Chacun de nous a une notion subjective du Patriotisme.
La difficulté commence lorsque l'on veut tenter de le définir. On peut le considérer comme un attachement affectif à la fois à une collectivité et à une terre, au point que vivre ailleurs vous semble insupportable. Ce sentiment s'accompagne du désir de faire quelque chose pour la patrie, se dévouer pour elle, et, à la limite, aller jusqu'au sacrifice suprême.
La dimension de la patrie importe peu, et l'on peut considérer que le bourgeois de Strasbourg, la ville libre du Moyen-âge, fier de sa ville et courant aux murailles à la première alerte, était un patriote.
Naissance du patriotisme chez les Juifs d'Alsace après le Traité de Westphalie
Le patriotisme était un sentiment inconnu des Juifs d'Alsace, encore au 17ème siècle. Le Juif était un marginal, au statut très particulier, à peine toléré, humilié, soumis à toutes sortes de taxes. Certes, il pouvait être attaché à un paysage, à une terre dans laquelle reposaient ses ancêtres, même à un suzerain plus tolérant qu'un autre, mais le Juif restait un marginal, et la précarité de sa situation demeurait son souci de tous les jours.
La signature du Traité de Westphalie et l'occupation de l'Alsace par l'armée du roi de France fut à l'origine de l'émancipation économique des Juifs, et de l'évolution de leur statut de paria en celui, infiniment plus favorable, de sujet protégé du roi de France.
En même temps on vit naître et se développer un sentiment nouveau chez les Juifs d'Alsace, fait de gratitude à l'égard de la monarchie de France, et d'attachement à ce pays. Cet attachement ne fit que grandir avec le temps et devint si exclusif, que, lorsqu'en 1870, la France vaincue dut abandonner l'Alsace, plus du quart de la population juive pensa ne plus pouvoir vivre en Alsace et suivit la France dans sa retraite.
C'est la lente formation du sentiment d'appartenir indissolublement à la Nation française que je me propose d'étudier avec vous.
Mais revenons à l'époque de la guerre de trente ans, qui fut de toutes les guerres que connut l'Alsace la plus cruelle, la plus sanguinaire.
On vit se succéder sur la terre d'Alsace des troupes rivalisant de férocité, massacrant, torturant, pillant, incendiant une malheureuse population réduite à la plus extrême misère.
A Mansfeld, à la tête de la ligue protestante, avait succédé l'archiduc Léopold, commandant les troupes impériales. Puis ce fut le tour du roi de Suède, venu au secours des protestants.
La France avait retardé son intervention directe, mais soutenait ses alliés protestants, poursuivant un double objectif, abaisser les Habsbourg qui constituaient une menace permanente sur ses frontières et avancer jusqu'au Rhin, pour achever le "pré carré" de Richelieu. Tout en combattant les protestants à l'intérieur du pays, où ils constituaient une menace contre son unité, la France s'était alliée avec les protestants du dehors, princes allemands, Pays-Bas, Suède, pour combattre les Habsbourg. Les Français avaient enfin pris une part active à la guerre et Condé avait victorieusement affronté les espagnols à Rocroy. Les historiens français affirment que, las de servir de champ de bataille, les "Alsaciens" auraient fait appel au roi de France pour occuper leur pays.
On peut se demander qui, dans cette Alsace morcelée, comprenant des dizaines de seigneuries indépendantes, aurait pu prendre une pareille initiative. Toujours est-il que le peuple vit avec sympathie les troupes françaises s'installer dans le pays, si cette occupation pacifique devait mettre le pays à l'abri de nouvelles opérations militaires. La guerre, dans laquelle la France devait jouer un rôle de plus en plus important tirait à sa fin. On négociait tout en continuant de se battre, et comme on n'arrivait pas à s'entendre sur certaines clauses du traité, on finit par y inscrire des clauses contradictoires, chacune des parties espérant que l'avenir lui donnerait raison.
Ainsi les articles 75 et 76 accordaient à la France les Langraviats de Haute et de Basse Alsace, la Préfecture des dix villes de la Décapole, alors que l'article 89 stipulait que les seigneuries immédiates d'Alsace, ecclésiastiques ou laïques, la noblesse de Basse Alsace, la ville de Strasbourg et les villes de la Décapole conservaient comme par le passé le privilège de l'immédiateté avec l'Empire, et par conséquent, continuaient à faire partie de l'Empire et que le roi de France ne saurait prétendre sur eux à aucune souveraineté.
Chaque partie interprétait le Traité selon ses désirs, et la France comptait bien annexer purement et simplement toute l'Alsace. Les Alsaciens qui ne voyaient dans la France que le garant de l'exécution du traité s'étonnaient de voir la présence militaire s'éterniser et commençaient, à montrer des signes d'impatience, voire d'hostilité. Ils étaient très attachés à leurs libertés. Depuis la mort de Charles-Quint, les Habsbourg d'Autriche, tout en conservant la couronne impériale, n'avaient plus de pouvoir effectif en Allemagne. L'indépendance des princes était réelle, le système politique laissait chacun des 343 états formant l'Empire germanique maître de sa religion et de ses alliances, leurs rapports avec l'Empire étaient extrêmement vagues et s'exprimaient dans la Diète d'Empire, assemblée parlementaire tout à fait inefficace. Depuis la paix d'Augsburg garantissant la liberté de religion, les seigneurs suzerains alsaciens, constituant la noblesse immédiate de Basse-Alsace avaient pour la plupart embrassé la foi protestante (et revendiquaient le droit d'appliquer le principe "cujus regio, cujus religio" (c'est-à-dire d'imposer le culte protestant à leurs sujets ). La souveraineté d'une France, autocratique et catholique sur l'Alsace ne pouvait qu'inquiéter princes et magistrats des villes libres d'Alsace. Ils ne manquèrent aucune occasion pour affirmer leur indépendance à l'égard du roi de France.
La protection du Roi de France
Haguenau, chef-lieu de la Décapole et siège du grand-baillage, paya très cher ses velléités d'indépendance: sur ordre de Louvois la ville fut incendiée et rasée. D'une manière générale, la population fit grise mine à l'occupant français, qui rencontra les plus grandes difficultés à ravitailler ses troupes. Certes, l'Alsace se retrouvait ruinée par trente années de guerre, mais à cette gêne très réelle, on ajouta beaucoup de mauvaise volonté.
Les Juifs n'avaient aucune raison de se montrer hostiles aux nouveaux maîtres du pays. Traités en parias durant des siècles, à peine tolérés, exploités, humiliés, ils se trouvaient en face de chefs militaires qui les traitaient avec urbanité, puisqu'on avait besoin d'eux. On arriva très rapidement à une entente. Des contrats furent passés, souvent devant notaire. Ils étaient généralement de ce type. Le colonel commandant un régiment demandait à un Juif de lui fournir, dans un délai fixé, tant de chevaux, de telle taille et de telle couleur pour un prix convenu. Le contrat signé, le marchand convoquait un certain nombre de ses coreligionnaires, leur distribuait quelques fonds et les chargeait, chacun de son côté d'aller en Suisse, d'où ils revenaient par petites étapes avec les chevaux souhaités. Toutes ces opérations, menées à la satisfaction générale, amenaient du pain dans de nombreuses maisons juives.
Les contrats portèrent bientôt non seulement sur les chevaux, mais aussi sur le fourrage, les animaux de boucherie, les grains et les farines, et ils passèrent de l'échelon local à l'échelon le plus élevé, le secrétaire d'Etat, ministre de la Guerre signant lui-même ces contrats avec un petit groupe de Juifs privilégiés. Les Juifs d'Alsace étaient émerveillés de voir quelques uns d'entre eux reçus par les plus grands personnages du royaume, le général Montclar, le maréchal Turenne, le marquis d'Argenson, le comte de Choiseul, entre autres.
La protection du Roi de France n'était pas un vain mot. On le vit lorsque les autorités du canton de Bâle interdirent en 1701 l'entrée de leur canton aux Juifs d'Alsace. L'ambassadeur de France auprès de la Confédération Helvétique intervint avec énergie pour faire lever ces défenses, parceque, écrit-il "autrement ils ne pourraient pas continuer commodément le commerce qui doit être libre entre les louables Cantons et les sujets de Sa Majesté ".
En 1718 l'Ambassadeur intervint encore plus énergiquement lorsqu'un Juif de Heguenheim nommé Nordmann fut arrêté à Bâle pour une affaire de dettes civiles. Or Nordmann relevait du juge de son domicile, le bailli de Hegenheim, mais le Prévôt de Bâle soutenait que les Juifs d'une manière générale étaient des individus sans domicile, sans aveu, et qu'en conséquence Nordmann relevait de sa juridiction. L'ambassadeur de France remit les choses au point, déclarant que le Juif de Hegenheim était non seulement souffert, mais protégé par le roi de France, et que son arrestation était contraire à toutes les règles. L'ambassadeur menaça le Magistrat de Bâle d'informer le roi de ce qui venait de se passer, si le Juif n'était pas immédiatement libéré. La menace fit son effet, et Nordmann fut aussitôt libéré.
De la triste affaire de Hirzel Lévy, condamné à mort par le Conseil Souverain d'Alsace et exécuté, ils ne voulurent retenir qu'une chose: leurs représentants avaient été reçus par le roi qui avait ordonné que le procès fut jugé à nouveau par le Parlement de Metz, qui réhabilita le supplicié.
Il n'est pas impossible que des liens de sympathie aient existé entre des personnalités françaises et les préposés des Juifs d'Alsace, car rien n'obligeait les "nobles dames et les officiers" à venir danser au domicile de Cerf Berr à Bischheim, en l'honneur de la naissance du Dauphin, ou le cardinal prince de Rohan à assister à une cérémonie donnée en son honneur en la synagogue de Mutzig, comme jadis Louis XIV en personne, avait assisté à un office religieux à Metz. Les Juifs d'Alsace éprouvèrent une reconnaissance infinie à l'égard de la France et de son roi.
Il est bon d'ajouter que catholiques et protestants finirent par se rallier à la couronne de France, les catholiques dès 1681, lorsque la cathédrale de Strasbourg fut rendue au culte catholique, les protestants beaucoup plus tard, après 1750 et les funérailles solennelles faites à l'un des leurs, le Maréchal Maurice de Saxe.
La Révolution et l'Empire
Mise à sac de l'Hôtel
de Ville de Strasbourg le 19 juillet 1789 (gravure de l'époque) |
Ainsi la Révolution apparut aux juifs sous les traits d'énergumènes vociférants, étalant sous de nobles prétextes, des sentiments antijuifs, fermant les synagogues, brisant les stèles funéraires de leurs ancêtres et se livrant à toutes sortes d'excès. Mais pour la première fois dans l'histoire, les Juifs furent admis aux mêmes droits que leurs concitoyens des autres cultes, prêtèrent le serment civique, élisirent les juges de paix et volèrent aux frontières défendre la patrie en danger.
Mais il est peu probable que ces évènements furent ressentis comme chose bénéfique par ceux qui les vécurent. Les élites étaient ruinées et des dizaines de marchands et banquiers, mais surtout de rabbins, maîtres d'école et chantres étaient considérés comme suspects et enfermés au Grand Séminaire de Strasbourg qui servait de prison. Les synagogues étaient fermées et la prière se fit clandestine.
Dans les synagogues on lut des Psaumes écrits en l'honneur du Premier Consul; ainsi Lippmann Moyse, originaire de Bischheim, fils d'Isaac Moyse, gendre du rabbin Abraham Auerbach qui publia plus tard sous le nom de Büschenthal, écrivit un étonnant Psaume d'action de grâce pour remercier l'Eternel d'avoir épargné Bonaparte lors de l'attentat de la rue Saint Nicaise. Le Psaume fut traduit en allemand et en français par un autre poète, Geofroi-Jacques Schaller, et publié chez Levraut en 1801. Il en écrivit un autre, Ein Psalm der Judengemeine in Strassburg, für das Glück der fränkischen Waffen im Kriege gegen England (mai 1803). Cette tradition devait se poursuivre mais peu de ces brochures sont parvenues jusqu'à nous. Nous avons un Cantique composé par le rabbin Jacob Meyer, grand rabbin et Président du Consistoire du Bas-Rhin pour célébrer les trois immortelles batailles de Thann, Eckmuhl et Ratisbonne (21 mai 1809). On chanta un Te Deum en la grande synagogue pour célébrer la prise de Vienne (4 juin 1809).
Nombreux furent les Juifs qui quittèrent l'Alsace pour trouver refuge en Allemagne, et les listes officielles d'émigrés sont incomplètes.L'ordre revint avec Napoléon. L'empereur était partagé entre le désir d'intégrer brutalement les Juifs dans la nation française, et d'expulser les récalcitrants, et le grand dessin d'en être le nouveau Moïse.
David Sinzheim |
Ce fut ce dernier sentiment qui l'emporta. Il convoqua théâtralement le Grand Sanhédrin et entreprit d'organiser le culte mosaïque. Cette réforme se révéla bénéfique et le grand rabbin David Sinzheim placé à la tête du judaïsme de France réussit à écarter tout ce qui lui paraissait dangereux et contraire à la foi. Mais par le décret impérial du 17 mars 1808 que l'histoire a retenu sous le nom de "décret infâme", des mesures discriminatoires étaient prises à l'égard des Juifs, soumettant leurs opérations financières à des restrictions humiliantes, rendant obligatoire l'obtention d'un certificat de non-usure et d'une patente pour ceux qui voulaient exercer une activité commerciale. Enfin on retirait aux seuls Juifs la possibilité de se faire remplacer pour le service militaire. Il n'est pas possible que les Juifs aient subi ces vexations avec sérénité.
Ce n'est que longtemps après la chute de l'Empire que se créa la légende napoléonienne et que les Juifs se souvinrent avec émotion de leur participation aux campagnes militaires, et ils en tirèrent gloire, portant fièrement la médaille de Sainte Hélène, et en exposant dans leur chambre leurs souvenirs militaires.
Parmi les faits insolites, il convient de noter l'amitié existant entre Kellermann, duc de Valmy et Maréchal d'Empire, et Lippmann, le fils de Cerf Berr, habitant Paris. On a conservé une lettre par laquelle le Maréchal recommande au Préfet du Haut-Rhin la candidature de Lippmann Cerf Berr en tant que délégué des Juifs de ce département à l'Assemblée des Notables de 1806. Les liens privilégiés entre les grands chefs militaires et les Juifs d'Alsace se prolongeaient en ce début du 19ème siècle.
Retour à la monarchie : les Juifs d'Alsace s'embourgeoisent
Le retour à la monarchie, la paix sur les frontières, la non reconduction du "décret infâme" permirent aux Juifs d'Alsace de retrouver la prospérité économique. On reconstruisit les synagogues et l'on vaqua à ses occupations. Nous disposons d'une source de documentation nous permettant de tester les liens affectifs existants entre les Juifs d'Alsace et la patrie française: ce sont les mappot, ces bandes de toile brodées ou peintes que l'on enroulait autour des rouleaux de la Tora, et que nous avons étudiées par ailleurs. (1)
Rares sous l'Empire, absents et pour cause durant la monarchie, le drapeau et les couleurs bleu-blanc-rouge apparaissent sur les mappot alsaciennes. Pendant tout le 17ème siècle, les Juifs d'Alsace s'étaient trouvés dans une situation paradoxale. Sujets protégés du roi de France, ils dépendaient politiquement et économiquement du roi de France, mais spirituellement ils appartenaient au judaïsme allemand, voire polonais ou d'Europe centrale.
Les rabbins qu'ils choisissaient, Joseph Steinhart à Niedernai, Eliezer Moyse Katzenellenbogen à Haguenau, Isaac Sinzheim à Niedernai, Anschel Schoplich à Rosheim, étaient des rabbins éminents venus de l'Est qui n'avaient pas dédaigné les postes qu'on leur offrait à côté des rabbins d'origine alsacienne comme Samuel Sanvil Weyl ou Wolf Jacob Reichshoffer.
La présence de Eybenschutz à Metz était tout aussi extraordinaire.
D'autre part, il y avait des rabbins alsaciens qui allaient occuper des postes en Allemagne, ainsi Seligmann Simon Netter de Rosheim, directeur de l'école rabbinique Lemle Moses Klaus de Mannheim.
Le Rhin ne devint véritablement une frontière qu'à partir de la Révolution, coupant le judaïsme d'Alsace de ses sources. Il appartint désormais au judaïsme de France, il était à la recherche de respectabilité, et il s'embourgeoisait. Il n'était ni trop libéral, ni trop traditionnel, et il tendait vers la médiocrité.
Pendant la même période, le judaïsme d'Allemagne était en pleine effervescence. Toutes les tendances étaient représentées, les meilleures et les pires. A coté d'un judaïsme libéral et réformateur, abandonnant toute aspiration nationale, rejetant la législation talmudique, acceptant le mariage mixte, et déclarant la circoncision facultative, on trouvait la vieille orthodoxie fermée à toute évolution mais aussi une orthodoxie nouvelle, celle de Samson Raphaël Hirsch, qui chercha à concilier judaïsme et humanisme, piété juive et culture moderne. Samson Raphaël Hirsch fut le maître à penser de plusieurs générations de Juifs traditionnalistes.
Jacob Meyer |
L'Alsace était restée en dehors de toute cette agitation. En s'embourgeoisant, le judaïsme alsacien ne tarda pas à montrer des signes d'intolérance à l'égard de l'étranger, surtout s'il venait de l'est, et du pauvre.
On demeure péniblement surpris en lisant les directives contre la mendicité signées par Jacob Meyer, grand rabbin et président du Consistoire du Bas-Rhin. Jacob Meyer était le petit fils de Samuel Sanvil Weyl, rabbin de la Haute et de la Basse Alsace.
D'une manière générale, la vie religieuse s'assoupissait. L'indigence spirituelle était cachée par l'éclat cérémoniel. Le grand rabbin Arnaud Aron autorisa en 1869 l'introduction de l'orgue dans les synagogues d'Alsace. (Cet embourgeoisement n'empêcha pas que le niveau général d'instruction des Juifs d'Alsace demeura assez bas, en tous les cas au dessous du niveau d'instruction de leurs concitoyens des autres cultes. C'est ce qui ressort d'un rapport du Recteur de l'Université de Strasbourg, Louis Magloire Cottard, au Préfet du Bas-Rhin, le 6 mai 1831). (2)
Les Juifs d'Alsace étaient pleins de vénération pour la patrie française, qui avait mis le judaïsme sur un pied d'égalité avec les autres religions, finançant le culte et le clergé israélite. Les Juifs de France montraient une activité fort différente de celle de leurs coreligionnaires allemands: ils avaient accédé à des postes clé de la politique et ils s'illustraient dans les arts et les lettres. Ils se dépensaient aussi pour défendre leurs coreligionnaires menacés dans leur vie ou leurs biens dans toutes les parties du monde.
En 1860, à la suite de l'affaire Mortara, l'Alliance Israélite Universelle fut fondée à Paris sous la présidence de Crémieux. C'est cette institution qui fonda les premières fermes en Palestine, des écoles dans les régions les plus perdues. Alors que les Juifs d'Allemagne étaient préoccupés par des problèmes de foi, les Juifs de France qui venaient d'acquérir l'égalité avec les autres cultes en 1831 s'étaient voués à la tâche de défendre leurs coreligionnaires opprimés et de leur apporter l'émancipation.
C'est un peu l'esprit jacobin qui les animait lorsqu'ils voulurent imposer les droits de l'homme à travers le monde.
Emigration des Juifs après la défaite de 1870
La défaite des armées françaises en 1870, l'annexion de l'Alsace et d'une partie de la Lorraine à l'Empire allemand frappèrent douloureusement la population juive de l'Alsace. Nombreux furent ceux qui vendirent tous leurs biens pour aller s'établir en vieille France. On cite généralement le grand rabbin Isaac Lévy de Colmar et le discours d'adieu qu'il fit à la synagogue de Colmar le 6 juillet 1872. Il quitte l'Alsace abandonnant son vieux père, car la France représente pour lui la nation généreuse grande par le cœur, l'apôtre de la civilisation, qui a semé partout l'idée de tolérance et de fraternité. Elle a fait tomber les barrières du fanatisme et Israël a été admis au banquet de la vie sociale. Son amour pour la France n'en est que plus avivé par la défaite.
Pour spectaculaire que fut le départ du Grand Rabbin Isaac Lévy de Colmar, il ne faut pas oublier qu'il ne fut que l'un parmi les milliers de Juifs qui quittèrent l'Alsace après 1871.
Les statistiques nous apprennent que les émigrés juifs furent proportionnellement plus nombreux que les catholiques et les protestants. Des chiffres nous sont fournis par une publication très officielle, Statistische Mitteilungen über Elsass-Lothringen (Strassburg,Verlag M.Du Mont-Schaunberg, 1908). Le recensement fait par les allemands en 1871 indique une population juive de 40.938 personnes, soit 2,64 % de la population globale. Cette population tomba progressivement à 34.645 en 1890 (2,16 %) 32.264 en 1900 (1,88 %) enfin à 31.708 en 1905 (1,75 %). La population juive avait ainsi perdu 9.230 individus entre 1871 et 1905,soit près du quart. Encore faudrait-il tenir compte de l'entrée en Alsace de nombreuses familles juives en provenance d'outre-Rhin dont notre statistique ne donne pas le chiffre. Il faudrait pouvoir consulter les documents originaux du recensement de 1905 ce qui en l'état actuel de la réglementation n'est pas encore possible.
On remarquera aussi que cet exode s'est fait progressivement, les parents sont souvent restés en Alsace mais leurs enfants, à mesure qu'ils gagnaient en âge quittaient l'Alsace et s'établissaient en vieille France. La famille Netter de Rosheim dont j'ai pu suivre l'histoire durant plus de trois siècles nous fournit un exemple : les parents, un fils et une fille sont restés à Rosheim, alors que les cinq autres fils ont quitté l'Alsace.
La lecture de la presse juive d'Alsace durant l'Annexion est aussi instructive. Un hebdomadaire avait été fondé en 1903 par Ginsburger, sous le titre de Strassburger israelitische Wochenschrif (3).
Il comportait un supplément entièrement rédigé en langue française. Pendant des années Elie Scheid, connu par son Histoire des Juifs d'Alsace (1887), y publiait ses Mémoires sur l'Armée de la Loire (1870-1871) ou bien le récit de ses voyages en Palestine, en Abyssinie, ou en Afrique du Nord. La Wochenschrift donnait régulièrement des nouvelles de la communauté de Paris, naissances, mariages, décès, nominations et décorations diverses (Légion d'Honneur, Palmes Académiques, etc). Dans des articles de fond, rédigés eux en langue allemande, on oppose l'ostracisme de l'armée allemande à l'égard des Juifs, qui ne peuvent pas accéder au rang d'officier de réserve, au libéralisme de la France en cette matière, et l'on énumère dix généraux juifs, nommés depuis 1870 ( See, Lambert, Levy, Alvares, Hinstin, Naquet-Laroque, Abraham, Brisac, et Francfort).
Mappa de Rosheim - gouache de Martine Weyl |
En 1909 un article rédigé en français est intitulé : L'antisémitisme en Allemagne. Pourtant le Kaiserliche Statthalter essaye d'amadouer la population de la province, et lors de ses visites ne manque pas de se rendre dans les synagogues où il est reçu avec faste. La Wochenschrift du 28 octobre 1909 raconte sa réception à Rosheim, bouquet de fleurs, cantique chanté par le chœur, homélie du rabbin Goldstein, qui assure le Statthalter de la fidélité de la population juive ("er betonte alsdann die treue Gesinnung der hiesigen jüdische Bevölkerung"). Le Statthalter Karl von Wedel eut été surpris, si on lui avait ouvert l'armoire sainte et déroulé quelques unes des mappot enroulées autour des rouleaux de la Torah. Nous avons retrouvé l'une d'entre elles, et nous l'avons publiée dans l'Imagerie Juive d'Alsace.
La mappa fut faite pour l'enfant Benjamin fils de Meïr de Rosheim, né le 26 août 1881. Elle évoque les combats entre Français et Prussiens et s'achève sur une image prophétique, la victoire de l'armée française.
Les Juifs restés en Alsace annexée conservaient en leur cœur le culte de la patrie perdue. Ils envoyaient leurs fils et leurs filles apprendre le français dans les collèges et les pensionnats en vieille France.
Qu'il me soit permis d'évoquer quelques souvenirs personnels: mon père alla passer deux années au collège de Nancy tandis que ma mère fut mise en pension à Auteuil. Quant à mon grand père paternel, chaque année il quittait son village de Westhouse pour se rendre par le train à Nancy où un de ses fils était établi, pour assister, toutes décorations pendantes, au défilé du 14 juillet.
La défaite de 1870 fut aussi accompagnée par l'invasion pacifique de Juifs d'outre-Rhin venus s'installer dans les grandes villes, Strasbourg, Mulhouse et Colmar, où ils occupèrent bientôt des situations importantes dans l'industrie et le commerce. Les Juifs allemands étaient, eux-aussi, des patriotes, fiers de leur pays, et prétendaient apporter la "civilisation" en Alsace, alors qu'ils y amenaient seulement le progrès industriel, car, il faut bien le reconnaître, l'Allemagne avait dans ce domaine, une certaine avance sur la France. Ils traitaient les juifs alsaciens avec mépris. Ceux-ci le leur rendaient bien, les traitant d' "Ashkenaz", mot signifiant littéralement "allemand" et désignant une des deux grandes traditions juives, l'ashkenaz englobant les Juifs d'Europe centrale d'Allemagne et d'Alsace, l'autre, la sefarad, désignant les Juifs d'origine "espagnole" ou vivant dans le monde musulman.
Dans la bouche des Juifs d'Alsace, le mot prit une connotation péjorative, qu'il n'avait pas eu jusqu'alors et qu'il a depuis lors perdu. Il est inutile d'ajouter que les rapports entre Juifs autochtones et Allemands ne furent jamais bons, à quelques exceptions près.
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