Lucien Lazare évoque la reconstruction de la Communauté israélite de Strasbourg au micro de Michel Rothé et de Barbara Weill en juin 2013 - © M.Rothé |
"Aumônier de la jeunesse" était l'appellation officielle du poste créé à Strasbourg par la communauté juive pour l'animateur de son Centre des jeunes. Le poste m'a été proposé et je l'ai accepté.
"Au demeurant, (je copie ici quelques lignes de mon livre de Mémoires),le germe de la création de ce poste avait déjà fait son apparition en 1936. Deux outsiders de la vie communautaire de l'époque, Frédéric Hammel, assistant de chimie à l' Université et commissaire provincial des EIF, et Joseph Weill, jeune médecin, avaient ouvert le Mercaz Hanoar (Centre de la jeunesse). Un petit immeuble bourgeois [rue Oberlin] fut mis à la disposition des mouvements de jeunesse [par un généreux bijoutier, Georges Bloch]. Deux ans plus tard, Léo Cohn, réfugié juif d' Allemagne, animateur de chorale surdoué, y fut nommé éducateur.
Après la guerre, le Mercaz fut repris en mains par l'administration communautaire qui y installa également son bureau provisoire. Léo Cohn, lui, avait été assassiné à Auschwitz.
Le souci majeur des édiles de la communauté était alors la construction de la Synagogue destinée à remplacer celle anéantie par l'occupant allemand. Le concours d'architecture avait primé un projet amalgamant les deux 'écoles' [les "anciens" et les "modernes"] : une vaste salle de culte ainsi que de multiples locaux, destinés à la création d'un centre communautaire. L'idée était inédite en France [alors qu' aux Etats-Unis elle était déjà un fait accompli]. Peut-on pourtant y voir le discret précurseur des Maisons de la culture créées en France par André Malraux au cours des années soixante ? Le ministre de De Gaulle les avait qualifiées de modernes cathédrales, "religion en moins", avait-il tenu à spécifier. Mon futur domaine d'activité n'excluait évidemment pas la religion, mais intégrait en plus de l'oratoire de la jeunesse des programmes tels que conférences, expositions, spectacles, bibliothèque, etc. L'identité étroitement cultuelle de l'appellation "communauté" pouvait désormais englober, outre la gestion des affaires religieuses, celle des activités sociales et culturelles. Au lieu de séparer les juifs indifférents aux rites de ceux qui pratiquaient la religion, cette structure devenait unificatrice. Les anciens n'y songeaient pas. Les modernes ne formulaient pas l'alternative comme je viens de le faire. Mais la trace laissée en leur conscience par le fait que l'extermination avait visé tous les juifs sans distinction était indélébile. Elle dominait leur comportement identitaire."
Certes Strasbourg bénéficiait d'une communauté juive riche d'un ensemble incomparable de dirigeants et militants élus, bénévoles ou professionnels. Car il fallait tout concevoir et inventer. En l'absence du moindre modèle en France (la formule existait cependant aux Etats-Unis), c'est à Strasbourg que le "modèle" a été créé. Aujourd'hui ce "modèle" est devenu la norme dans tout le pays.
Avons-nous assez de recul - 60 ans ! - pour mettre en jugement ceux et celles qui ont pris la responsabilité - l'audace, l'insolence ! - de ne pas reconstruire à l'identique ce que la guerre - le nazisme - avait anéanti ? Etait-il pertinent, nécessaire, de prétendre promouvoir un judaïsme différent de celui d'hier ? Car les dirigeants en place après la guerre aspiraient réellement à, sinon une révolution, du moins une complète métamorphose de la vie juive. Plusieurs d'entre eux/elles, dont plusieurs anciens résistants et tous rescapés de l'Occupation, avaient une image de marque sévèrement critique de ce qu'avait été le judaïsme de leurs ascendants : la synagogue fréquentée à Kippour et le jour de la récitation du Kadish, le cimetière juif et le shoheth oeuvrant à l'abattoir. Il fallait donc réagir contre l'évolution qui avait banni le judaïsme de la vie quotidienne pour le "séquestrer" dans la Synagogue à tel point que la prière a disparu de la maison juive et que les juifs ont disparu de la Synagogue. Ce qu'il importe donc de bâtir, c'est la Synagogue assortie de l'Ecole, la Bibliothèque, les foyers des mouvements de jeunesse, sans oublier la cuisine et la salle à manger en tant qu'instruments indispensables de rencontres familiales, associatives, inter-communautaires, etc. L'intention consistait à unir les Juifs, quels qu'ils soient, ce que disait explicitement le titre du bulletin de liaison mensuel UNIR que j'ai alors créé (et dont le présent périodique est l'héritier). Non pas les unir pour les aligner sous la houlette de la même doctrine comme c'est le cas dans les régimes totalitaires. Mais au contraire unir tous les juifs dans la fraternité, l'égalité et le pluralisme. Une telle union légitime les opinions d'autrui, ainsi que l'exige la vertu de liberté.
Cette maison pour tous les juifs a-t-elle donc servi les objectifs définis par les dirigeants issus de la Résistance ? Incontestablement, mais en partie seulement. Un bilan, même partiel, démontre que la métamorphose de la communauté juive est un fait accompli qui ne sera plus remis en question. Son Centre communautaire est le siège d'activités telles que la scolarisation (école maternelle, école à plein temps, Talmud Torah), l'éducation informelle (mouvements de jeunesse, club d'adolescents), la culture (conférences, bibliothèque, etc.), et j'en passe. Il comporte des extensions en d'autres lieux (faute de place) parmi lesquelles le Foyer des étudiants, le sport (A.S. Menorah), les Jeunes ménages et d'autres encore. La communauté est désormais associée à la ré-introduction de l'Etude, celle des classiques du patrimoine spécifiquement juif, dont l'abandon depuis le 19ème siècle est responsable de la décadence juive d'avant-guerre.
Il est question ci-dessus de la métamorphose interne de la vie juive. Elle s'accompagne d'une métamorphose externe, à savoir celle de l'image de marque de cette vie juive dans l'esprit de ceux et celles qui ne sont pas juifs. Contentons-nous de deux exemples, spécifiquement strasbourgeois. L'action du professeur André Neher qui du haut de sa chaire à l'Université fut le premier en France ayant enseigné le judaïsme contemporain, soit le vécu juif et ses créations culturelles. D'où un prestige universel jamais connu depuis la Renaissance dans la sphère intellectuelle de la Chrétienté. Le second exemple, plus modeste mais efficace, est fourni par les visites guidées de la Synagogue, ouvertes à des groupes associatifs locaux et aux touristes affluant à Strasbourg. Cet édifice a cessé d'être un lieu mystérieux, donc suspect et sources de légendes pernicieuses et préjudiciables aux juifs. Ces visites guidées incarnent une volonté de dialogue avec ceux et celles qui prient ailleurs ou qui ignorent les assemblées de prières.
Concluons sur une ultime anecdote typiquement strasbourgeoise. Elle débute par l'évocation des derniers mots de l'allocution du maire de la ville, Charles Altorffer, lors de la consécration de la Synagogue de la Paix, il y a donc soixante ans. Il a alors exprimé le souhait que "tous ceux qui viennent dans ce temple se rendent compte qu'ils sont arrêtés sur une terre sainte, que dans cette terre sainte plongent les racines de leur être pour leur donner courage, espérance et surtout la volonté de servir dans la paix l'un l'autre". M. Altorffer est décédé en 1960. On aurait aujourd'hui oublié qu'il fut sous l'Occupation l'ange gardien de tous les fonctionnaires du culte dit alors israélite et qu'il a personnellement sauvé à ses risques et périls plus d'un juif si Yad Vashem n'avait pas constitué peu après son décès la Commission pour la désignation des Justes parmi les Nations. Jeanine Weil née Bloch: qui a survécu à l'Occupation personnellement sauvée par Charles Altorffer au prix de risques majeurs, a déposé son témoignage à Yad Vashem. La Commission a délibéré. Elle a décerné à titre posthume le titre et la médaille de Juste parmi les Nations à Charles Altorffer. Ne mérite-t-il pas un lieu de mémoire à son honneur dans l'enceinte du Centre communautaire de la Paix ?
Le changement intervenu dans la communauté, et de manière plus générale dans la vie juive à Strasbourg est, à mon avis, le développement des études juives, tout particulièrement des sources de la tradition juive. Ce développement s'inscrit dans l'épanouissement d'une tendance qui avait surgi dans les mouvements de jeunesse juifs et leurs structures clandestines sous l'Occupation. Le fait que les principaux dirigeants de la Communauté, grand rabbin en tête , étaient alors d'anciens résistants a évidemment favorisé ce changement. Celui-ci s'est manifesté dans la création et le développement d'institutions à vocation permanente et d'initiatives diverses, parfois inédites et restées spécifiquement strasbourgeoises.
Je me contenterai ici d'une énumération ; les établissements scolaires juifs à plein temps - Ecole Aquiba, jardin d'enfants Robert Brunschwig, devenu Gan Shalom, des yeshivoth, d'autres écoles et jardins d'enfants - des cercles privés d'étude de la Guemara, le Seder communautaire et même le 3ème Seder organisé pour les enfants (accompagnés de leurs parents) de familles où cette tradition domestique était ignorée et pour lequel a été éditée et imprimée à Strasbourg une Hagada spéciale, le mouvement des Jeunes ménages, le Foyer des Etudiants Juifs avec ses cours et séminaires, le programme culturel de la communauté, etc.
Tout ce foisonnement a bénéficié de
l'appui intellectuel et spirituel, au niveau le plus exigeant, qu'a donné
la chaire de Littérature juive à l'Université de
Strasbourg, sous l'égide d'un érudit de premier plan en
matière de sources juives traditionnelles, le professeur
André Neher, personnalité profondément impliquée
dans la vie quotidienne de la communauté sous tous ses aspects.
Il est légitime en cette circonstance de mettre en valeur la contribution de ceux qui avaient assumé les responsabilités spirituelles et administratives de la communauté et de ses institutions pendant la période de la reconstruction. Leur rendre hommage obéit à une nécessité élémentaire, mais naturelle et juste. Evoquer les débats de l'époque, écouter ou lire à nouveau les discours prononcés dans l'euphorie des cérémonies d'inauguration sont des rappels salutaires.
Est-ce l'essentiel ? Loin de là ! Car réfléchir aux processus de l'évolution de la communauté juive tandis qu'elle reconstruisait ce qui avait été détruit exige bien autre chose. Comment ne pas analyser la signification du surgissement d'institutions nouvelles qui ont transformé radicalement la vie communautaire ? On n'avait pas avant la guerre éprouvé le besoin d'édifier des jardins d'enfants et écoles juives à plein temps, ou encore des structures juives intervenant dans la vie universitaire. Lorsque de telles institutions ont fait leur apparition il y a maintenant cinquante à soixante ans, elles ont été perçues par les dirigeants communautaires comme marginales, pour ne pas dire étrangères. Il aura fallu moins d'un demi-siècle pour les voir intégrées à la vie communautaire. Elles sont désormais perçues comme vitales et indispensables.
Comment s'est opérée une telle transformation ? On a souvent souligné qu'une partie significative des dirigeants juifs d'après-guerre à Strasbourg étaient d'anciens résistants. Leur engagement au service de la société civile juive et de ses institutions allait de pair avec leur action dans la Résistance. De même qu'ils avaient remis en question, en commun avec leurs compagnons de combat, les structures de la III ° République, ils étaient conscients de manière aigüe du processus de décadence où avait sombré la communauté juive en France. Pour eux, il était exclu de restaurer à l'identique un modèle communautaire devenu agonisant bien avant 1939.
Créer une nouvelle formule de vie juive au sein de la société laïque française était devenu donc le programme de ces dirigeants. En présence d'un monde communautaire attaché à des pratiques rituelles localisées à la Synagogue, au cimetière, à l'abattoir et dans des foyers domestiques de moins en moins nombreux, on commençait à percevoir qu'il manquait une source d'énergie apte à susciter la renaissance.
Or les études juives étaient alors réduites à leur plus simple expression, sinon inexistantes dès qu'il s'agissait des jeunes filles et des femmes. Là était la source d'énergie, pendant si longtemps négligée. Un surprenant foisonnement d'initiatives a surgi alors, toutes destinées à assouvir une soif de connaissance du patrimoine traditionnel juif : jardin d'enfants, écoles juives à plein temps, cours pour adultes , par exemple. Pour audacieuses et peu conformistes qu'elles aient pu être, ces créations n'ont pas suscité un scandale aussi retentissant que la cérémonie de Bat-Mitsva célébrée dans un climat de réprobation généralisée par une famille juive de Strasbourg. L'auteur de cette surprenante manifestation savait que la promotion féminine était la clé de la renaissance juive, mais que presque personne n'y était prêt, qu'il fallait donc un geste symbolique sans précédent pour éveiller l'attention et qu'enfin une obstination et un courage civique inébranlable et de longue haleine allaient être nécessaires. L'auteur de cette provocation n'était autre que Me Edouard Bing, premier président de la Communauté après la Libération.
Aujourd'hui, après un demi-siècle de lente expansion due à l'action enthousiaste, sage et persévérante de Mireille Warschawski, la fête de Bat-Mitsva n'est plus source de querelles et la promotion féminine juive est en route.
Si la formule de communauté pilote exprime une réalité lorsqu'elle désigne la Communauté de Strasbourg, c'est, j'en suis convaincu, parce qu'elle a proposé ce modèle de renaissance fondée sur l'essor des études juives et la promotion féminine.
La création d'un Foyer des étudiants juifs (FEJ) flanqué d'un restaurant rituel universitaire a lui aussi favorisé l'étude de la tradition juive. De même que l'ont fait de multiples initiatives , de portée plus éphémère s'inscrivant dans la même perspective : mouvement de jeunes ménages, Séder de Pessa'h communautaire, Séder des enfants (pour lequel a été éditée une Hagada des enfants ) , etc...
Ce n'est donc pas une communauté restaurée qu'ont édifiée les Juifs de Strasbourg, mais un centre de renaissance juive , d'une qualité inédite dans le cadre du judaïsme de l'Emancipation. Pour comprendre ce qui s'est produit, il est indispensable d'évoquer l'influence à la fois symbolique et opérationnelle exercée par la création d'une chaire de Littérature juive à l'université de Strasbourg. Derrière cette création se profilent l'action et l'autorité d'un homme connu familièrement par tous les militants communautaires parce qu'il était l'un d'entre eux : André Neher. C'est encore lui qui est à l'origine de l'introduction de l'Hébreu comme langue vivante dans l'enseignement public. Jamais encore auparavant, les études juives n'avaient pris place sur la scène nationale des domaines universitaire et scolaire. Leur prestige s'imposait désormais aux Juifs de même qu'à l'ensemble des Français. Ces innovations sont ainsi devenues le stimulant décisif de l'essor des études traditionnelles juives.
Il est à peine besoin d'ajouter, pour conclure, que ce modèle strasbourgeois a servi de guide à plusieurs autres centres juifs en France et ailleurs en Europe.
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