LE DIALOGUE JUDEO-CHRETIEN DE 1945 A NOS JOURS.
Théorie et mise en oeuvre à Strasbourg
Mémoire de Maîtrise d'Histoire soutenue à l'Université Marc Bloch de Strasbourg (Strasbourg III) en 2003
par Florence MALHAME
sous la direction de M. HUSSER
Nous présentons ci-dessous les extraits de ce travail avec l'aimable autorisation de l'auteur


Introduction
Problématique

Cette étude aurait pu porter sur le dialogue interreligieux à Strasbourg depuis 1945, mais nous avons préféré l'élargir, en considérant Strasbourg non comme un vase clos où prennent place des événements, mais plutôt comme un lieu où interagissent des facteurs locaux et internationaux, culturels et sociaux, religieux et philosophiques. En effet, la simple étude de la vie interreligieuse ces soixante dernières années aurait été à la fois techniquement difficile, et historiquement peu appropriée. D'un point de vue technique, les sources portant sur le dialogue sont peu nombreuses en ce qui concerne les associations et très dispersées au niveau événementiel : nombre de paroisses, d'associations, de groupes et de personnes organisent ponctuellement des rencontres et conférences ; rechercher tous ces événements aurait nécessité un dépouillement des journaux locaux, des feuilles paroissiales et communautaires, sans être tout à fait pertinent. En effet, Strasbourg subit de nombreuses influences, notamment au plan religieux, et il a semblé plus intéressant de chercher à appréhender ces influences.

Pour cela, nous avons choisi des textes de diverses origines portant sur le dialogue judéo-chrétien que nous avons étudiés en détail, avant de les confronter à l'action des associations strasbourgeoises, tout en gardant à l'esprit les particularités régionales et confessionnelles à l'égard de ce genre de textes. Enfin, nous avons interrogé des Strasbourgeois pour mesurer l'influence de ces mêmes textes sur les individus. Nous effectuons ainsi une étude du dialogue à trois niveaux qui interagissent constamment : les individus composent les associations et lisent des textes, les textes s'adressent à des individus et sont écrits par d'autres en fonction d'un vécu qui peut être associatif, et enfin les associations se créent en réaction aux textes, qui leurs servent de référence et de base.

Nous avons donc décidé de comparer la théorie élaborée sur cette question au niveau mondial par les juifs, les catholiques et les protestants à la réalité vécue à Strasbourg au niveau des associations de dialogue et par les croyants et religieux engagés dans ces communautés à Strasbourg. Il ne s'agit donc pas ici d'une étude de Strasbourg, mais plutôt d'une étude utilisant Strasbourg comme champ d'application de la littérature de dialogue. Cette problématique est rendue pertinente par la présence à Strasbourg d'universitaires avec les deux facultés de théologie catholique et protestante, ainsi qu'un institut d'études hébraïques. Ces lieux pourraient assurer la diffusion de cette littérature ou du moins une réflexion sur ces problématiques. De plus, l'Alsace-Moselle est toujours sous régime concordataire : les prêtres, pasteurs et rabbins sont salariés de l'état, et à l'école publique, des cours de religion confessionnels sont obligatoires, ce qui donne à la religion une grande place dans une région traditionnellement très "croyante". Enfin la présence ancienne et encore très marquée des trois communautés rend cette question du dialogue présente à l'esprit des Strasbourgeois : la mixité religieuse est évidente, visible au quotidien davantage qu'ailleurs en France, marquée dans le paysage, mais aussi dans les rythmes de vie, les habitudes alimentaires et festives (1). Strasbourg est une ville où cohabitent depuis très longtemps les trois religions en question : la Réforme s'y est implantée très tôt, alors que Strasbourg dépendait du Saint-Empire, tandis que la communauté juive est présente depuis l'époque romaine. Quant au catholicisme, il n'en a jamais disparu. Le protestantisme strasbourgeois subit l'influence germano-rhénane et française, tandis que pour le catholicisme, l'influence est française et vaticane. Enfin, le judaïsme est partagé entre ashkénazes et séfarades. Les séfarades, arrivés dans les années soixante du Maghreb sont traditionnellement plus tournés vers l'islam, tandis que les ashkénazes autochtones sont habitués à la cohabitation avec les chrétiens, mais ont été marqués par les pogroms et surtout par la Shoah (2) qui les a décimés.

Pour la première fois dans l'histoire depuis 1945, le christianisme se tourne vers le judaïsme et repense leurs relations avec une volonté critique à l'égard de son passé. Il produit donc une masse de textes relatifs au judaïsme et au dialogue nécessaire entre les deux religions, rompant avec une tradition de deux mille ans tandis que les juifs commencent eux aussi à répondre à ce mouvement. Quel poids historique pèse sur ce phénomène qui relève de la théologie, mais aussi de la sociologie ? Comment est perçu le rôle de la Shoah et de la création d'Israël dans ce processus ? Les textes sont-ils connus, lus, leur esprit a-t-il pénétré la masse des croyants ? Quel rôle jouent-ils dans les associations de dialogue, dans la motivation des "dialoguistes" ? Telles sont les questions abordées par cette étude.
(…)

Contexte historique et social alsacien

Notre étude commence donc en 1945, au lendemain de la seconde guerre mondiale qui anéantit six millions de juifs européens, laissant les communautés déplacées et exsangues. Leurs voisins chrétiens étaient stupéfaits devant l'ampleur et la barbarie du massacre qui se dessinait peu à peu avec la libération des camps d'Europe de l'Est et le retour des rares survivants, et les publications de témoignages. En Alsace, l'annexion à l'Allemagne, l'extraordinaire mixité religieuse et l'afflux de réfugiés juifs ashkénazes avant la guerre rendent la situation encore plus criante. Le 19ème siècle avait vu l'arrivée à Strasbourg des juifs alsaciens jusque là confinés dans les villages par des législations antijuives (3). Cette communauté bourgeoise et bien intégrée (4) a vu d'un mauvais œil la venue dans les années trente des réfugiés juifs d'Europe de l'Est qui modifiaient leur image. Avec l'annexion à l'Allemagne nazie et la mise en place de la solution finale, c'est l'ensemble de ces populations juives qui fuit ou périt. Les quelques dix mille juifs strasbourgeois avaient fui dans le Sud Ouest de la France, et huit mille revinrent une fois la guerre finie, mille étant morts (5), et mille ayant quitté la région (6).

En 1958 furent inaugurés la Synagogue de la Paix et le centre communautaire.

En 1962, avec la fin de l'Algérie française, les séfarades affluèrent à Strasbourg et en Alsace Moselle, suite au bouche à oreille qui décrit ces régions comme bien organisées et accueillantes. L'ouvrage de M. Kleinknecht L'exode des juifs du M'zab montre le décalage entre la communauté séfarade arrivée d'Algérie et la communauté ashkénaze de Strasbourg :
Le choix de l'Alsace était judicieux puisque les nouveaux arrivants y trouvaient un abattage rituel, des produits et des restaurants kasher, des synagogues et même des écoles juives. Ils ont eu cependant beaucoup de difficultés à s'adapter à un style de vie très différent, à un ciel trop souvent gris, un climat humide et très dur en hiver. La vieille communauté juive de Strasbourg, habituée à une conception plus libérale des règles religieuses avait été déconcertée par ces coreligionnaires venus du désert, très profondément attachés à un judaïsme orthodoxe, traditionaliste, figé, d'une grande ferveur, parlant, pour certains, un hébreu parfait.

Selon le site internet du judaïsme d'Alsace et de Lorraine, "en 1965 on comptait douze mille juifs à Strasbourg (4,5% de la population). Cet accroissement était dû à la croissance naturelle, à l'immigration en provenance de localités alsaciennes plus petites, à l'immigration en provenance d'Europe centrale, et à l'installation de réfugiés et de rapatriés d'Afrique du Nord".
Aujourd'hui, la communauté strasbourgeoise compte environ 15 000 membres (7), 17 oratoires et synagogues, 10 écoles communautaires, du jardin d'enfants au lycée ou au BTS et d'innombrables associations, groupes et mouvements.

Il ne faut pas oublier l'importance de l'histoire du Moyen Orient pour la communauté juive : la création de l'Etat d'Israël en 1948, la guerre de 1967, la reconnaissance d'Israël par le Vatican en 1994 sont autant d'événements qui ont marqués les juifs strasbourgeois. Nombreux sont ceux à avoir émigré, et les liens entre Strasbourg et Israël sont légion, tant au niveau humain, familial et relationnel qu'au niveau associatif : des voyages sont régulièrement organisés pour les jeunes, les appels de soutien à Tsahal (l'armée israélienne), ou aux déshérités israéliens sont courants.

En ce qui concerne les chrétiens, ils sont présents en Alsace depuis l'évangélisation au 4ème siècle par les saints Amand et Materne. Les catholiques, majoritaires à Strasbourg, vécurent plusieurs bouleversements pendant cette période : le concile de Vatican II, pendant lequel s'illustra Mgr Elchinger, archevêque de Strasbourg, notamment sur la question des relations avec le judaïsme, devait modifier les relations entre chrétiens et autres religions. Il devait surtout révolutionner le catholicisme lui-même, en modifiant la liturgie, le catéchisme, et bien d'autres aspects. A cela vint s'ajouter une déchristianisation de la société (8), peut-être moins forte en Alsace qu'ailleurs en France, mais néanmoins sensible, avec une chute des vocations sacerdotales et monastiques, une désaffection pour les offices religieux et les sacrements, et une perte générale d'influence sur la société. De plus, la réalité de mixité sociale et religieuse devint de plus en plus visible avec l'arrivée d'immigrés non-chrétiens : musulmans surtout, mais aussi bouddhistes ou Hindous, qui obligeaient à revenir sur le silence traditionnellement porté sur ces réalités religieuses autres.

Au niveau local, la période devait être marquée par l'épiscopat de Mgr Elchinger, évêque de liaison officiel entre l'épiscopat français et l'épiscopat de langue allemande. Il intervint sur l'œcuménisme et sur la réhabilitation de Galilée en 1963, mais surtout sur les juifs en 1964 (9). A partir de 1968, il fut président du Comité épiscopal pour les relations avec le judaïsme (10).

Les protestants, présents en Alsace dès les débuts de la Réforme et jusqu'à ce jour, en une communauté vivante et plus nombreuse qu'ailleurs en France (11), ont dû eux aussi faire face au recul des valeurs chrétiennes dans la société. En Alsace, ils se répartissent traditionnellement entre luthériens majoritaires (au sein de l'ECAAL : Eglise de la Confession d'Augsburg d'Alsace Lorraine) et réformés calvinistes (au sein de l'ERAL : Eglise Réformée d'Alsace Lorraine). Il y a aussi des communautés mennonites, évangéliques et autres que nous ne considérerons pas spécifiquement ici, car elles n'ont pas la même assise historique ni quantitative.

L'intérêt des fidèles d'une religion pour ceux d'une autre est un phénomène relativement nouveau. Or selon l'enquête de l'hebdomadaire catholique La Vie, si 2 % des Français s'intéressent beaucoup au judaïsme (et 14 % un peu), ils sont 14 % (et 8 % un peu) chez les catholiques pratiquants réguliers (12).
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Vue de Strasbourg - © M. Rothé

La situation religieuse à Strasbourg

Après avoir vu la richesse et la complexité de la production intellectuelle mondiale au sujet du dialogue judéo-chrétien, il nous faut nous pencher sur son impact sur la vie religieuse et associative d'une ville où se côtoient juifs, catholiques, luthériens et réformés depuis des siècles. En effet, le choc de la Shoah a poussé certains à vouloir aller au-delà de cette simple cohabitation pour instaurer un véritable dialogue, qui plus est encouragé par certaines autorités religieuses. Mais justement, quel est le rôle respectif de la simple réalité sociale strasbourgeoise, de personnages passionnés comme le Grand Rabbin Warschawski ou Mgr Elchinger ou encore des textes officiels des Eglises et des textes de réflexion de philosophes, théologiens et rabbins ?
Les programmes des associations strasbourgeoises, leurs statuts, leurs membres et leurs lieux de rendez-vous sont autant d'indices des influences respectives de ces différents facteurs. Elles sont normalement le lieu où peuvent être lus et appliqués ces textes, mais qu'en est-il vraiment ?

Avant d'étudier les différentes associations, il convient de dresser un tableau rapide de la situation religieuse de Strasbourg pendant cette période.

La communauté juive est dirigée par quatre grands rabbins entre 1945 et aujourd'hui.
René Hirschler
fut nommé grand rabbin de Strasbourg à la veille de la guerre.
Il mourut en déportation et Abraham Deutsch, rabbin de Bischheim lui succéda en 1945. Il réorganisa la communauté par la mise en place d'une cashrouth (13) réputée, la création de l'école Aquiba, école primaire et secondaire et la publication du Bulletin de nos Communautés devenu plus tard la Tribune Juive. Il quitta Strasbourg en 1970 pour s’installer à Jérusalem où il décéda en 1992.
En 1970 lui succéda son disciple Max Warschawski, qui depuis 1961 était son adjoint. C'est à ce poste qu'il connut l'arrivée des réfugiés d'Afrique du Nord dans les années 1960. Ces nouveaux arrivés, qui avaient étudié au Maghreb et poursuivirent leurs études en Alsace intensifièrent la vie intellectuelle et culturelle strasbourgeoise juive. En 1987, le grand rabbin quitta lui aussi Strasbourg pour Israël. Sa femme fut très active à Strasbourg dans le dialogue et reste, encore aujourd'hui, en contact étroit avec certains des Strasbourgeois qui animent les différentes associations de dialogue.
Le grand rabbin actuel, René Gutman, est arrivé à Strasbourg en 1987.

Chez les protestants, la période est marquée par Marc Boegner, pasteur réformé, né en 1881 et décédé en 1970, élu en 1929 Président de la FPF, charge qu'il exerça jusqu'en 1961. Infirmier militaire durant la première guerre mondiale, il vouait en 1940 une grande admiration à Pétain et accepta de participer au "Conseil National". Dans le même temps, il protesta contre la livraison de réfugiés politiques allemands, condamna les lois raciales et tenta d'intervenir auprès de Pétain et Laval sans résultat. Il patronna le comité de l'Amitié chrétienne qui tenta de sauver des juifs, négocia avec la Suisse l'accueil de réfugiés juifs. De 1948 à 1968 il dirigea la CIMADE. Il présida le Comité Administratif du COE en formation de 1938 à 1948. En 1948, il devint un des six co-présidents élus du COE. En 1964 il fut invité à titre personnel au Concile de Vatican II et assista aux sessions qui portaient sur le judaïsme. S'il n'est certes pas actif spécifiquement en Alsace, il a marqué la France dans son ensemble.

Les catholiques furent dirigés pendant cette même période par Mgr Ruch jusqu'en 1945, date à laquelle lui succéda Mgr Weber jusqu'en 1966. C'est alors que devient évêque celui qui devait marquer Strasbourg par son grand intérêt pour le dialogue, Mgr Elchinger, qui s'était déjà fait connaître lors du Concile de Vatican II pour ses prises de position en faveur d'une déclaration plus avancée sur la question des juifs et du judaïsme. En 1984 devait lui succéder Mgr Brandt, moins intéressé par ces questions. En 1997, c'est Mgr Doré, un théologien, qui devait prendre la relève.

Ces trois communautés ont marqué le paysage strasbourgeois : Saint-Thomas, la Cathédrale, le Centre Communautaire de la Paix jalonnent le centre ville de Strasbourg, la rue Calvin croise la rue Saint Guillaume, non loin de la rue des juifs et de la Place Saint Etienne. C'est toute une ville dont l'histoire et le présent sont marqués par la cohabitation de trois communautés religieuses qui cherchent aujourd'hui à se rencontrer et à se faire connaître. C'est ici qu'est née l'initiative de la Journée Européenne de la Culture Juive, qui se déroule aujourd'hui dans 23 pays. Chaque année un thème est choisi (en 2003, le judaïsme et les arts) mais c'est surtout l'occasion de faire visiter les synagogues et de découvrir l'ensemble du patrimoine juif.

Mais la volonté de se connaître s'exprime surtout par l'existence d'associations de dialogue, avec notamment l'Association Charles Péguy, l'Amitié Judéo-chrétienne et le Groupe Biblique Interconfessionnel. Il existe néanmoins également des associations interculturelles, comme Le Pont, ou Fraternité d'Abraham et des associations mixtes notamment l'A.S. Menora, qui rassemble au sein d'un club de foot des jeunes juifs et non-juifs. Ces dernières actions ne relèvent pas du dialogue tel que nous l'avons défini, et ne feront donc pas l'objet d'une étude ici, mais leur existence mérite d'être signalée.


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