Aquarelle de l'ancienne synagogue. Au premier plan, on aperçoit le marché. Coll. Jean Daltroff. Vue du canal des Faux Remparts vers 1900. On aperçoit l'Eglise St Jean, la synagogue du quai Kléber et l'ancienne gare. Coll. Jean Daltroff. |
Elle était l’œuvre de l’architecte Ludwig Lévy de Karlsruhe qui se spécialisa dans la construction de synagogues en Allemagne comme Kaiserslautern, Pforzheim, Baden-Baden en Alsace Moselle et réalisa même les plans de la synagogue de Luxembourg. Il réalisa aussi plusieurs églises, tant catholiques que protestantes ainsi que des maisons individuelles et d’importants bâtiments administratifs (les plans de la Trésorerie et de la Préfecture de Strasbourg). Cette synagogue s’inscrivait autour d’un dôme puissant de forme octogonale de 54 mètres de haut rappelant celui de la cathédrale de Worms. Cet édifice d’une capacité de 1639 places (825 pour les hommes, 654 pour les femmes, 40 réservées aux choristes et 100 dans l’oratoire) et avait une vaste nef de 46 mètres de long sur 19 mètres de large. La façade principale néo-romane du quai Kléber à deux portails et grande rose était surmontée d’une tour. Deux autres tours à poivrières flanquaient l’abside. La tour, les arcatures hautes et les tourelles s’inscrivaient harmonieusement dans l’ensemble des quais du canal des Faux Remparts. Le matériau de construction pour l’extérieur et l’intérieur de l’édifice était le grès gris clair et rouge des Vosges tiré des carrières de Phalsbourg. Le toit en fer et en bois de la synagogue était recouvert d’ardoises suivant un procédé allemand. Elle inscrivait donc de façon monumentale la présence de la communauté juive dans la ville de Strasbourg comme la cathédrale signalait la présence catholique et Saint-Thomas la communauté protestante. Elle manque dans le paysage culturel et architectural de Strasbourg. Elle avait été un lieu-phare, un témoin de l’architecture de l’époque wilhelminienne, à côté du Temple Neuf, de l’église Saint-Paul, de l’église Saint-Pierre le Jeune Catholique et de l’église Saint-Maurice, mais aussi tout l’ensemble de la place de la République, le Palais Universitaire et tant d’autres qui forment un ensemble remarquable, à côté de l’hyper centre de Strasbourg historique et médiéval et classique enserré entre les bras de l’Ill.
Elle nous manque également pour le rayonnement culturel et spirituel qu’elle a représenté et souvent favorisé. Par son architecture, on peut la rattacher aux grandes synagogues monumentales édifiées à la même époque en Allemagne, symboles de l’émancipation réussie d’un judaïsme moderne bien intégré dans la société de l’époque, dont la grande synagogue de Berlin, Oranienburgerstrasse, demeure un témoin qui a pu traverser tant de drames.
Jusqu’en 1939, cette synagogue fut un lieu de vie religieuse intense rythmée par les prières quotidiennes, le sabbat, les fêtes familiales (bar et bat mitzvah, mariages) et les fêtes rituelles dont Rosh Hachanah, Yom Kippour, Soukoth, Hanouka, Pourim, Pessah et Shavouoth. Elle servit aussi de cadre aux cérémonies de commémoration des fêtes nationales entre 1918 et 1939. Deux salles ont servi à l’organisation d’activités destinées aux jeunes dans la grande synagogue entre 1934 et 1937. Abraham Deutsch, rabbin de Bischheim et directeur du Talmud Torah a organisé le jeudi matin avant le début des cours un office du matin pour les jeunes préparant la bar mitzvah dans le petit oratoire de la grande synagogue. En 1936, Léo Cohn, nommé animateur de la jeunesse a rassemblé un office des jeunes le vendredi soir et le samedi matin dans le même petit oratoire. De plus Abraham Deutsch, rabbin de la jeunesse en 1934-1935 a fondé un groupe de jeunes sous le nom de Jeunesse Juive de Strasbourg. Ce groupe comptait une vingtaine de jeunes filles et de jeunes gens. Les réunions hebdomadaires, cercles d’études, exposés, séances de jeux se tenaient dans la salle du consistoire du Bas-Rhin au premier étage sur la façade ouest de la synagogue.
Mais dans quel contexte l’incendie de la synagogue a pu être perpétué ? Quelles sont les circonstances exactes de cet incendie ?
Le contexte
Le contexte profond
Dès 1931, la crise économique mondiale frappe durement l'Alsace avec une augmentation du chômage. Sur le plan politique et en liaison avec la montée du nazisme de l'autre côté du Rhin, on assiste à un foisonnement des versions régionales des Ligues françaises d'extrême droite. Le Parti populaire français de Jacques Doriot, les Francistes de Marcel Bucard rencontrèrent un terrain fertile en Alsace. Ces partis tout comme le mouvement autonomiste des Chemises Vertes de l'Union paysanne ou Bauernbund dirigé par Joseph Bilger professaient un antisémitisme traditionnel amplifié depuis 1933 par l'arrivée d'un flot de réfugiés d'Allemagne et depuis 1936 par la venue de Léon Blum au pouvoir. Une recrudescence des agissements antisémites a lieu à Strasbourg. Des Francistes en uniforme en avril 1935 offrent des journaux antisémites, criant en même tant "A bas les juifs, contre la juiverie internationale". La feuille Le Combat a reparu publiant sur sa première page un article intitulé "Jüdische Bluthunde". En outre, un dimanche matin, des francistes ont provoqué des bagarres à la sortie de la cathédrale à la suite desquelles Monsieur Bloch a été grièvement blessé. En juin 1936, des appels à la violence émanant l'un du parti socialiste français, l'autre du mouvement populaire national régionaliste sont mentionnés dans la correspondance du Consistoire israélite du Bas-Rhin. Sont aussi rappelés les nombreux barbouillages au goudron dans la grand-rue, sur les devantures de magasins appartenant à des juifs et le barbouillage insolent du Palais de justice. Enfin des individus ont pénétré de nuit par escalade dans l'oratoire de la clinique Adassa de Strasbourg, qu'ils ont tout barbouillé de goudron et ont uriné dans l'oratoire avant de le quitter causant un dommage matériel considérable. La Tribune juive du 7 octobre 1938 relate le pillage de magasins juifs à Strasbourg. "Des Français ont été grièvement blessés, en particulier Monsieur Schwartz, boucher, qui a été conduit à l'hôpital après avoir essuyé des coups de revolver…C'est de la rue du Fossé des Tanneurs jusqu'à la Maison Kammerzell en passant par la grand-rue que la manifestation s'est déroulée. Une vingtaine d'arrestations ont été opérées. Les incidents ont été provoqués par les bas-fonds mobilisés par les Francistes et les autonomistes. On distribuait dans la rue une feuille antijuive la "France enchaînée".
Cette ambiance faite d'agressions et de provocations suscita notamment des réactions du Président du Consistoire du Bas-Rhin, du Préfet ou de celles de jeunes juifs strasbourgeois qui s'étaient lancé pour en démolir le mobilier, à l'assaut d'un restaurant, de la place de la cathédrale dont le gérant d'alors, avait osé afficher "Interdit aux chiens et aux juifs !"
Le contexte direct
Après l'invasion de la Pologne par l'Allemagne, le 1e septembre 1939, la France et le Royaume-Uni déclarent la guerre à l'Allemagne le 3 septembre.Le 2 et le 3 septembre 1939 380 000 Alsaciens, soit près du tiers de la population, prennent la direction du Périgord et du Limousin, abandonnant maisons et métiers, champs et bêtes (2).
Strasbourg est presque entièrement vidée de sa population en moins de 48 heures 120 000 personnes sont évacuées vers la Dordogne, l'Indre et la Haute-Vienne, parmi lesquelles figurent 9000 juifs. Le maire de Strasbourg, Charles Frey demeure à Strasbourg, où il ne reste que 3500 personnes parmi lesquelles les personnels municipaux et les personnes responsables du démontage des entreprises repliées à l'intérieur de la France. C'est l'aumônier militaire Justin Schuhl (3) qui fut chargé avant l'offensive allemande de mai 1940 d'évacuer ce qui restait des rouleaux sacrés de la synagogue du quai Kléber. Le 14 mai, les Allemands firent sauter les deux ponts du Rhin et pendant la nuit du 21 mai au 22 mai, nombre des installations du port. Les 17 et 18 juin 1940, après le départ des troupes françaises, le maire, Charles Frey et les derniers civils quittèrent Strasbourg.
La confiscation des biens et des intérêts des juifs expulsés ne suffisant pas à calmer leur haine, les nazis allèrent s'employer à faire disparaître des villes et des villages, des synagogues et n'hésitèrent pas à saccager des cimetières.
Ainsi furent détruites les synagogues de Lauterbourg (en juin 1940), de Wissembourg, de Grussenheim et de Biesheim notamment. Et la synagogue consistoriale du quai Kléber de Strasbourg ?
L'incendie de la synagogue
Cet incendie s'inscrit parmi les actes destinés à faire triompher l'idéologie nazie, la domination aryenne, dans la lignée de la "Nuit de Cristal" du 9 au 10 novembre 1938.
L'incendie de la synagogue du quai Kléber se serait produit le 12 septembre 1940 d'après l'historien Léon Strauss (6). Des volontaires du Pays de Bade appartenant à diverses organisations nazies de la Hitlerjugend et des S.A. auraient participé à cet incendie. Les archives officielles des pompiers de Strasbourg ne mentionnent pas de feu important pour le mois de septembre 1940 (7). Selon le rapport d'intervention des pompiers de Strasbourg, il n'y a au mois de septembre 1940 que deux feux de moyenne importance, quatre petits incendies, trois feux de cheminées, trois fausses alertes. Mais aucun incendie digne d'importance n'est signalé dans ces rapports d'activités. Pourtant un ancien colonel des pompiers, qui à l'époque avait le grade de lieutenant, rapporte que "le feu à été décelé en fin d'après-midi le jeudi 12 septembre 1940. Le central du Finkwiller a alerté la caserne Kageneck la plus proche du sinistre. On est parti avec deux véhicules. Nous avons été frappés par l'important dégagement de fumée, qui nous a obligés à mettre nos masques. Après une heure des combats, les pompiers ont reçu l'ordre de cesser de combattre le feu au motif que le dôme risquait de s'écrouler. En conséquence, seules les maisons voisines, rue du Marais-Vert furent protégées. Dans la nuit, il ne resta plus qu'un piquet de sécurité jusqu'à ce que le feu s'éteigne de lui-même. L'on trouva à l'intérieur du temple quatre ou cinq jerricanes en tôle d'une contenance de vingt litres. Ils furent déposés à la caserne du Finkwiller. Le lendemain, des membres, de la Hitlerjugend en uniforme, se présentèrent disant qu'ils avaient ordre d'emporter les jerricanes en question" (8).
Cependant, la réalité est différente voire complémentaire des souvenirs des témoins tant sur le contenu des évènements que sur la date en elle-même. C'est en effet un commando de la Hitlerjugend composé en partie d'Alsaciens qui participa à l'incendie de l'édifice religieux. On savait peu de choses sur les circonstances exactes de l'incendie, car la presse nazifiée comme les Strassburger Neueste Nachrichten et le Kolmarer Kurier avaient sciemment ignoré l'événement. Après la guerre, certains quotidiens évoquent discrètement la question établissant la vérité sur les circonstances de l'incendie de la synagogue du quai Kléber. Le Nouvel Alsacien note en 1946 parmi cinq affaires jugées la veille, qu'un mécanicien de 24 ans habitant Strasbourg était entré dans la Hitlerjugend en 1941, où il occupa le grade d'Oberkamaradschaftführer (9). Il lui est reproché d'avoir fait une propagande active pour le recrutement des chefs de la Hitlerjugend et d'avoir participé à l'incendie de la synagogue. L'accusé explique : "… In der Nacht vom 1. Oktober 1940 an der Inbrandsetzung der Synagoge.. dass er in jener Nacht zwei junge Leute in einem Auto nach einem zirka 30 km von Strassburg entfertnen Dorf geführt habe. Dort hätten die beiden eine Brandbombe aus dem Schulgebaüde geholt. Hierhauf seien sie alles drei nach Strassburg zurückgefahren, wo er 6 bis 7 junge Leute der HJ, alle Chefs des HJ…gegen zwei Uhr morgens zur Synagogue brachte. Während des Brandes sei er beim Wagen verblieben. Er hätte dem Befehl bekommen, sich für alle Fälle zirka 300 Meter von der Brandstätte am Kleberstaden stationiert..".
Dans les mois qui suivirent l'incendie, la presse nazifiée devait préparer la population à la prochaine destruction de la synagogue du quai Kléber. On pouvait lire sous la plume d'un ancien militant autonomiste alsacien, Paul Schall du 7 mars 1941: "Qu'aujourd'hui la synagogue n'est plus prétentieuse. Le portail est fermé et de la coupole n'émerge plus que la charpente. La synagogue va être rasée. Aurait-on dû la conserver pour la transformer en musée ? Non. Elle est le témoignage d'un passé peu glorieux, et en conséquence, elle doit disparaître. Rien ne doit plus rappeler le judaïsme qui n'était pas toléré à Strasbourg, ville libre et impériale et qui avait pu s'infiltrer au 17 e siècle avec l'aide française. Depuis lors le judaïsme s'était installé par le parasitisme aux dépens du peuple alsacien. Les juifs sont partis. Mais sur place où se trouvait la synagogue, les nationaux-socialistes de Strasbourg défileront bientôt en colonnes sous les plis du drapeau à croix gammée. Ainsi sera scellé leur attachement définitif au grand Empire allemand, qui a libéré l'Europe des Juifs" (13).
Les vestiges de la synagogue furent démantelés jusqu'au sol en 1941 .
Après la guerre au cours de l'inauguration de la synagogue provisoire de la place Broglie le dimanche 19 mars 1950, Charles Frey, Maire de Strasbourg évoqua dans son discours l'incendie de la synagogue : "La synagogue fut détruite par les nazis, après un incendie allumé volontairement le 1er octobre 1940, à 4h 45 du matin, et dont les dégâts évalués à 50 000 R.M. se bornèrent à la toiture et aux boiseries"(14).
La communauté israélite de Strasbourg avait besoin d'un certificat de sinistre pour la constitution d'un dossier de dommages de guerre mobilier de la synagogue du quai Kléber. Le M.R.U. (Ministère de la Reconstruction et de l'Urbanisme) demandait, en effet, ce certificat à l'administration justifiant l'origine du sinistre (15).
Le Maire de la ville de Strasbourg, Charles Frey, envoie une lettre certifiant le 28 mai 1952 que la synagogue du quai Kléber à Strasbourg avait été complètement détruite par suite d'évènements de guerre au courant du mois d'octobre 1940 (16).
Les leçons, pont entre le passé, le présent et l'avenir
L'incendie de la synagogue du quai Kléber à Strasbourg a mis fin à 41 ans de vie juive à l'intérieur de l'édifice. La perpétuation du souvenir de la synagogue consistoriale se pose avec acuité en raison entre autres de la disparition de la génération des témoins de cette époque. Les autorités en place ont élevé une plaque commémorative à l'endroit où fut rasée la synagogue. Cette stèle a été inaugurée le dimanche 3 octobre 1976 devant la Caisse d'Epargne du quai Kléber pour rappeler l'importance spirituelle de l'édifice.
Dans le cadre du 50e anniversaire de la destruction de la grande synagogue, le mercredi 12 septembre 1990, Madame Catherine Trautmann, Maire de Strasbourg a dévoilé quatre plaques apposées en différents lieux de la ville marquée par l'histoire juive. Une cérémonie du souvenir s'est déroulée le 15 septembre 1990. L'événement a été évoqué le 24 septembre suivant lors de la séance du Conseil municipal.
Dans le cadre du 50e anniversaire de la libération de Strasbourg, le mercredi 24 novembre 1994, Monsieur Edouard Balladur, Premier ministre français de l'époque devant les autorités civiles militaires et religieuses a présidé une cérémonie devant la stèle du square de l'ancienne synagogue. Il a dévoilé une pierre de l'ancienne synagogue déposée devant la plaque du souvenir de l'édifice détruit. Cette pierre a disparu !
La ville de Strasbourg a, de plus, attribué le nom de "Ancienne synagogue les Halles" à l'une des stations du nouveau tramway mis en fonction en 1994. Il s'agit d'un effort louable de mémoire sur le terrain de la modernité qui peut questionner l'utilisateur de ce moyen de transport.
Comme Charles Seignobos, un des chefs du positivisme en histoire le souligne : "L'Histoire est plus capable qu'aucune discipline de former des citoyens" (17). Nous croyons en la force de la mémoire et de la transmission. Pour les jeunes générations, en effet au-delà des plaques, des noms de rues, c'est l'éducation qui constitue le meilleur rempart pour jeter un pont entre le passé, le présent et l'avenir.
Il y a les leçons de l'histoire inscrite dans les programmes scolaires et universitaires mais aussi le devoir de respect de la vie des personnes, de leurs droits dans leurs diversités tant culturelles que religieuses. Une poignée d'hommes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale comme Edmond Michelet, René Cassin et Robert Schuman résistants de la première heure, rescapés des camps ou échappés des pièges de la gestapo, chrétiens et juifs partagent la même passion de l'universelle fraternité et se posent en militants de la nécessaire réconciliation franco-allemande .
Ce rapprochement franco-allemand dans une Europe démocratique et tolérante favorise le dynamisme de la compréhension et apporte sans doute la meilleure réponse aux exactions commises en 1940, à condition de ne pas faire l'économie d'une profonde réflexion sur son passé et d'en tirer les leçons pour l'avenir .
"On ne souvient que de ce qu'on a vu, fait, senti pensé à un moment du temps, c'est-à-dire que notre mémoire ne se confond pas avec celle des autres. Elle est limitée assez étroitement dans l'espace et dans le temps. La mémoire collective l'est aussi" a pu écrire Maurice Halbwachs (18). Puissent tous celles et ceux qui ont aimé cette synagogue qui a disparu du paysage strasbourgeois mais conservé un nom, une vie et un caractère spécifique, méditer sur les paroles de l'initiateur de la sociologie de la mémoire à l'intérieur de la synagogue de la Paix. Cette maison de la communauté de la Paix au sens hébraïque du terme (Beith hakhenéseth) attestant qu'elle appartient à tous, n'est-elle pas une excellente réponse aux événements de l'incendie de la synagogue en1940 en symbolisant le flambeau de la vie qui transfigure l'homme qui y pénètre (19) ?
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