Introduction
J'adresse mes remerciements les plus chaleureux au Professeur Simon Schwarzfuchs de l'Université Bar Ilan de Jérusalem, qui a toujours accordé intérêt et disponibilité à chacune de mes sollicitations et m'a permis de bénéficier de sa haute culture et de conseils avisés qu'il m'a prodigués lors de l'élaboration de cet article.
Merci également à Avraham Malthête, bibliothécaire de l'Alliance Israélite Universelle à Paris, pour l'aide précieuse apportée dans la communication de nombreux documents.
Au lieu d'un exposé purement historique sur le parcours d'une famille juive expulsée d'Alsace à la fin des années 1500 - qui va s'établir au gré des circonstances dans plusieurs villes successives de la vallée du Rhin avant qu'un de ses descendants ne revienne finalement sur la terre d'Alsace deux siècles plus tard - je propose un voyage : celui d'un précieux manuscrit transmis de génération en génération dans cette même famille, celui qu'ont vécu des centaines de familles juives alsaciennes. C'est sans doute une partie de l'histoire de chacun d'entre vous, chers lecteurs.
Un précieux manuscrit venu du moyen-âge
Lors d'un colloque consacré au sociologue Emile Durkheim à Epinal en mai 2008, j'y ai présenté sa famille et ses origines lorraines et alsaciennes : en préparant mon intervention, j'ai découvert l'existence d'un précieux manuscrit transmis de génération en génération et finalement donné en 1956 à la Bibliothèque de l'Alliance Israélite Universelle à Paris. Avraham Malthête, paléographe et conservateur des manuscrits hébraïques de cet établissement, m'a permis de le consulter et d'en reproduire quelques clichés (1).
La couverture porte l'inscription suivante : "Ce recueil, constitué au XVIe siècle, et qui a appartenu au XIXe siècle au rabbin Durkheim d'Epinal, a été donné à la Bibliothèque de l'Alliance Israélite Universelle le 19 décembre 1956 par M. Henri Mauss en souvenir de son frère Marcel Mauss, professeur au Collège de France, membre du Comité Central, du philosophe Emile Durkheim, son oncle, du rabbin Durkheim son grand-père et de la longue lignée de rabbins, ses ancêtres".
Le manuscrit se présente sous la forme d'un livre de 670 pages recouvert d'une peau de veau lisse, brun foncé et pourvu de fermoirs métalliques ; les feuillets de parchemin sont réunis par une couture sur nerfs double avec ficelle. La reliure est à décor de fers estampés à froid qui forment deux encadrements au centre desquels sont alignées des bandes rectangulaires verticales avec motifs de fleurs et de guirlandes. L'ensemble appartient au répertoire ornemental de la fin du moyen-âge et du début de la Renaissance (2).
Il s'agit d'un recueil d'une quarantaine de textes en écriture hébraïque ashkénaze, écrits par des rabbins, kabbalistes et talmudistes qui vécurent en Espagne, en France, en Allemagne à Worms ou à Regensburg entre 1000 et 1300 ; le copiste qui les a rédigés pour former ce recueil semble se nommer Eliaqim ben Yaakov Ha-levi (l'un des textes porte cette signature) ; il vivait au 14ème siècle dans l'une des communautés de la vallée du Rhin.
Le fait que ce document ait traversé tant de siècles et nous soit parvenu intact est déjà extraordinaire. Mais à l'intérieur de ce volume, une page - la page 658 - revêt un intérêt exceptionnel car elle fournit des informations capitales sur l'origine du recueil et sur ses premiers propriétaires.
En haut, la dédicace : "ce livre m'a été remis en don irrévocable par mon beau-frère Isaac ; écrit par moi Moshe fils de David, longue vie à lui, de Rosheim dans le pays d'Alsace".
Viennent ensuite de courtes notices rédigées à l'occasion de la naissance de chacun des enfants du couple entre 1566 et 1586. Ceci nous permet de déduire que le volume fut probablement offert en cadeau de mariage à Rosheim en 1565.
Les prénoms des enfants sont, selon l'usage, ceux portés par leurs grands-parents et arrière-grands-parents décédés : ils sont la mémoire d'une famille et leur répétition permet parfois d'identifier une lignée. Parmi les prénoms des enfants de Moshe ben David, on relève Joselmann et Gershon : dans une communauté aussi réduite que celle de Rosheim où l'on compte huit chefs de famille vers 1550, il ne fait guère de doute que nous avons ici une connexion généalogique avec le célèbre Joselmann de Rosheim (1478-1554), rabbin et représentant des Juifs d'Alsace, puis de toute l'Allemagne, qui défendit à maintes reprises ses coreligionnaires devant l'empereur Charles Quint.
Les auteurs qui se sont intéressés à la vie et la famille de Joselmann mentionnent son gendre David à Rosheim (3), ce qui permet de construire l'arbre généalogique suivant, où nous avons fait figurer les enfants mentionnés sur la page 658 du livre.
Si Emile Durkheim descend très certainement de l'illustre Joselmann de Rosheim, quel a été l'itinéraire de cette famille et celui de ce manuscrit entre 1565 et le 19ème siècle ?
La lignée de rabbins : à la recherche des possesseurs du manuscrit
Revenons à la notice figurant sur la couverture du manuscrit : "en souvenir … du philosophe Emile Durkheim son oncle, du rabbin Durkheim son grand-père et de la longue lignée de rabbins, ses ancêtres".
Que savons-nous de cette longue lignée de rabbins par laquelle a dû transiter ce livre de commentaires talmudiques ?
Le rabbin Durkheim auquel il est fait allusion est Moïse, rabbin d'Epinal dès 1834, puis rabbin des Vosges et de la Haute-Marne jusqu'en 1895. Son père Israël David était natif de Durkheim ; la mère de ce dernier, Selatti Lévy, descendait des Lévy-Heller dont le principal représentant est Yom Tov Heller dit Tossefot Yom Tov (1579-1654), célèbre rabbin de Prague puis de Cracovie. Cet Israël David Durkheim, d'abord instituteur à Haguenau, avait épousé la fille du rabbin de Mutzig, Simon Horchheim, à qui il succéda dans ce poste de 1805 à 1816.
Simon Horchheim, rabbin à Mutzig depuis 1784, avait succédé à Loeb Elsass dont il avait épousé l'une des filles.
Quant à Loeb Elsass, nous le trouvons rabbin à Mutzig depuis les années 1740 ; il est, à partir de 1753 jusqu'à sa mort en 1784, rabbin des Terres de l'Evêché de Strasbourg, c'est-à-dire l'un des cinq principaux rabbins d'Alsace (4). Loeb Elsass, mentionné dans de nombreux actes notariés conservés aux Archives Départementales du Bas-Rhin, signe toujours en lettres latines "Loeb Aaron" et en hébreu "haqatan Yehuda Leib Elsass mi Mutsiq", soit : "l'humble Juda Loeb Elsass de Mutzig".
Or, selon l'usage courant, quelqu'un originaire de Mutzig ne pouvait pas se nommer Elsass : ainsi les Juifs connus sous le nom Francfort ne portaient pas ce nom quand ils habitaient cette ville, mais seulement à partir du moment où ils la quittèrent. De même, nous pensons que Loeb Elsass, - dont nous n'avons pas trouvé trace à Mutzig avant 1747, malgré d'importantes recherches -, est né dans une autre ville. La rareté de ce patronyme nous permet d'estimer que la famille Elsass résidait à Worms, où s'établirent maintes familles venues d'Alsace dans le courant des années 1500. La présence d'une famille Elsass à Worms comptant des rabbins parmi ses membres est attestée sur plusieurs générations entre 1580 et 1689, date de la destruction de cette ville par les troupes de Louis XIV.
Situons la famille de Loeb Elsass à Mutzig par le schéma suivant ; le lieu d'origine de son épouse Scheinlé (ou Jeanne) n'est pas connu.
Les Juifs d'Alsace : une histoire faite d'expulsions
L'épidémie de Peste noire qui touche une grande partie de l'Europe en 1348 donne le signal de persécutions contre les Juifs, soupçonnés d'avoir empoisonné fontaines et puits ; des accusations de crimes rituels entraînent elles aussi massacres et expulsions.
Chassés de France en 1394, certains se dirigent vers la Savoie, la Provence, l'Italie, la Suisse, pendant que d'autres se réfugient en Lorraine et dans les régions allemandes frontalières : Rhénanie, Palatinat, Alsace et vallée du Rhin.
L'évêque de Metz, Conrad Bayer de Boppard, les accueille sur ses terres à partir de 1422, leur permet de s'installer dans plusieurs villes, comme Vic-sur-Seille, Marsal, Baccarat, Ramberviller, St Avold. Ils sont autorisés à prêter à intérêt, d'exercer leur culte et d'ouvrir un cimetière. Son successeur, Georges de Bade, accorde encore quelques permis puis le mouvement inverse s'amorce : les lettres de sauvegarde ne sont pas renouvelées et les Juifs doivent progressivement quitter ce territoire dans les années 1470.
Le duc de Lorraine Jean II leur ouvre les portes de plusieurs localités : Pont-à-Mousson, Neufchâteau, Deneuvre, Lunéville et Nancy ; cette tolérance prend fin brusquement en 1477 et un édit frappe les Juifs : ils doivent choisir entre conversion et expulsion. Les deux ou trois familles implantées à Thionville (terre luxembourgeoise appartenant à l'époque aux Espagnols) quittent les lieux vers 1492.
Sachant que les Juifs avaient dû déserter l'évêché de Trêves depuis 1418, on peut dire, grosso modo, qu'à la fin des années 1400, il n'y a plus un seul Juif en Lorraine ni dans la vallée de la Moselle jusqu'à Coblence.
Du côté allemand, quelque quatre-vingt-dix villes procèdent à des expulsions entre 1450 et 1520 (une des plus connues est celle de Nuremberg en 1498) ; un certain nombre de princes territoriaux du Saint-Empire prennent le relais des villes et poursuivent cette politique d'expulsion.
La lecture de la biographie de Joselmann de Rosheim, traduite en français par Freddy Raphaël et Monique Ebstein sous le titre L'Avocat des Juifs, parue en 2008 aux éditions de La Nuée Bleue à Strasbourg, nous a fait prendre conscience de l'ampleur du phénomène des expulsions en Alsace.
En effet, si Joselmann, un homme doué d'un charisme exceptionnel, défend maintes fois les Juifs de l'Alsace et de l'Empire devant Charles Quint, évitant ainsi à ses coreligionnaires d'être chassés hors de nombreuses localités, il ne peut toutefois agir partout avec succès, et le mouvement d'expulsions amorcé avant lui reprend après sa mort et l'abdication de Charles Quint en 1556.
L'Alsace était alors une mosaïque politique très compliquée, un enchevêtrement de territoires appartenant à des seigneurs puissants ou plus modestes (Habsbourg, Würtemberg, Hanau-Lichtenberg, etc), à des abbayes ou à la Décapole, ces dix villes libres d'Empire regroupées en une sorte de confédération. Parmi elles, Mulhouse, Colmar, Türckheim, Munster, Kaysersberg et Obernai chassent leurs Juifs entre 1507 et 1521, Sélestat dès 1490 ; seules Rosheim, Haguenau et Wissembourg les tolèrent encore.
Parmi les autres localités où les Juifs sont déclarés indésirables, nous citerons Ensisheim (1574), Dangolsheim (1554), Bischoffsheim (1479), Bergheim (1568), Ammerschwihr (1521). Les Juifs quittent Dachstein en 1479 mais y reviennent en 1575, ils sont absents de Saverne entre 1440 et 1622. Vers 1600, il reste moins de cent familles juives en Alsace.
Notre relevé n'est pas exhaustif, mais nous pouvons dégager une tendance : entre 1550 et 1600, le nombre de lieux où les Juifs sont tolérés a considérablement diminué, que l'on se place uniquement du point de vue alsacien ou à un niveau plus régional comprenant les territoires allemands de Rhénanie-Palatinat et de la vallée du Rhin.
Des dizaines de familles juives alsaciennes trouvent refuge à Worms, Francfort ou Mayence. Les descendants de Joselmann de Rosheim s'établissent principalement à Francfort et à Worms ; le schéma ci-dessous essaie de rendre compte de leur dispersion à partir de l'Alsace.
La famille Elsass à Worms
La communauté de Worms s'est beaucoup agrandie entre 1500 et 1600, passant de 52 familles à 103 au recensement de 1610. L'histoire des années 1600 est ponctuée d'étapes particulières (5) :
A travers les sources disponibles - Memorbuch et Grüne Buch (6) de l'ancienne communauté de Worms, listes de recensements et relevés du cimetière - nous avons réussi à reconstituer plusieurs générations d'une famille qui porte le nom Elsass et qui compte des rabbins parmi ses membres.
Nous supposons que l'épouse d'Elie (née vers 1560 – d. 1623) se rattache à la famille de Moïse ben David de Rosheim et que les Elsass, manifestement originaires d'Alsace, sont liés par les femmes à la famille de Joselmann de Rosheim. Nos principaux arguments sont les suivants :
Dans cette famille nous avons suivi de plus près la lignée de David, rabbin à Worms où il décède en 1674. Son fils Mayer enseigne le Talmud à Francfort dès 1660 et il accède au poste d'Av-Bet-Din (président du tribunal rabbinique) de Hanau en 1691 (7).
Quand Mayer meurt à Hanau en 1704, sa veuve et les enfants de son second mariage retournent à Francfort, tandis que nous perdons de vue les enfants du premier mariage : Seligman était mort encore adolescent en 1685, son frère Loeb étant cité à cette occasion (8). Nous pensons qu'il y a certainement d'autres enfants issus de cette première union, et que c'est ici que s'effectue le lien avec Loeb Elsass de Mutzig ; nous fondons cette forte présomption sur une répétition des prénoms Loeb, Edel et Anschel que nous présentons dans le tableau n° 5.
Conclusion
Ici s'achève le périple du précieux manuscrit Durkheim : de Rosheim à Worms, puis Francfort, Hanau, Francfort à nouveau, peut-être Mannheim, et enfin Mutzig, Epinal puis Paris …
Si malheureusement nous n'avons pas réussi à établir formellement l'identité du grand-père de Loeb Elsass, le rabbin de Mutzig, un faisceau d'éléments concordants nous permet d'approcher de très près la vérité et de rendre compte de l'extrême complexité du phénomène migratoire des Juifs lors d'époques très troublées comme le furent les années 1600.
Au-delà de cette généalogie - je m'adresse particulièrement à tous ceux qui ont des origines alsaciennes -, le parcours du manuscrit Durkheim a épousé le destin de nombreuses familles juives de cette province : poussées par les expulsions, chassées par les épidémies, repoussées par les guerres, attirées par des opportunités de vie meilleure : nous avons ici un authentique raccourci de l'histoire du peuple juif.
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