marchandise déclarée au péage : 3 quintaux de fromage, transportés par "Schieh" (Schey, Isaïe) de Soultzmatt (7).

Dans son étude intitulée  Les noms des Israélites en France, Paul Lévy propose trois étymologies pour le nom "Dreyfus". Selon lui, la famille est originaire soit de Trèves en Allemagne (Trevs en hébreu), soit de Troyes dans l'Aube (Trivouch en hébreu), soit encore de Trévoux dans l'Ain (Trevôt en hébreu) (8). Les partisans de la deuxième étymologie rattachent les Dreyfus à la descendance du célèbre talmudiste Rashi de Troyes par la dynastie des Treves qui a fourni de grands rabbins à la France et à d'autres pays (9). Selon l'Encyclopaedia Judaica, Mattathias Treves fut nommé rabbin de Paris par le roi de France en 1363 et son fils Johanan ben Rabbi Matityahou (1) lui succéda en 1385.

Après l'expulsion des Juifs de France (1394), on relève le nom en Alsace : en 1418, Rabbi Joseph Treves habitait à Sélestat, où son fils Samuel lui succédera comme rabbin et en 1470, Lazare de Treves de Sélestat fut reçu "bourgeois de la chambre" par le duc de Lorraine, en même temps que "Maître Simon de Trieves" de Dambach. Dans cette dernière localité, qui appartenait à l'évêque de Strasbourg comme Soultzmatt, on relève la présence d'un Michel Dreyfus et d'un Mathis Schweitzer entre 1621 et 1631 (11). Ces deux Juifs étaient peut-être de la même famille et apparentés à Moïse Dreyfus de Soulzmatt. On retrouve en effet des "Dreyfus Schweitzer" ou Dreyfus de Suisse ailleurs : en 1624, un Koppel Schweitzer acheta une maison à Bergholtz, où, après la guerre de Trente ans, Koppel Dreyfus de Guebwiller (12) possédait encore une maison en ruine, et une inscription de 1703 à Rastatt, de l'autre côté du Rhin, mentionne un Mathias Schweizer de la famille (mishpa’ha) Dreyfus (13).

Il est donc probable que les Dreyfus, descendants des Treves originaires de Troyes ou de Trèves, aient habité quelque temps en Suisse, avant de  revenir en Alsace au 17ème siècle. Endingen, qui faisait partie de la "Media Schwitz", est d'ailleurs le berceau d'une famille Dreifuss dont descend la conseillère fédérale Ruth Dreifuss, qui présida la Suisse en 1999. Son plus ancien ancêtre connu s'appelait Götsch "Trifus".

A la fin du 17ème siècle, le patronyme Dreyfus s'écrivait aussi parfois "Trifus" en Alsace, graphie qui reflétait la prononciation. En hébreu, le nom s'écrivait "Drivouch" (registre du cimetière de Hégenheim, 1702) ou encore "Trivs" (stèle d'Abraham Dreyfus, arrière-grand-père du capitaine Dreyfus, Rixheim, 1810), graphie non vocalisée.

Dix familles en 1688, quinze en 1700

Au lendemain de la guerre de Trente ans, en 1653, un nouveau nom de famille fait son apparition à Soultzmatt : Samuel Bernheimb, vraisemblablement originaire de Burgbernheim ou de Mainbemheim en Franconie, habitait alors le bourg avec Lazarus et son fils Isaac, et David qui descendait de Moïse Dreyfus. Deux ans auparavant, plusieurs Juifs étaient encore réfugiés à Rouffach : Marx Hindelfinger, qui paya les droits de protection pour 6 mois, Lazarus "Bockh" (= Bloch ?), et la veuve et le gendre d'un Lehman. Les comptes de 1651 mentionnent également Samuel Bernhaimb, sans préciser son domicile et un Lazarus ainsi qu'un Samuel et un David de Soultzmatt, sans indication de nom de famille. Un Samuel était déjà réfugié à Rouffach en 1648, d'après les comptes du péage de Bartenheim (14) et en 1655, Samuel de Soultzmatt était accusé d'avoir acheté des objets volés à un noble de Schaffhouse quatre ans auparavant (15). En 1662, seuls Samuel Bernheim, David (Dreyfus) et son gendre Moyse habitaient encore à Soultzmatt. David payait 12, livres à l'évêque, les deux autres, 21 £ 5 sous. En 1670, Bernheim habitait toujours à Soultzmatt avec son gendre Moïse, mais David Dreyfus était décédé entretemps.

Quatre nouveaux chefs de famille payaient les droits de protection : Meyerlin, Moïses, Scholum (Salomon) et Nathan, tous des Dreyfus, sauf le dernier. Le 7 mai 1688, les chefs de famille suivants se présentèrent à Rouffach pour y justifier de leurs titres de résidence (16) :

La communauté juive de Soultzmatt comptait donc dix familles dont cinq familles Dreyfus.
Douze ans plus tard, elle comptait quinze familles dont sept familles Dreyfus

Une quinzaine de circoncisions en 20 ans

Le registre de circoncision (Mohelbuch) du rabbin itinérant Simon Blum (18)  mentionne quatorze enfants mâles de Soultzmatt circoncis entre 1668 et 1690. Dans aucune des autres communautés citées, le rabbin circonciseur n'a pratiqué autant de circoncisions pendant la même période. Malheureusement, il n'indique pas les noms de famille dans les actes de circoncision (qui sont l'équivalent des actes de baptême des chrétiens). Seuls les membres de la famille Lévy ont droit à la mention " Segal " qui indique qu'ils font partie de la tribu des Lévites ou prêtres d'Israël.

Ainsi, le 28 juin 1672, Eli, fils de "Nathan Segal" (Lévy), fut circoncis sur les genoux de Koppel (Dreyfus de Guebwiller), grand-père de la femme du  mohel (circonciseur). Le 9 juillet 1677, Meïr, autre fils de Nathan, fut circoncis sur les genoux de Moïse (Dreyfus ?), beau-frère du père. Nathan Lévy avait un autre beau-frère, Meïr (Dreyfus ?), qui fut le parrain (sandak) de son fils Jacob, circoncis le 26 mai 1680. Enfin, le 19 janvier 1687, Nathan
Lévy servit de parrain à son petit-fils David, fils de "Moïse Segal" alias Lévy. D'après l'acte de circoncision de Jacob, Nathan, le père, était le "me’houtan" du rabbin Blum, c'est-à-dire qu'il était le beau-père d'un de ses enfants.

Bien que leur nom ne soit pas indiqué, les Bernheim sont facilement identifiables dans le Mohelbuch. Le 7 décembre 1685, Leib (Bernheim) fit circoncire un fils prénommé Sçhimschon (Samson) sur les genoux de son père Samuel, premier du nom ; le 7 décembre 1686, un autre fils, prénommé Meïr, sur les genoux de Wolf  (Wexler, préposé des Juifs du Haut-Mundat et de Murbach) ; enfin, le 18 janvier 1689, un troisième, prénommé Moïse, sur les genoux de son beau-frère Moïse. Ce dernier devait être Moïse "le petit", cité comme gendre de Samuel Bernheim en 1670 et 1688. C'est probablement lui qui fit circoncire un fils prénommé Eliézer dit Lasé, le 1er  novembre 1668, sur les genoux de Lasé de Mutzig (son lieu d'origine ?). Il devait porter le patronyme Bloch, puisqu'en 1700 on relève deux "Block", dont Lazarus, sur la liste des contribuables juifs de Soultmatt. Le patronyme "Bloch" venait du polonais Wloch, forme slave du patronyme allemand "Walch" qui désignait les Juifs français (19).

Samuel Bernheim avait un autre gendre dont le nom n'apparaît pas sur les listes des Juifs domiciliés de Soultzmatt : Eli, qui fit circoncire son fils Mena'hem dit Moling, le 15 janvier 1673, sur les genoux de son beau-père " Schmuel ". Dans l'acte de circoncision de son autre fils, Schimschon (17 décembre 1675), Eli est cité comme le frère d'un autre Samuel, peut-être celui que le rabbin Blum unit à Sara en 1676 (20).

Les autres actes concernent visiblement la famille Dreyfus, première famille juive du bourg. Le 3 juin 1674, Simon Blum circoncit Abraham dit Aberlin, fils de Mosché (Moïse Dreyfus) sur les genoux d'Eli de Jungholtz. L'enfant était âgé de "9 ou 10 jours" et non de huit jours comme l'exigeait la tradition, car la cérémonie se déroula à Rouffach, où les parents étaient réfugiés à cause des "troubles de la guerre" de Hollande. Nous verrons qu'un Abraham était l'ancêtre direct du capitaine Alfred Dreyfus. Dès le 29 août 1671, Moïse Dreyfus avait fait circoncire un fils du nom de Samson sur les genoux de son beau-frère Jechiel de Steinbrunn. En 1708, ce Samson Dreyfus paya 27 livres au seigneur de Soultzmatt pour son "entrée" et 13 £ 10 s. pour 6 mois de protection (21). Le 20 juin 1683, Meir (Meyer ou Meyerlin Dreyfus) fit circoncire un fils prénommé Mathityahou. Les comptes seigneuriaux mentionnent ce Mathias ou Matz Dreyfus à partir de 1707, date de son mariage et de son "entrée" dans la communauté. Enfin, le 11 mars 1689, "Mosché ben Meir" fit circoncire un fils prénommé David sur les genoux de son père, Meyerlin Dreyfus.

Le registre de circoncision de Simon Blum fut continué au 18ème siècle par son fils Hirtz Blum, rabbin communal d'Uffholtz. On n'y trouve plus d'actes de circoncision concernant Soultzmatt, la communauté juive du bourg ayant sans doute son propre mohel, mais un certain nombre d'actes de mariages qui sont consignés dans le Mohelbuch prouvent que les Juifs de Soultzmatt circoncis par le rabbin Simon Blum ou leurs descendants, continuaient à faire appel à la famille Blum pour les grandes occasions, Soultzmatt étant alors dépourvu de rabbin communal malgré l'importance de sa communauté juive.

Parmi les mariages soultzmattois célébrés par le rabbin d'Uffholtz, citons ceux de :
- David (Bernheim), fils de Jehuda Leib, et Gitel Bloch, fille de Lasi ou Lazarus (Bloch), tous deux de Soultzmatt (14 juillet 1723).
- Meir, fils d'Abraham (Dreyfus), et Reis (Bloch) de Rixheim, fille de Mendel, trisaïeul du capitaine Dreyfus (14 juillet 1723).
- Schalom (Salomon), fils de Schimschon (Samson Dreyfus), et Blimel, fille de Mena'hem Segal ou Lévy (24 décembre 1738).
On faisait aussi appel au rabbin d'Uffholtz à d'autres occasion : quand David Dreyfus, fils de Mathias de Soultzmatt, reconnut devoir 100  livres à sa femme en 1740, il fit rédiger l'acte par le "rabbin Hirtz d'Uffholtz " (22).

Un Dreyfus, curé de Soultzmatt vers 1730

Le 16 novembre 1692, on baptisa à Murbach "un Juif et sa femme". On appela le néophyte Amarin en l'honneur du doyen du chapitre de Murbach (23). Ce Juif converti s'établit à Gueberschwihr (village du bailliage de Rouffach) où naquit son fils Jean-Michel, fils de "Marin Guillaume Dreyfues" et de Marie Elisabeth Hildebrand (24). Jean-Michel Dreyfus ou "Trifus" comme il préférait se faire appeler, fut ordonné prêtre en 1726 et administra la paroisse de Rorschwihr, avant de devenir chapelain à Soultzmatt en 1731. Il mourut le 19 août 1762, à l'âge de 67 ans et fut enterré dans le choeur de la chapelle Saint-Michel du cimetière de Soultzmatt. Dans l'inventaire de sa succession (25) son nom est écrit " Triffus " ou "Trifus ", graphie phonétique que nous avons également relevée dans un document de la Régence épiscopale de Saverne, qui cite "Moyses Trifus " et son concitoyen " Lövel " (Bérnheim) parmi les sujets récalcitrants qui ne s'étaient pas rendus à l'assemblée générale des Juifs de l'évêché de Strasbourg, réunie à Dambach en 1694 (26).

Jean-Michel Dreyfus-Trifus avait trois frères : Bartholomé, serrurier à Bruyère en Lorraine (qui signe "Drifues"), Marin "Triffus ", vigneron, et Charles "Treiffus", tailleur, les deux derniers domiciliés à Soultzmatt en 1762. Il est probable que Marin Guillaume Dreyfus, leur père, ait été Juif de Soultzmatt avant sa conversion, vu que sa femme portait le même nom que le greffier de la vallée de Soultzmatt en 1673.

Une minorité tolérée mais mal aimée

La présence au sein d'une population paysanne foncièrement catholique de cette minorité religieuse qui se livrait au commerce de chevaux et du bétail et pratiquait le prêt à intérêt si fatal à leurs ancêtres, n'était pas sans poser des problèmes. Il faut dire que le clergé de l'époque ne péchait pas par un excès de tolérance et de charité chrétienne vis-à-vis de ces enfants d'Abraham. En 1653, le curé de Rouffach s'était plaint au conseil de la ville de ce que les Juifs venaient proposer à ses paroissiens "toutes sortes de marchandises" à la sortie de la messe. Cette plainte fut réitérée en 1690 et portée devant le Conseil Souverain d'Alsace, qui interdit aux marchands juifs sous peine de 100 livres d'amende, de se rendre dans les villes et villages, les dimanches et jours fériés, pour s'y livrer au commerce (27). On reprochait en effet aux Juifs de "détourner les paroissiens du service divin par le trafic qu'ils font avec les habitants et même avec grand scandale, comme ils ont fait à Rouffach le jour de la Fête-Dieu et en plusieurs autres lieux, les jours de fêtes solennelles, prenant plaisir à mépriser lessaintes cérémonies de l'Eglise, ne voulant reconnaître aucune fête que leur sabbat..."(28).

En fait de scandale provoqué par les Juifs à Rouffach, cette année-là, le registre judiciaire de la ville ne fait allusion qu'à deux incidents banals : le fils de Meyerlin (Dreyfus) et Samuel (Bernheim) de Soultzmatt furent condamnés à fournir une livre de cire à l'église pour s'être promenés dans la ville avec un couteau de boucher (Schechmesser), le premier le jour de la Nativité de Notre-Dame, le second à la Fête-Dieu, cherchant à abattre du bétail ou des poulets selon le rite juif (12 septembre et 29 novembre 1690) (29). En 1620 déjà, un Juif de Wettolsheirn avait été condamné à 20 florins d'amende pour avoir abattu un bœuf et l'avoir taillé en morceaux, un dimanche, "malgré les défenses du curé et les cris de la population, ce qui avait causé rumeur et scandale" (30).

En 1692, la communauté juive de Soultzmatt présenta une requête au bailli de Rouffach pour se plaindre du curé du lieu "qui veut les empêcher de tenir synagogue et qui défend aux sages-femmes chrétiennes de prêter leur ministère aux Juives en couches". Le bailli fit parvenir la plainte à la Régence de Saverne en lui mandant qu'il avait parlé au curé et lui avait "représenté que les Juifs étaient sous la protection de l'Evêché et par conséquent autorisés à vivre selon leurs lois ". Ces "représentations (remontrances) n'avaient ni touché ni converti l'esprit du curé ", si bien que la Régence fut obligée d'intervenir en envoyant une lettre au curé pour "l'exhorter à diminuer son zèle, qui est trop illimité" et lui "ordonner de laisser les Juifs tranquilles".

En 1714 , c'est le bailli Scheppelin de Rouffach qui interdit aux chrétiennes de Soultzmatt sous peine de 10 écus d'amende d'allumer le feu et les chandelles aux domiciles des Juifs du bourg pendant leur sabbat, où tout travail leur est interdit. La Régence intervint en faveur des Juifs, là aussi (31). En 1716, Hirtz Reinau, rabbin de Soultz, adressa une requête à la Régence de Saverne au nom des Juifs du Haut-Mundat pour se plaindre des insultes et des violences subies quotidiennement par ces derniers (32).

Le 1er août 1718, un Juif de la Forêt-Noire, accusé d'avoir volé 500 florins dans une maison, fut pendu à Gueberschwihr, village du bailliage de Rouffach. Le chanoine de Murbach qui rapporte l'événement dans son journal (33), fut impressionné par le courage de ce malheureux, qui "marcha au supplice comme si une noce l'attendait au bout de ce funèbre trajet, tout de blanc vêtu, escorté de rabbins et psalmodiant je ne sais quel texte du Talmud". La chronique des Dominicains de Guebwiller précise que "ce Juif endurci" refusa la présence de prêtres catholiques et que les curés de Rouffach et de Gueberschwihr tentèrent en vain de le convertir, le dernier nommé se faisant traiter de "suborneur de peuple". Un rabbin ou maître d'école assista le condamné, qui mourut après avoir répété "Adonay, oh Adonay... ".

Plus de 200 âmes en 1784

Entre 1700 et 1750, la communauté juive de Soultzmatt ne se développa guère, puisque le nombre de familles sous la protection de l'Evêché ne passe que de quinze à seize (mais en 1715, on dénombrait 18 chefs de famille dans les comptes seigneuriaux). La commune avait visiblement obtenu que le nombre de Juifs admis à résidence fût limité. Les comptes seigneuriaux de 1707 renferment l'annotation suivante : "Et pour décharger ledit lieu de Soultzmatt, le comptable obligera quatre familles (juives du lieu) de s'aller établir à Rouffach ". En 1717, Samson Bernheim est dit "de Rouffach" dans un décompte du notariat de la ville. Mais Rouffach contesta à l'évêque le droit d'établir et de congédier les Juifs où bon lui semblait : la ville s'appuya sur les privilèges des anciens évêques et empereurs "de ne pouvoir être forcé de recevoir des Juifs" (34) et l'évêque finit par renoncer à ses prétentions, de guerre lasse (1703-1727).

Lorsqu'on examine de près la liste des chefs de famille juifs de Soultzmatt dans les comptes seigneuriaux de 1750, on constate que non seulement leur nombre n'a pas sensiblement augmenté depuis le début du siècle, mais encore que les noms de famille sont les mêmes à deux exceptions près (35), preuve que l'évêque s'était abstenu de recevoir des Juifs étrangers. Sur les seize chefs de famille dénombrés, six étaient des Bernheim, cinq des Dreyfus, deux des Lévy et il ne restait plus qu'une famille Bloch.

En revanche, entre 1750 et 1789, le nombre de Juifs domiciliés à Soultzmatt fit plus que doubler, passant de 16 familles en 1750, à 18 en 1760, 25 en 1770 (36) 36 en 1780 (37), et 41 en 1784 (38). Les comptes seigneuriaux, qui nous ont fourni les trois premiers chiffres, ne reflètent que très imparfaitement cette augmentation puisque ceux de 1785 ne mentionnent que 24 chefs de famille, soit un peu plus de la moitié des chefs de ménage recensés en 1784, lors du Dénombrement général des Juifs d'Alsace. De même, en 1779, les comptes seigneuriaux citent 17 chefs de famille, alors que l'état des chefs de famille de Soultzmatt qui avaient le droit de sépulture au cimetière de Jungholtz comprend 29 noms (39) et que l'état de 1780 parle de 36 familles et de 159 individus (40). Ce dernier chiffre concorde avec le chiffre fourni par un autre document, l'année suivante : en 1781, la population de Soultzmatt comprenait 1744 Chrétiens et 160 Juifs (41) qui représentaient environ 9 % de la population. Si les chiffres fournis par les comptes seigneuriaux et les autres documents que nous venons de citer, sont inférieurs à ceux que fournit le  Dénombrement général de 1784, c'est qu'ils ne tenaient pas compte d'un certain nombre de familles pauvres, voire insolvables, qui ne payaient pas les droits de protection ou qui résidaient plus ou moins clandestinement dans la communauté.

Sur les 41 familles du Dénombrement général de 1784, il y avait six familles Bernheim, huit familles Lévy, onze familles Dreyfus, cinq familles Bloch, deux familles Kahn et deux familles Weil. Mis à part la famille Alexandre, déjà attestée en 1750, les autres étaient des familles nouvelles et portaient les patronymes suivants : Wahl, Wormser, Schwob, Löw et Hirsch, les deux dernières  étant qualifiées de "pauvres".

En 1780, la quarantaine de familles juives de Soultzmatt possédait  25 maisons dans le bourg (42). Les contrats de mariage juifs passés à Soultzmatt (43) font allusion aux maisons que possédaient les parents des nouveaux époux, maisons dont ils promettaient souvent la moitié à leur fils dans le contrat. Ainsi, en 1738, Elie Lévy, fils de Nathan, apportait la moitié d'une maison en mariage à son fils Nathan. En 1763, Alexandre Marx apportait lui aussi à son fils Marx Alexandre, la moitié d'une maison et s'engageait à loger le couple toute sa vie. Abraham, fils de Juda Katz, n'a droit qu'à un quart de maison, les trois autres quarts appartenant à ses frères (1787). En revanche, Samuel Bernheim, fils de Samson, apporte une maison entière et 1000 livres à son fils Leib en 1766, et 1000 écus et deux maisons à son autre fils Salomon en 1773, en promettant de mettre en état, la plus grande. En 1769, Nathan Lévy, fils d'Elie, apporte à son fils Elie "un jardin pour y bâtir une maison et une étable", en s'engageant à loger le couple pendant quatre ans et à le nourrir pendant un an. A son autre fils Joseph, Nathan apporte, en 1774, "un terrain dans sa cour à condition que son fils fasse bâtir d'ici six ans au plus". En 1776, le lettré Benjamin "Wolff" apporte à son fils Moïse Weil une maison avec un tiers de jardin et "288 livres pour que son fils acquière le droit d'habitation à Soultzmatt".

Une communauté bien organisée

Le village de Soultzmatt ; en rouge , l'emplacement de la synagogue

Le contrat de mariage de David Dreyfus le jeune, fils de Schalom, fils de Samson, fait allusion à la synagogue du bourg en 1773 : le père du nouvel époux apporta à son fils 3600 livres, une maison et " deux places à la synagogue ", une pour lui et une pour sa femme.

En 1784, Lehmann Schwob, alias Leïma ben Sender (44), était chantre ou 'hazan à la synagogue de Soultzmatt. Son prédécesseur avait été le " 'haver" Moïse Lemlé, chantre, qui avait fait circoncire un fils Abraham, le ler septembre 1774, par le "mohel" de Hattstatt, sur les genoux du préposé Schalom (Salomon Dreyfus). Le terme " 'haver" qui précédait son nom était un titre honorifique attribué à un érudit versé dans la Torah : Wolf Weill, fils du "rabbin Moïse ", avait lui aussi droit à ce titre (45).

Il n'y avait pas de rabbin communal à Soultzmatt avant la Révolution : on faisait appel au rabbin seigneurial du Haut-Mundat, Baer Lehmann de Soultz. Ce dernier rédigea le contrat de mariage de Marx Alexandre en 1763, sans doute après avoir uni le couple, et le 12 octobre 1769, il fournit aux autorités du Haut-Mundat un certificat de mariage attestant que Lehmann Bloch de Soultzmatt s'était marié le 19 décembre 1765, Lôb Berheim, le 2 février 1766, et Elias Lévy, le 9 octobre 1769 (46).

Le culte synagogal était présidé par un ministre officiant, fonction qui pouvait être assumée par un simple fidèle ayant les compétences requises ou par un chantre professionnel. En 1771, un certain Yehochoua Leib, fils de Jonah, est cité comme ministre-officiant dans le contrat de mariage de Reichel Weil de Soultzmatt et d' Aron Spira de Jungholtz (47). Il était également " scribe des livres saints" d'après la même source, " sofer" en hébreu, chargé de recopier les textes sacrés. Le 26 avril 1775, Lazare Hess, "mohel" de Hattstatt (48)  circoncit Jonas, fils de ce "Leib Sofer", qui était originaire d'Anspach en Allemagne.

Le Dénombrement de 1784 mentionne en fin de liste un maître d'école célibataire du nom d'Abraham Lévy. Les comptes seigneuriaux de 1750 et 1751 font déjà allusion à un maître d'école (terme parfois synonyme de rabbin). Les autorités du Haut-Mundat exigeaient "un certificat attestant que le maître d'école n'a point de ménage à part".

A la tête de la communauté juive (kehila) du bourg, il y avait un ou deux préposés. L'état des chefs de famille de Soultzmatt qui avaient droit de sépulture à Jungholtz en 1779, mentionne deux préposés : Samuel Bernheim et Meyer Lévy (49). Les comptes seigneuriaux citent Nathan Lévy comme "prévôt" des Juifs en 1764 et 1766.  Son prédécesseur avait été Emanuel Lévy, décédé en 1754 (50). Son successeur fut Schalom Dreyfus, décédé en 1778 : il est cité comme "parnas" (président de la communauté en hébreu) dans le contrat de mariage de Rachel Weil en 1771 et dans les actes de circoncision de 1774 et 1775  (51). En 1806, le préfet du Haut-Rhin proposera le fils de Schalom, Leib Dreyfus, "propriétaire capitaliste" (52) de Soultzmatt, pour faire partie de l'assemblée de notables chargés de préparer la réunion du Grand Sanhédrin ordonnée par Napoléon en vue d'organiser le culte israélite en
France (53). C'est sans doute ce même Lieb Dreyfus qui faisait partie (en tant que président de sa communauté ?) du conseil d'administration du cimetière régional de Jungholtz jusqu'à son décès en 1809 (54).

Les Juifs de Soultzmatt enterraient leurs morts au cimetière de Jungholtz et ne créèrent pas leur propre cimetière communal comme d'autres communautés juives pendant et après la Révolution. La plus ancienne stèle soultzmattoise encore en place est celle de Raphaël, fils de Meyer Dreyfus "de la sainte communauté de Soultzrnatt", décédé le 8 Nissan 512 du petit comput (23 mars 1752). Seul le haut de la stèle est d'époque (55).Nous avons photographié une autre stèle, encore plus ancienne, réemployée dans un muret à proximité du cimetière. Elle provenait de la tombe d'un certain "Mord'ekhai) bar El'hanan Els(ass ?) de la sainte communauté de Soultzmatt, mort la veille du shabbat (22 Eloul) et enterré le dimanche suivant en l'an 509 ?) du petit comput (5 septembre 1749)". Le défunt était-il un fils de Daniel (El'hanan) Salomon Elsass, rabbin de Thann, qui traita avec le baron de Schauenbourg pour une extension du cimetière de Jungholtz en 1716 ? La stèle a malheureusement été réemployée dans une construction moderne (56).

En 1905 parut une lithographie coloriée représentant le cimetière de Jungholtz autour du château tombé en ruines pendant la Révolution : celle-ci fut imprimée par un certain Jules Dreyfus, imprimeur à Guebwiller, dont le grand-père, Loeb ou Léopold Dreyfus de Soultzmatt, avait été un des gaboïm du cimetière en 1825 et 1830 (57).

Apogée puis déclin de la communauté au XIXe siècle

Le candélabre de Soultzmatt exposé au Musée de Colmar -photo © M. Rothé

Au 19ème siècle, la communauté juive de Soultzmatt continua à se développer, passant de 208 membres en 1806, à 321 en 1833, 353 en 1838 (58), 349 en 1846 (59) et 368 en 1851 (60). Vers le milieu du 19ème siècle, elle représentait le dixième de la population totale du bourg. C'est à cette époque-là, selon Warschawski et Rothé, que fut érigée une synagogue plus importante, en remplacement d'un bâtiment construit en 1808 (61). Une magnifique lampe de Hanouka en bronze moulé, exposée dans la salle Jean-Claude Katz du Musée Bartholdi de Colmar, remonte à la même période. Elle porte l'inscription suivante ; "Acquis sur les fonds de la communauté de Soultzmatt en l'an 5600 (1840) sous la présidence de Moïse Dreyfus ". Elle était sans doute destinée au nouveau temple.

Le plan cadastral de l814 : 1- la synagogue ; 2- la maison Moyses Dreyfues ; 3- la maison Lévy
Le cadastre napoléonien de Soultzmatt (1814) situe la " synagogue des juifs" à l'extrémité inférieure du bourg, au niveau de la jonction de la rue de la Vallée et de la rue d'Orschwihr, qui portait le nom de "Judenweg" ou chemin des Juifs à cette époque-là (62). La synagogue occupait alors "l'étage et la moitié du rez-de-chaussée" d'une maison dont Jacques Bloch occupait l'autre "moitié du rez-de-chaussée". Côté rue, le bâtiment donnait sur des maisons habitées par des familles Lévy. La plupart des familles juives du bourg habitaient d'ailleurs dans ce quartier, qui devait être le quartier juif avant la Révolution.

Dès 1703, Moyses Dreyfues habitait "dans la vallée basse de Soultzmatt" (im underen Thahl Sulzmatt) (63), à côté de la maison construite par un certain Melchior Wagner. En 1749, le préposé Emanuel Lévy et son épouse Hélène Dreyfus possédaient eux aussi une maison "tout au bas de la vallée ", entre Antoine Hunold (un chrétien) et la veuve Scholem Dreyfus le vieux, maison acquise après leur mariage et qui aboutissait sur une rue par-devant et sur un vignoble clos (Rebgarten) par derrière, comme la maison Wagner précitée.

De 1825 à 1885, Soultzmatt fut le siège d'un rabbinat. Au rabbin Gaspard Hirsch Ulman, décédé en 1834, succéda Simon Seligman Loeb jusqu'en 1867. Le dernier rabbin résident de Soultzmatt fut Benjamin Wahl (64).

A partir du milieu du 19ème siècle, la population israélite de Soultzmatt déclina, passant de 368 âmes en 1851 à 309 en 1861, 76 en 1900 (65) 59 en 1905 (66) et 46 en 1910.

La ville de Rouffach était restée fidèle à son anti-judaïsme atavique. Lorsqu'en 1838 Moïse Weil de Soultzmatt acheta une maison dans la grand'rue de Rouffach, on lui cassa des carreaux et on jeta des ordures dans et contre cette maison, avant d'enlever "un huitième" du toit dans la nuit du 14 au 15 avril. Moïse Ginsburger rapporte l'événement dans son étude sur les Juifs de Rouffach, mais en le situant pendant les troubles de la Révolution de 1848. Il conclut que Weil n'insista pas et retourna à Soultzmatt et "depuis cette époque-là nul Juif n'a plus jamais essayé de s'établir à Rouffach". Avant même la démolition de son toit effectuée en son absence, la victime avait écrit ceci au préfet :

" Des personnes les plus honorables de la ville de Rouffach verraient avec plaisir que plusieurs de mes coreligionnaires imitassent mon exemple en s'établissant à Rouffach pour y faire renaître le commerce, mais il paraît que le peu de commerçants déjà établis en cette ville et quelques malveillants, soit par jalousie d'état ou par excès de fanatisme, cherchent à nuire au soussigné et à l'empêcher de venir s'installer à Rouffach par leurs mauvais procédés ..." (2 avril 1838) (67).

Lors des élections générales d'avril 1848, les électeurs juifs de Soultzmatt, qui avaient obtenu une dérogation pour ne pas voter un samedi, furent hués à leur arrivée devant la mairie de Rouffach et essuyèrent même des jets de pierre, scène qui se reproduisit le lendemain dans une atmosphère surchauffée, si bien que le maire et la gendarmerie furent obligés d'escorter les Juifs hors de la ville (68). A Soultzmatt même, la "tranquillité publique" était "extrêmement compromise" dès le mois de mars, selon le maire du bourg qui redoutait un pogrome :

" Nous avons dans la commune même un nombre considérable de personnes, qui fomentent par tous les moyens possibles du désordre, qui excitent à un soulèvement contre une partie de la population (les Juifs). Non seulement nous sommes menacés ainsi par des hommes de désordre internes, mais plusieurs communes nous menacent de vouloir venir se joindre à cette même classe d'hommes pour commettre tous les désordres dans notre localité ".

C'est pourtant à Soultzmatt, son bourg natal, que vint se réfugier pendant cette même période troublée Meyer Dreyfus, marchand de farine et épicier, établi à Lautenbach depuis 1839. Pendant son absence, quelqu'un essaya d'enfoncer sa porte d'entrée à coups de hache. Le maire du village mit en cause ses "concurrents de commerce". En effet, se contentant "d'un petit bénéfice sur sa marchandise", Dreyfus s'était attiré "par son activité et exactitude ", "des chalands enviés par ses concurrents ". En 1849, encore, des lettres anonymes envoyées au maire, exigeaient le départ de l'intrus (69).

Au cimetière israélite de Jungholtz, une tombe isolée rappelle une tragédie qui s'était déroulée à Soultzmatt à la fin du 19ème siècle. Le lundi 6 Eloul 652 du petit comput (29 août 1892), "Mena'hem bar Yehochoua dit Maharam (Marx) Dreyfuss de la sainte communauté de Sultzrnatt", avait été assassiné avec son épouse, " Sara bat Moché Zeev dite Sarlé Dreyfuss ". L'enterrement avait eu lieu le "28 Eloul" suivant (20 septembre) (70). Les journaux de l'époque nous apprennent que les victimes étaient âgées de plus de 80 ans et menaient une vie retirée. L'homme était un négociant aisé (Güterhändler, marchand de biens immobiliers). Le meurtre s'était déroulé dans l'étable, où un peintre de Rouffach, qui devait travailler pour eux, et un ami des victimes, découvrirent les corps, qui présentaient de graves blessures à la tête. Le motif du crime était un vol. Grâce à une récompense de 5000 marks offerte par les fils des victimes, le meurtrier, un Allemand des environs de Müllheim, fut rapidement identifié et arrêté. Une lettre anonyme envoyée au maire de Soultzmatt deux semaines après le meurtre avait d'abord laissé penser qu'il s'agissait d'un crime raciste. L'auteur y annonçait que d'autres Juifs du lieu devaient s'attendre à subir le même sort que le couple assassiné. La divulgation du contenu de cette lettre provoqua un vif émoi dans la communauté juive du bourg (71).

Conclusion : une communauté éteinte au XXe siècle

Deux ans après cette sombre affaire de Soultzmatt, le capitaine Alfred Dreyfus, un des nombreux descendants de Moïse Dreyfus, premier du nom, fut envoyé à l'île du Diable pour trahison, lui qui avait quitté l'Alsace pour rester Français, comme des centaines de ses coreligionnaires (72). C'était le  début de l'Affaire Dreyfus qui vit s'affronter dreyfusards et anti-dreyfusards et qui fit de ce patronyme, attesté pour la première fois en 1612 à Soultzmatt, un des noms de famille les plus connus du monde entier. A Soultzmatt, la communauté juive, qui ne comptait plus que 17 membres en 1936, fut expulsée par les Nazis en 1940. En 1945, quand l'Administration du cimetière de Jungholtz fut remise en place, la communauté de Soultzmatt y était encore représentée, bien qu'elle ne comptât plus que 9 membres en 1954 (73).
Aujourd'hui, plus aucune famille juive n'habite à Soultzmatt à notre connaissance.


Synagogue
précédente
Synagogue
suivante
synagogues Judaisme alsacien Accueil
© A . S . I . J . A .