Moses habitait Schwindratzheim près de Hochfelden au cœur de l'Alsace. En cette année 1910, il n'y avait plus qu'une quinzaine de juifs dans le village. La petite communauté juive avait du mal à se maintenir car le minyân était de plus en plus difficile à obtenir. Moses dit à sa femme Jeddele que pour Chavouoth, la Pentecôte, il faudrait organiser chez eux le "lernen" la soirée d'étude traditionnelle en l'honneur du don de la Torah qui est célébré à cette occasion sept semaines après la sortie d'Egypte fêtée à Pessa'h, la Pâque juive. Ils estimèrent ensemble qu'une dizaine de leurs coreligionnaires viendraient à la maison puisque Joseph et sa femme étaient souffrants, que Hanna ne se déplaçait plus et que la famille Schiller se rendait toujours chez leurs parents à Bouxwiller pour Chavouoth.
Chavouoth se dit Schwües en judéo-alsacien et cette solennité est particulièrement appréciée car elle est moins "contraignante que les autres Yontev" (de l'hébreu yom tov, jour de fête), selon le dicton suivant :
Schwües isch d'r schénste jontef. |
Chavouoth est la plus belle fête. |
L'office du premier soir de Chavouoth eut lieu à la synagogue qui avait été construite en 1830 (3) alors que la communauté était forte de plus de soixante-dix personnes. Elle existait depuis la deuxième moitié du 18ème siècle. En 1784 on y comptait environ quarante-deux âmes, mais son déclin s'était confirmé en 1882 puisqu'elle ne comptait plus que quarante-et-une personnes. La synagogue n'était plus en très bon état mais les offices pouvaient quand même s'y dérouler. A la fin de l'office, Moses emmena tout le monde vers sa demeure et chacun s'installa autour d'une table superbe sur laquelle se trouvaient deux tartes aux fromage bien épaisses, deux "kolètches" bien dorés et trois petits paniers pleins de beignets au "biebeleskäs". Tous les invités étaient au rendez-vous et Löwel était venu sans sa femme qui s'était fait une entorse, c'était son fils de dix ans, Jacob, qui l'accompagnait car sa mère, dans son état, ne pouvait pas très bien s'occuper de lui !
"Où est Jacob ?", l'appel de Löwel résonna dans toute la pièce provoquant une angoisse immédiate. Jacob avait disparu, personne n'avait fait attention à lui. Löwel tremblait, sa femme lui avait confié leur enfant et maintenant il ne savait plus où il était. Chacun se disait qu'il n'avait pas pu disparaître, il avait dû rentrer chez lui. Malheureusement la femme de Löwel ne l'avait pas vu non plus et elle se mit à pleurer d'autant plus qu'elle ne pouvait pas se lever à cause de son entorse. Löwel, avec ses amis, traversa plusieurs fois le village appelant l'enfant, interrogeant les villageois mais personne n'avait vu Jacob. Le temps passait très vite et il fallait prévenir la police qui s'engagea à poursuivre les recherches toute la nuit. Moses rentra chez lui vers 2 heures du matin et sa femme, inquiète également, rangeait nerveusement ses affaires lorsqu'elle se rendit compte qu'un des paniers dans lesquels avaient été mis les beignets avait purement et simplement disparu ! Quelqu'un a dû l'emmener par mégarde se dit Moses mais Jeddele ne comprenait pas et cette disparition l'intrigua. Elle se dit que cela avait peut-être un lien avec le petit Jacob ….
Elle traversa la maison, descendit à la cave et n'y trouvant aucun
indice monta au grenier où là elle découvrit le petit
Jacob profondément endormi dans un coin, tenant encore le petit panier
vide dans ses mains. Il avait avalé en cachette tous les beignets au
"biebelskäs" ! Elle eut du mal à le réveiller et il eut
droit à de très fortes remontrances, à des sermons à
n'en plus finir, de ses parents, des policiers et de tous ceux qui avaient
passé la nuit à le chercher ! A partir de ce jour, l'enfant
ne voulut plus jamais entendre parler de ces beignets. L'année suivante,
le "lernen" eut lieu chez Löwel, sa femme était cette
fois-ci en pleine forme et Jeddele, bien entendu, ne voulut pas leur offrir
des beignets au "biebeleskäs" comme elle avait pourtant coutume de le
faire. Devant tous les adultes médusés Jacob lui demanda pourtant
:
- Tu n'as pas apporté des beignets ?
L'évolution de la population juive de Schwindratzheim | |||||||
1689 | 1784 | 1808 | 1851 | 1882 | 1910 | 1936 | 1953 |
3 | 42 | 74 | 77 | 41 | 15 | - | - |