La Synagogue de la Paix
pages 398-406
Editions Cheminements, octobre 2002
ISBN 2-9-14474-60-1
Les titres et les notes sont de la Rédaction du Site
|
A l'époque de la construction de la Synagogue de la Paix, le Dr
Joseph Weill était le président du Consistoire Israélite
du Bas-Rhin
Edouard
Bing compte parmi les grands administrateurs de la communauté.
La reconstruction des cadres administratifs et enseignants, la réhabilitation
spirituelle lui doivent beaucoup.
Son successeur fut un ami de vieille date, Charles
Ehrlich, personnalité éminente, très respecté
dans tous les milieux pour sa probité proverbiale, son esprit d'entreprise
et son souci du bien général. Négociant en houblon de
père en fils, il sut donner une assise internationale à son
affaire. Il exerça longtemps les fonctions du président de l'Association
internationale des négociants en houblon et occupa de nombreux postes
honorifiques auxquels la confiance de ses pairs l'avait appelé. Il
fut le président de la reconstruction. Le choix de la place exigea
d'innombrables discussions. Comme il fallait s'y attendre, de nombreux membres
désiraient, par un sentiment de piété très fort
en Alsace, voir le nouvel édifice construit à l'emplacement
de l'ancien. Ce fut finalement le président Pierre Pflimlin, maire
de la ville, qui proposa l'endroit prestigieux où la nouvelle synagogue
fut implantée. Les séances, conférences, discussions
avec les administrations régionales et centrales prirent des années.
Caractère d'envergure, obstiné, il ne renonçait que difficilement
aux buts une fois fixés. Voyant grand, animé par une grande
profonde foi, élève de feu le
grand rabbin Joseph Bloch de Haguenau, entouré d'une phalange d'administrateurs
mordus comme lui, dont notre ami à tous, le fidèle et exceptionnellement
dévoué, feu Georges Bloch Keltz, bijoutier au goût artistique
très développé; cheville ouvrière de l'uvre
de construction, il fit sortirde terre l'imposant édifice aux lignes
légères et simples, après un concours d'architectes.
Ce fut le projet de maître Meyer-Lévy, de Paris, qui réunit
d'emblée tous les suffrages du jury. Il sut créer un monument
digne du martyre du peuple juif, en même temps qu'une maison de priière
pour tous les peuples. Il fut puissamment aidé par mon amiJean-Paul
Berst, architecte de grand talent.
Parmi l'équipe dynamique, dévouée et enthousiaste, il
envient de mentionner surtout
maître René Weil, infatigable, énerque, précis,
futur président; le président du tribunal de grande instance
Félix
Lévy, autorité reconnue par ses pairs, à l'expérience
consommée, providentielle, feu Edgar
Roth, importateur de bois exotique dont les échantillons confèrent
un ton chaud à la nef, homme pratique, aux ressources inépuisables
en matière d'idées et de leur exécution, Gaston Dreyfuss,
trésorier solide et ferme. Cet ensemble de personnalités d'une
incomparable valeur, d'une cohésion sans faille, d'une scrupuleuse
conscience avait assumé, avec bonheur, la lourde charge de construire
cette oeuvre d'expiation et de témoignage vivant de l'antique communauté
de Strasbourg, immolée par les nazis, monument de souvenir et d'espérance.
C'est pour tous ces motifs que ce temple fut baptisé Synagogue de la
Paix.
Les
statuts et règlements du concordat ne reconnaissent qu'au consistoire
la personnalité juridique. Il en est ainsi dans toutes les confessions
des trois départements du Rhin et de Moselle. Le consistoire est donc
le seul propriétaire reconnu de tous les édifïces voués
au culte.
Aussi, quand vint l'heure des comptes, des contrôles budgétaires,
l'intervention du consistoire dans les discussions s'imposa-t-elle. Le Gouvernement
avait chargé un conseiller d'État, monsieur Sabbatier, comme
contrôleur des comptes, habilité à élaguer à
couper, à réduire et à éviter les dépenses
dites somptuaires. Ayant assisté à beaucoup de discussions de
ce genre, j'avais appris qu'il fallait se présenter à ces escarmouches
sans parti pris ni idée préconçue. Mais qu'il convenait
d'écouter, attentivement et placidement et d'essayer de saisir la dimension
véritable du problème, la position des partis, défendre
la vérité et non uniquement la sienne propre, saisir les tactiques
poursuivies et garder en réserve les concessions possibles de part
et d'autre. Pour atteindre ce but il est parfois opportun de situer l'objectif
poursuivi dans une perspective plus générale. On arrive ainsi
décrispé et vigilant au séances. On évite de la
sorte les dépenses gratuites d'énergie nerveuse. En suivant
la discussion tendue de mes collègues, je vis les excellentes dispositions
du conseiller. Il ne demandait qu'à être servi en arguments défendables
pouvant être insérés dans son futur rapport à son
ministre. Les promoteurs, eux, s'étaient imposés d'entrée,
comme tâche, de ne pas lâcher un trait, une virgule, le moindre
aménagement de leur projet. Ils possédaient leur dossier par
coeur et s'y cramponnaient comme à une religion révélée.
Voyant l'atmosphère se ternir, l'impatience dominer l'attitude du conseiller,
un dialogue de sourds se dérouler, je jugeai opportun d'intervenir.
J'indiquai que je me proposais de situer la discussion dans un cadre historique,
social et politique, valable à ce jour. J'esquissais en traits rapides
l'histoire des juifs d'Alsace depuis Jules César, à travers
la peste noire du XIVe siècle, le mouvement de réforme, la révolte
des paysans et les interventions heureuses
de rabbi Jossel de Rosheim, tant auprès des séditieux que
de Charles-Ouint; l'influence de Gutenberg et les interventions courageuses
de Reuchlin, l'action des "Juifs de Cours" , l'effet de la Révolution
et de la dictature de Napoléon I, la lente et difficile naissance de
l'émancipation réservée à la religion mais non
étendue, aujourd'hui encore, franchement et totalement, aux individualités,
les conséquences de l'annexion par les Allemands de l'Alsace et de
la Lorraine en 1870; l'exode volontaire de nombreux Juifs ne voulant ni vivre
ni servir sous l'occupant, les répercussions de la guerre de 1914-1918,
les événements de 1932 à 1945 avec la destruction criminelle
de
la
somptueuse synagogue du quai Kléber après l'expulsion de
tous les juifs d'Alsace et de Lorraine, et la confiscation de tous leurs biens.
Beaucoup sont tombés victimes d'une extermination implacable. Puis
j'enchaînais sur deux aspects essentiels de la reconstruction signifiant
surtout une réparation dont le mérite reviendrait à la
France entière. Celui d'un mémorial comme réplique française
à la barbarie nazie, témoignage important, visible au loin sur
les marches de l'Est. D'où l'importance de la signification de la reconstruction
et de l'appellation symbolique de "Synagogue de la Paix". Je rappelai
la désertion de la campagne, la fixation de la majorité des
juifs alsaciens dans leur métropole. Mais la nouvelle synagogue n'avait
pas seulement une vocation départementale, mais nationale. Celle-ci
était aussi internationale. Il convenait de ne pas oublier, en effet,
l'élévation de la cité au rang de siège de l'Assemblée
européenne. Une nouvelle perspective s'ouvrirait pour les lieux du
culte, la cathédrale, fleuron des couvres d'art religieuses d'Alsace
et de la nation, les églises Saint-Thomas, spécimen rare de
la perfection de l'art roman, Saint-Pierre le Jeune., Désormais la
synagogue de la Paix, expression moderne remarquable de la prière et
de l'assemblée des croyants, s'alignerait dignement sur ces monuments
prodigieux.
A ce moment, le conseiller d'État m'interrompit vivement - j'avais
parlé un peu plus d'un quart d'heure - disant :
- Ce sont exactement les termes qu'il me faut pour mon introduction. Je vous
en prie, Docteur, mettez-moi tout cela par écrit.
Les principes étaient acquis. Comme la discussion prenait à
présent un tour technique, que ma journée était encore
passablement chargée, je me levais tout en m'excusant. En prenant congé
de monsieur Sabatier, je lui dis à voix basse :
- J'ai compris à présent comment vous voulez voir présentés
les dossiers. Si vous voulez bien, je les préparerai et je viendrai
vous les porter à Paris.
Il fut immédiatement d'accord. Il m'indiqua une date convenable en
m'invitant chez lui. Il me reçut avec une courtoisie exquise. Nous
eûmes une large discussion sur les problèmes que posait l'Alsace.
Il fut aussi question, un moment donné, du dossier qu'il approuvait
avec des changements minimes. Ainsi ce contrôle si redouté se
termina à la satisfaction de tout le monde.
J'eus l'occasion de le rencontrer à nouveau à Strasbourg, pour
la signature des contrats, en présence du représentant du préfet,
du consistoire et du conseil d'administration au grand complet. Nous venions
de rentrer de notre premier voyage en Israël. En ouvrant la séance,
le conseiller d'État dit :
- Je viens d'apprendre que le Docteur rentre d'une visite en Terre Sainte.
Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je voudrais que la séance
commence par un récit de ses impressions.
J'étais dans mon élément. Et comme j'avais eu des conversations
au plus haut niveau, aussi sur l'expédition plus ou moins ratée
du canal de Suez, que j'avais visité de nombreux kibboutzim et des
hauts lieux, guidé par les dirigeants du KKL, inauguré et: planté
des arbres dans la forêt de l'Alsace, dialogué avec les soeurs
de Sion, je fis un exposé d'une demi-heure sur la situation, mes impressions
et mon enthousiasme.
Le reste de la séance ne fut plus qu'une formalité.
Visite du Président Coty à la Synagogue de la Paix,
le 5 juillet 1957 - de g. à dr. : J. Weill, R. Coty, et le
G.R.
Deutsch © Etienne Klein
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Avant que la synagogue ne fut achevée, le président Coty fit
un voyage à Strasbourg durant lequel il désira visiter le chantier
le l'édifice non recouvert encore de son toit. Deux jours avant la
date fixée, j'eus la visite du directeur de son cabinet militaire et
l'un colonel des CRS chargés de sa protection. Ces messieurs étaient
fort préoccupés. C'était à l'époque où
le spectre de la guerre civile planait sur la nation à cause de la
tournure prise par le soulèvement de l'Algérie.
- Le président, me dirent-ils, désire rendre visite à
la synagogue et à la communauté, même si la construction
n'est pas terminée. Le bâtiment est d'autant plus difficile à
surveiller. Nous sommes donc amenés à exiger que chaque visiteur
soit muni d'une carte d'identité, à présenter à
l'entrée et à la sortie et sur chaque réquisition.
- Je regrette beaucoup, leur répliquai-je. Dans un pays démocratique,
un fidèle qui se rend dans sa maison de prière, même pour
rendre hommage à son chef d'État, ne doit être tenu en
aucune manière à justifier son identité. Si vous estimez
les risques si grands, que notre président reste chez lui. De plus,
le souvenir de la guerre et de la résistance ne s'est pas assez estompé
pour que ceux que vous cherchez ne soient pas munis de fausses pièces
les plus authentiques.
Mes interlocuteurs sourirent et acquiescèrent. "Comment l'habillerons-nous,
se demandèrent-ils. Après la visite de la synaogue, le chef
se rendra dans une vedette sur le Rhin. II ne peut pourtant pas s'y rendre
en jaquette".
Peu importe, leur dis-je. Mais il devrait porter le même costume pendant
ses visites aux trois lieux de culte.
Il vint en jaquette. Les journalistes m'avaient demandé d'allonger
un peu mon allocation de bienvenue pour qu'ils aient le temps de faire de
bonnes photos. Je m'exécutais de bonne grâce.
Un cortège se forma. Au milieu du parcours, le président arrêta
comme pour contempler la voûte. Ne me présentez à personne,
me dit-il, à voix basse, j'ai une crise d'angine de poitrine.
J'ai sur moi, lui dis-je, ce qu'il vous faut. Prenez votre temps en suçant
cette dragée. Je vais vous décrire, gestes à l'appui,
la signification des différents aménagements. Mais surtout ne
m'écoutez pas, monsieur le président.
La douleur se dissipa et il s'avança vers le fauteuil qui l'attendait.
Le temps de la réception avait été minuté. Le
président avait juste le loisir de se remettre. Il repartit d'un pas
guilleret. Je lui fis serrer la main au seul grand rabbin et le reconduisis
par l'allée centrale, avec un ouf! intérieur. On me reprocha
cette hâte, par la suite, et on l'attribua à de la morgue.
L'enthousiasme de la population fut tel que les responsables de la sécurité
se décrispèrent et relâchèrent quelque peu les imposantes
mesures de sécurité mises en place. Au palais de l'université
et dans les églises où l'on avait cédé aux exigences
policières, la moitié des places restèrent inoccupées.
La synagogue était comble.
Le printemps 1958 arrivait doucement et avec lui la date fixée pour la
consécration de la nouvelle synagogue. Par le plus grand des hasards,
il n'y eut pas de crise gouvernementale cette semaine-là. Elle n'éclata
que le 24 juin.
Je préparais mon allocution en voiture, pendant que je faisais les visites
et quand j'étais appelé en consultation dans des endroits plus
lointains, à Colmar, Mulhouse, Metz. Je suis incapable de lire un discours,
une allocution, une conférence. Aussi, une fois les idées mises
en place, les développements précisés, les phrases formées,
je pris l'habitude de réciter l'ensemble jusqu'à ce que je n'achoppe
plus et que sans aucune hésitation je puisse aller de l'introduction
à la péroraison. Quand je restais court, l'espace d'une seconde,
je recommençais dès le début.
Ce fut le président Pierre Pflimlin, alors ministre, qui présida
la séance solennelle. Une demi-heure avant le début, je fus appelé
auprès d'un malade grave. En voiture je recommençais une dernière
fois le laïus. Ce n'était pas inutile. J'arrivais sur le parvis
précèdant de peu notre maire. Je le connaissais depuis longtemps,
nous échangeâmes quelques mots aimables et je lui racontais les
motifs qui m'auraient mis presque en retard.
- Je comprends parfaitement, dit-il, et je vous aurais tout simplement attendu.
La cérémonie était très impressionnante. Les chants
antiques, entonnés par le chur, ceux surtout accompagnant le cortège
des rabbins portant les rouleaux de la Loi, parés de leurs mantelets
de velours et de soie. Ils étaient magnifiques, ornés de couronnes
d'argent, d'écus, sur lesquelles étaient gravés les dix
commandements, et des "doigts" que le président Charles et
moi-même, eûmes l'honneur d'accueillir pour les ranger dans le tabernacle.
Par un phénomène encore inexplicable pour moi, qui se répète
régulièrement pour chaque couvre-chef neuf, en dépit d'un
essai suffisamment prolongé, le chapeau haut-de-forme se rétrécit
au fur et à mesure que la cérémonie avançait, pour
ne reposer finalement que sur la nuque. Pour le reste, tout se passa très
bien. La communauté édita plus tard une brochure illustrée
résumant l'histoire de la construction et reproduisant
les
textes des allocutions dans l'ordre dans lequel elles avaient été
prononcées. Celui de Charles Ehrlich d'abord, puis le mien, suivi par
l'allumage de la lumière "permanente" à laquelle procéda
le
grand rabbin Deutsch. Ce fut ensuite à son tour, puis à celui
du
grand
rabbin de France. Après
le maire Altorffer, déjà ami de feu mon père, le président
Pflimlin clôtura brillamment la série des discours.
Ma méthode de composition et d'apprentissage du texte par coeur avait
fait disparaître tout trac habituel. Mon épouse s'était
surpassée dans son rôle d'hôtesse. Vendredi soir, samedi
matin, nous fûmes vingt-quatre à table. Dimanche, elle réunit
autour d'elle une vingtaine de dames tandis que le consistoire et la communauté
offrirent un banquet aux personnalités invitées.
Je fis d'entrée de jeu, une allocution très brève annonçant
qu'il n'y aurait pas de discours. Quand on voulut offrir une seconde fois une
portion de l'inévitable foie gras au maire Altorffer, mon voisin, il
refusa disant : "Merci, j'ai assez de ce chewing-gum kascher" (libéré,
pour des motifs rituels, des artères, des veines et des nerfs).
La presse et les radiodiffusions réservèrent une large part à
l'événement. Rarement a-t-il été donné, sans
doute, dans l'histoire juive de pouvoir ressentir pareille plénitude
de réparation morale et matérielle. La destruction criminelle
du somptueux édifice du quai Kléber par un incendie semblable
à celui du Reichstag trouva dans le vaste et harmonieux édifice,
construit à sa place, une réplique éclatante. Mais le mal
fait aux nombreuses victimes, le malheur porté dans presque chaque famille
furent ressentis d'autant plus vivement. Et toutes ces festivités, ces
chants éclatants, ces cérémonies harmonieusement ordonnées
portaient en eux le goût des cendres. Rien ni personne ne purent adoucir
le souvenir de la souffrance indicible des victimes, les tortures affreuses,
l'insupportable barbarie infligée à tout un peuple, étouffer
les cris des martyrs, ni ranimer les trépassés. La musique résonnait,
à certains moments, comme un bruit insolite. La joie, si justifiée,
paraissait alors insolente, l'atmosphère solennelle recelait une part
d'ingratitude.
C'est pour ces motifs, on l'a rappelé, que l'appellation de la "Paix"
fut conférée à la synagogue. Mais peut-on parler de paix
aussi longtemps que les coupables n'ont pas reconnu publique ment leurs péchés
et n'en ont pas demandé pardon ? Aujourd'hui encore, quarante ans après
les massacres, aucune réponse satisfaisante n'a été fournie
à cette interrogation. La génération concernée risque
de s'éteindre sans avoir descellé les lèvres ni interrogé
les consciences. Ce reniement, ce silence complice pèseront d'un poids
lourd sur les relations entre les peuples.
Du moins, la synagogue de la Paix portera-t-elle témoignage ainsi que
le nom de la rue attenante qui a nom
du
grand rabbin René Hirschler, martyr d'Auschwitz.