En guise d'introduction, je voudrais souligner que la cuisine judéo-alsacienne s'inscrit dans un ensemble culturel, religieux, social, linguistique d'un groupe et ne prend du sens qu'à partir de lui. C'est un patrimoine ou plutôt un "matrimoine" vivant, un art de faire transmis cahin-caha par nos mères et nos grands-mères. Il est vrai, c'est un patrimoine un peu particulier : il se hume, il se goûte, il se sent et il se voit. Il est plus difficile à inventorier que des synagogues, des écoles, des cimetières parce qu'il est très fragile et éphémère. Il varie d'une famille à l'autre, d'une région à l'autre; il est l'objet de ruptures ; il se modifie en fonction des modes de vie et des habitudes alimentaires du moment.
Pourtant la valeur symbolique, rituelle et traditionnelle de la cuisine judéo-alsacienne est loin d'avoir disparu. On pourrait même dire que c'est un élément fondateur de l'identité du judaïsme alsacien. "On est ce que l'on mange" ("Mann ist was mann isst").
La cuisine nous donne un sentiment collectif d'appartenance. Ce sentiment, nous
le devons beaucoup à nos mères, à nos grands-mères
auxquelles je souhaite rendre hommage à l'occasion de ce travail.
En préparant, en cuisant, en nous alimentant, elles sont des médiatrices
culturelles. La cuisine qu'elle confectionne, les recettes qu'elles échangent,
constituent un langage au féminin. Et, ces dernières peuvent être
intarissables dans ce domaine.
Les témoignages recueillis après d'une quinzaine de personnes, hommes et femmes que je tiens à remercier, montre à l'évidence que la transmission s'est faite par l'observation de gestes, l'imitation du coup de main et surtout par la mémoire des odeurs et des saveurs. Nos interlocuteurs ont en effet gardé une mémoire de la consistance des mets, leurs couleurs, leurs odeurs ; ils peuvent dire : "c'était comme ceci ou pas comme cela". Ceci est le "vrai" plat, c'est à dire en réalité celui de mon enfance ou celui que je reconnais.
Ces remarques subjectives renvoient à un modèle incertain. Nous
voilà plongés dans les méandres de "l'authentique"
et dans la difficulté de définir ce qui est vrai de ce qui ne
l'est pas . L'authentique est en effet l'objet d'une reconstruction élaborée,
à l'aide de normes inventées en fonction des représentations
du présent par rapport à la tradition, en fonction de ce qui compose
la distinction de l'époque.
Par expérience, la transmission du "vrai" s'effectue d'une
manière tâtonnante, disons même aveugle ; en effet, la réalisation
de plats s'opère parfois longtemps après ce qui a été
regardé ou goûté. L'on peut parler ainsi de transmission
différée.
Quelque chose se passe, "l'on s'y met" à l'âge adulte en famille, à la demande des enfants qui désirent goûter le gâteau de leur grand-mère disparue, ou sous l'insistance du conjoint qui voudrait bien retrouver la cuisine de sa mère, par curiosité, par gourmandise aussi. La transmission s'opère par des traverses inattendues, ce qui ne signifie pas que certaines règles doivent être respectées.
Retrouver les plats familiers de nos parents ou de nos grands-parents, c'est continuer une généalogie, s'inscrire dans une histoire, faire le deuil de…retrouver une relation avec nos mères ou belle - mères. C'est aussi un désir de retrouver les saveurs de son enfance.
C'est la carpe de Denise Haarscher que l'on vient goûter de loin, le kugel de Madame Raphaël, de celui de Jacqueline Schwob, de celui de Juliette Dockés, ou c'est l'estomac farci d'Yves Loeb, le gâteau à trois étages de Micky Roth. Tous inimitables.
La transmission se traduit certes par une répétition, une invention
aussi, un je ne sais qui, un je ne sais quoi de différent, nous aurait
dit le philosophe Wladimir Jankelevitch.
Le label de bonne cuisinière hiérarchise aussi les tables des
familles. Et cette étiquette représente un atout non négligeable
pour la femme juive, une valeur ajoutée, d'autant plus appréciée
si la personne a en outre une qualification professionnelle. Moins de craintes
en perspective : elle saura s'occuper de sa famille, la nourrir convenablement.
Savoir cuisiner apparaît donc comme absolument indispensable pour les
jeunes femmes juives qui se marient. Il y va de la santé et de la bonne
économie de la famille, de sa réputation mais aussi du respect
de sa place dans l'univers symbolique du judaïsme.
Une deuxième séparation à l'intérieur de la première est celle qui existe entre les éléments lactés et les éléments carnés : milchtig et fleischtig. Tu ne feras pas cuire l'agneau dans le lait de sa mère, loi interprétée comme l'interdiction de l'inceste.
Troisième grande opposition : le pain levé que l'on mange tout au long de l'année et qu'il est interdit de consommer durant Pessah, temps du passage; il devient 'hamets (blé ou farine qui a subi le contact de l'eau et qui est susceptible de fermenter ou tout aliment en contact avec le hamets). On utilise la matzah, pain azyme sans levain en souvenir de la sortie d'Egypte du peuple hébreu et des quarante année passées dans le désert. Toute la cuisine se fera à base pain azyme ou de la farine de matzah, matze mehle. Cela signifie que dans toute famille juive frum, observante, l'on trouve deux vaisselles, l'une pour la viande, l'une pour le lait. Il n'y a pas de mélange.
Enfin, une opposition secondaire, spécifique au mode de confection des aliments existe : le mou et le dur, c'est vrai pour la confection de boulettes, vrai aussi pour les gâteaux : comme le zemetkuche , les matzeknefle dans lesquels usages et goût se combinent. Cette opposition entre le mou et le dur crée dans les familles des contentieux fréquents tant elle a son importance.
Il n'y a pas d'opposition entre le sucré et le salé même si l'on parle de viande, poissons et desserts. Bien des plats comportent tout à la fois sucre et sel ; ce sont souvent des mets principaux comme le kugel qui se substitue à la viande ; le kugel est la pièce maîtresse de la cuisine judéo - alsacienne, une composition qui n'est ni charlotte, ni chausson, à base de mikker, (graisse de bœuf), de farine, d'oignons râpés, auquel on ajoute poires, pommes ou pruneaux en petits morceaux, soit à l'intérieur de la pâte, soit au fond de la cocotte en fonte et que l'on fait cuire au moins deux heures. Un autre plat de résistance existe la tarte à la moelle ; cette dernière se cuisine actuellement moins fréquemment même si elle a eu son heure de gloire dans le passé.
Autre catégorie, que l'on trouve aussi en Europe centrale: celle de l'aigre doux comme les marrons aux oignons, la salade de harengs.
Généralement, nos interlocuteurs distinguent en Alsace quatre sortes de cuisines : la cuisine française, la cuisine judéo-alsacienne, la cuisine séfarade, la cuisine de l'Europe de l'Est ; cette dernière si elle est comparée à la cuisine judéo-alsacienne fait l'objet d'une différenciation marquée. Pourtant la cuisine juive alsacienne lui doit beaucoup. Etrangement rien n'est dit de l'influence de la cuisine juive allemande à base de kugel aux pommes de terre, de chaleth aux pommes… alors que les greniers de nos interlocuteurs recèlent des livres de recettes juives en allemand de la fin du 19° siècle, édités à Trèves ou à Berlin qui ont sans doute été utilisées par leurs mères ou grands-mères.
Avec l'élévation du niveau de vie de nombre de familles, les parents de nos interlocuteurs mangent de la viande chaque jour à midi durant les années 1920-1930. C'est un signe de distinction d'avec les familles pauvres. La viande est porteuse de symboles ; elle donne des forces et contribue à la santé. Devenus davantage sédentaires, nos interlocuteurs, marchands, négociants, marchands de biens, instituteurs gravissent l'échelle sociale. Ils vivent dans des bourgs et les villes pour la majorité d'entre eux. Ils possèdent des magasins, des entreprises textiles, des fabriques. Ils peuvent souvent manger chez eux le midi et ne doivent plus parcourir autant des kilomètres comme le faisaient leurs parents colporteurs ou marchands de bestiaux.
L'alimentation est économique, à base d'estomacs farcis que l'on ne mange plus actuellement parce qu'ils ne sont plus conservés au moment de l'abattage casher des bêtes. On consommait auparavant l'estomac de boeuf farci (Gefellter Mawe) à base de chapelure, d'oignons, de farine, sel, poivre et gingembre, dont on parle encore avec passion. Le cou d'oie farci, (même farce plus graisse d'oie), la soupe de pois avec la saucisse à l'ail (geseztsi supp) sont des plats réalisés ; mais l'on évoque avec nostalgie la saucisse de poumon, le lunge wurst comme l'exprime Louis Bloch.. Ces plats sont souvent gras. La graisse utilisée est celle de bœuf, mikker ou la graisse d'oie. Ces graisses sont actuellement remplacées par de la margarine casher, l'Arcy, plus digeste.
De nombreuses familles de la génération de nos grands-parents ou arrières grands- parents élevaient une oie comme dans les familles alsaciennes non juives, la gavaient pour obtenir un foie assez grand mais surtout utilisaient la graisse d'oie très prisée pour faire cuire ou rôtir. Quand on la sacrifiait, on faisait des griwe, des gratons, petits morceaux de peau revenus dans la graisse que l'on goûte avec du pain. Un mets dont on se régale encore.
Pour le goûter ou pour le soir, on passe au sucré, café
au lait, pain, beurre, confiture, avec gâteaux, kugelhopf,
tartes aux fruits, butterkuche, gâteau
au beurre et à la cannelle, le zimetschnitt, tranches de pain revenues
dans des œufs, lait, huile et saupoudré, pain perdu, gâteau
économe de pauvres .
Pourtant, celui-ci apparaît actuellement sur la carte dans l'une des brasseries
chics de la ville.
Le Shabath ressemble
à un sanctuaire en réduction, se célèbre sur une
nappe blanche, les lumières sont allumées; c'est le jour de
sanctification ; l'on commence par une bénédiction sur le vin,
le Kidoush, sur le pain, une 'halla, pain natté confectionné
pour la fête. "On prépare de la viande, de bons poissons
et du vin de qualité" nous recommande le Shoul'hane Aroukh
("la table dressée"), code rédigé au 16°
siècle par Joseph Caro et qui fait encore autorité. On a souvent
économisé la semaine pour pouvoir fêter. La viande est
traditionnellement un pot au feu, à base de côtes découvertes
accompagné, de crudités et de raifort que l'on râpe soi-même,
du poisson, (carpe verte, l'hiver
ou brochet) suivi de desserts comme crème au chocolat, crème
au café, charlotte aux pommes, chaleth , desserts qui ne comprennent
pas de lait.
On fait actuellement aussi pour le samedi midi, de la choucroute
avec du bœuf fumé et même du baekehoffe avec de la viande
de veau, bœuf et agneau. L'influence du plat traditionnel en Alsace est
indéniable.
Outre la fête du Shabath, nous insisterons sur deux grandes fêtes
de la liturgie juive, Pessah, Pâques et Yom Kippour, Jour du Pardon et
de l'expiation, jour de jeûne que l'on prépare la veille par un
repas spécifique et que l'on rompt d'une manière particulière.
PESSA'H :
Durant les deux soirs du Seder, où se récite le passage
de la sortie d'Egypte entre la partie dite parlée et la partie chantée,
sur la vaisselle spéciale de Pessah sortie pour cette occasion, le
plateau du Séder est garni : de trois matzoth,
du cerfeuil ou persil, une soucoupe avec du vinaigre pour les tremper après
le Kidoush, et puis les herbes amères, maror, un
plat de laitue et de raifort, 'harosseth, (pomme rapées, amandes
et cannelle) mortier et argile pour la fabrication des briques, un os d'agneau,
un œuf ; ces éléments sont symboliques de la misère
de l'esclavage et de la sortie d'Egypte ; il est d'usage entre les deux récits
de manger.
L'on débute par un bouillon de matzeknepflich,
soupe de bouillon de viande avec boulettes de matze. Les boulettes à
base de farine de matze, d'œufs, de graisse d'oie, de persil
et de muscade plus ou moins dures selon les régions. A Mulhouse, on
les préfère plutôt dures, à Colmar plutôt
molles, à Bischheim molles aussi. Plat universel aussi bien apprécié
par les ashkenazes que les sepharades. Il en est de même pour le zegele,
épaule de cabri roulée et ficelée en rôti à
la viande blanche, souvenir de l'agneau pascal quand les Hébreux sont
sortis d'Egypte. Mais comme on ne mange pas de viande rôtie pour le
Seder mais uniquement bouillie, on mange le Zegele les jours qui
suivent le Seder.
Le cabri est d'ailleurs célébré à la fin du Seder
par la chanson populaire, le 'had
gadya' : "un cabri que mon père avait acheté deux sous,
un cabri, un cabri, air chanté en judéo-alsacien : Ein
Zigelein, Ein Zigelein, das da hat gekaufft mein Faterlein, um zwei pfennig,
Ein Zigelein, ein Zigelein.
La carpe à la juive, carpe
verte, Jeddefesch, parce qu'on y a mis durant la cuisson beaucoup
de persil. On l'aura fait mariner avec du sel et de l'ail pendant vingt quatre
heures. Puis faire un roux avec huile, oignons, farine de matze,
eau, persil, ail, placer les morceaux de poisson, mettre à ébullition
et laisser cuire vingt minutes. Faire refroidir pour servir le jour de Pessa'h.
Si l'on ne sert pas de zegele après les soirs de Séder,
on trouve du pot au feu ou parfois du Bekelfleich, viande de bœuf (poitrine
du milieu) dans la saumure et rincée à l'eau durant une semaine
servie coupée en tranches.
Chaque matin, durant la semaine de Pessah, pour le petit déjeuner,
l'on prend son café avec les matze ou matzecafé. Durant
cette semaine toute sorte de gâteaux au chocolat et aux amandes sont
préparés avec la farine de matze. Cela va du plus simple
gâteau de matzah, matzekuche avec des jaunes d'œufs, du sucre,
de la farine de matze, zeste de citron et 60 grammes de noix, blancs
battus en neige, au gâteau aux trois étages, un étage
pour un fond épais à base d'amandes, d'œufs et de sucre
puis les pommes cuites sans eau, puis meringuage ou biscuit. Ce dessert est
très prisé à Colmar.
YOM KIPOUR :
Autre fête, essentiel du calendrier juif, Yom
Kipour, le Jour du Pardon. Pour préparer le jeûne il est
d'usage la veille de bien manger, certains parlent de festin süd
.
La veille, au petit matin, on faisait la kapporah, l'on sacrifiait
une poule appelée Kapporehüehn en guise d'offrande. A
Westhoffen,
à Pfaffenhoffen,
(Bas-Rhin) à Bouzonville (Moselle) dans les année 30, on faisait
tournoyer une poule vivante au-dessus de la tête des enfants et des
femmes, un coq pour les hommes, tout en disant "ceci est à ma
place", pour les autres "ceci est à ta place" et puis
l'on abattait la volaille rituellement juste après et on la donnait
aux pauvres. Manière de penser à nos fautes et de désirer
les expier. (Shoul'hane Aroukh, II, p. 757, 758).
Pour tenir durant le jeûne, il est d'usage de faire un bouillon, une
poule ou une fricassée avec du riz ou des pâtes, une deuxième
viande et pour rompre le jeûne, (anbeissen) des variations
existent. Le plus souvent, l'on commence par du café au lait, du pain
ou du beurre une tarte ou un gâteau marbré, quelquefois par une
salade de harengs. On retire parfois la nappe et les couverts ou l'on séparait
avant guerre la nappe en deux, milchtig et fleischtig et
l'on prenait du potage et les restes de la veille. Ce type de bricolage entre
les deux parties de la table et de la nappe tout à fait toléré
avant guerre apparaît peu acceptable pour un judaïsme contemporain
de plus en plus rigoriste, parfois même sectaire traité de
meshuge frum (observant excessif ) par mes interlocuteurs.
En conclusion, la cuisine accompagne tout un ensemble de rites, à la
fois dans la vie quotidienne et dans le monde sacré du judaïsme
alsacien. Elle se veut mémoire, tradition, invention et emprunte largement
aux cultures environnantes. Certes, elle évolue et se transforme en fonction
des régimes alimentaires, du temps qui se rétrécit, de
nouveaux modes de vie. Sa singularité reste porteuse de sens, celui de
la spécificité du judaïsme alsacien.
Afin que cette cuisine perdure, nous nous devons de la transmettre et de la
partager. Et j'espère qu'elle sera part intégrante du futur Centre
des cultures européennes yiddish qui doit s'ouvrir dans les années
qui viennent à Strasbourg.
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