Mesdames et Messieurs,
Vous n’êtes pas sans savoir que l’an prochain se tiendra à Dresde une Exposition Internationale (1) consacrée à l’Hygiène (2). Notre musée y apportera sa propre contribution sous forme de reproductions de plusieurs objets représentatifs de ce domaine.
Bien entendu, la notion d’ "hygiène" y sera traitée dans sa plus large acception. L’exposition se propose d’illustrer l’ensemble des méthodes mises en œuvre par l’humanité, depuis les époques les plus reculées jusqu’à nos jours, dans le but de préserver et de favoriser la santé. Une section particulière est consacrée à l’hygiène des Juifs. Parmi les aspects abordés figurent l’alimentation, l’habillement, l’hygiène corporelle, le renforcement physique, le travail, l’atmosphère, l’éclairage, les sols, le climat, l’eau, l’habitat, les localités et les villes, la circulation, les mesures sanitaires préventives applicables dans certaines circonstances précises de la vie, telles que la protection de la mère et du nourrisson, l’assistance aux adolescents, etc., sans oublier la lutte et la prévention contre la maladie…
L’ampleur et la variété d’une telle liste non exhaustive inciterait à transmettre au comité chargé de cette exposition la quasi-totalité des objets conservés dans notre musée, car de près ou de loin, tous relèvent de la préservation de la santé des Juifs, donc leur hygiène au sens large. Néanmoins, la nécessité d’effectuer une sélection nous a conduits à opter pour des objets présentant un caractère spécifiquement alsacien ou lorrain. A savoir, les portraits de divers rabbins d’Alsace-Lorraine mettant en évidence leurs tenues vestimentaires, mais également des exemples d’objets en étain implantés localement en Alsace des objets de culte à usage domestique tels que la mezouzah (3), le mizra’h, le bougeoir utilisé pour la havdalah (4), et plusieurs plateaux destinés au ma’hatsith hashekel (5) , sans oublier le "Krasmesser" (6), quelques "Wöchnerinnentafeln" (7) et plusieurs amulettes pour illustrer les méthodes de soins fondées sur des superstitions.
Pour autant, conscient que de tels objets ne sauraient suffire à témoigner de la nature et de l’importance de l’hygiène des Juifs en Alsace-Lorraine, et en parfait accord avec le président de notre association, il m’a paru opportun de saisir l’occasion de la présente réunion pour apporter quelques compléments d’informations aux phototypes (8) adressés à nos membres, en offrant une vue d’ensemble succincte sur les sources écrites et les traditions orales relatives à la médecine et à l’hygiène des Juifs en Alsace-Lorraine. Aussi, permettez-moi de solliciter votre attention pendant quelques instants.
Quels que soient les pays et les époques, nous autres, Juifs, n’avons cessé d’accorder grande importance à la préservation de la santé et du bien-être physique. Tous nos textes écrits sont pénétrés de l’idée que seul un corps sain est à même d’héberger un esprit sain. La Bible elle-même contient déjà des prescriptions totalement conformes aux principes de l’hygiène moderne, et le Talmud témoigne d’une parfaite familiarité avec l’anatomie, la physiologie, la pathologie et la chirurgie. L’attention constante apportée aux connaissances en matière de médecine ainsi que le respect des enseignements tirés d’un tel savoir ont entrainé jusqu’au moyen-âge et dans la plupart des pays une élévation très sensible du niveau de santé des populations juives comparé à celui de leurs contemporains. Il faut y voir la preuve qu’en dépit des limites imposées par les lois et autres dispositions, et y compris durant les époques d’extrêmes contraintes, rois et papes, villes et princes n’ont cessé de solliciter les médecins juifs et de les tenir en haute estime.
L’Alsace n’y fait pas exception. Ainsi, le 7 décembre 1384, le magistrat de Strasbourg décide d’employer pendant six ans le médecin juif Meister (9) Gutleben, en lui accordant ainsi qu’à ses enfants et à son personnel domestique le droit de résider gratuitement à l’intérieur de la ville, afin de lui permettre d’employer son expertise au bénéfice des citadins. En reconnaissance de ses six années de services il reçut à certaines dates une somme de 300 Florins.
Il est quasiment certain que ce dénommé Gutleben est apparenté avec le médecin juif homonyme employé par la municipalité de Bâle comme médecin local à la même époque et peu ou prou dans les mêmes conditions.
Les médecins juifs de Metz
Les médecins juifs de Les médecins juifs de Metz pourraient à eux-seuls faire l’objet d’une étude spécifique. D’autant que cette ville hébergeait même des familles entières de médecins, au sein desquelles le savoir et les techniques médicales se transmettaient pratiquement de père en fils, particularité qui nous est également apparue dans d’autres villes. Parmi les exemples les plus marquants citons celui de la famille Wallich, qui est très probablement d’origine française et dont plusieurs membres se sont dispersés pour s’établir en Alsace, en Lorraine et dans la région rhénane. Isaac ben Josia Moscheh Wallich a exercé la médecine à Metz jusqu’en 1632. Son fils aîné, également médecin, converti au christianisme, a pris le nom de Paul Duvallie. Un essai en français lui est consacré, intitulé : "Discours aux jufs [sic] de Metz sur la conversion du Sieur Paul Duvallié appelé le Docteur Paulus, fils aîné de défunt Isaac juif mèdecin [sic], dit le docteur des juifs de Metz. Dédié à Monseigneur l’Evêque d’Auguste. Par le R.P. Jean Bedel, chanoine régulier de la Congrégation de St Sauveur. A Metz par Jean Antoine 1631 avec permission et approbation." (10)
Paulus Duvallie est mentionné dans le registre où sont consignées les données familiales et comptables d’Ambrosius Müller de Colmar, édité par Julien See (11). Car à Colmar, son fils, portant le même nom, était premier prêteur royal (12), puis conseiller (13) membre du conseil royal, avant de finir ses jours comme prévôt de Heiligkreuz (14). Un heureux hasard a voulu que très récemment je parvienne à dénicher dans les archives régionales de Colmar l’inventaire de sa succession. Paulus Duvallie a eu deux filles et un fils, Georges Duvallie, qui fut aussi brièvement prévôt avant d’accéder au rang de prêteur royal. A sa mort en 1690, il laissa un héritage considérable à ses sœurs et à la seconde épouse de son père.
C’est de cette même famille qu’est issu le Abraham Wallich, qui a soutenu sa thèse de médecine le 14 janvier 1655 à Padoue avec la mention "summa cum laude" (15). Il était marié à l’une des filles d’un médecin, Abraham Helin, originaire de Hambourg et décédé dans cette même ville en 1674 à l’âge de 104 ans. A l’exemple de leur père, les trois fils d’Abraham Wallich se sont consacrés à la médecine : Isaac Wallich a acquis le titre de docteur également à Padoue le 23 juin 1683, Naphtali Herz Wallich s’est rendu à Metz en compagnie de Glückel von Hameln, et Meier, diplômé de médecine à Padoue le 30 octobre 1697, a obtenu le droit de s’installer à Metz le 17 juillet 1719. Il semble qu’un certain Jacob Wallich (16) a prodigué ses soins à Metz en 1744 au roi de France, Louis XV.
Diplômé depuis quelques mois à peine, Marcus Kosmann Emmerich-Gomperz choisit Metz pour y exercer son art. Le 20 avril 1746, sur la foi de ses certifications, le magistrat de Metz l’autorise à pratiquer la médecine dans toutes les maisons de la ville sans distinction, donc y compris chez des non-juifs. Bien entendu, d’autres après lui bénéficièrent d’un tel droit. C’est le cas l’année suivante avec le père d’Aron Wolfsohn, un certain Wolf Enoch Levin, arrivé à Metz en provenance de Hambourg. La ville de Halle reconnut à Levin les capacités nécessaires à l’exercice de la médecine. Lorsque Levin quitta Metz, il fut remplacé par de nouveaux collègues, dont chacun à tour de rôle venait pendant un an assister Gomperz dans ses fonctions de médecin attitré de la ville (21) ; pour cette mission, incluant les soins aux nécessiteux, le docteur Gomperz recevait une rétribution annuelle de 180 Livres. Levin retourna à Metz, en 1774, mais bien qu’apparemment encore valide, il fut rattrapé par la mort qu’il avait si souvent bravée. (Freudenthal, Die Familie Gomperz, 287/8) (22).
D’autres médecins figurent dans le registre mortuaire de Metz.
Mais au sein de la glorieuse communauté messine, la médecine n’était pas l’apanage des hommes. Plusieurs femmes se sont illustrées dans ce domaine, et singulièrement à une époque relativement précoce. Le registre mortuaire célèbre une certaine "Eyches ‘Hayil" , femme valeureuse, em be-jisroel » (25), littéralement "mère d’Israël", la "geviroh" (26), remarquable dame Fromet Rachel (27), fille du savant R. Isaac, bienfaitrice des pauvres comme des riches, qui se dévoua pour rendre visite aux malades souffrant de maux funestes et contagieux, et s’employa à faciliter leur guérison ; vertueuse femme à qui Dieu fit don du bonheur de sauver la vie de nombreuses personnes en Israël (28). A en juger par les termes élogieux employés pour la célébrer, nul doute qu’elle a laissé d’elle l’image d’une femme pieuse et généreuse. Elle est décédée en 1674, le 6 Adar I.
Tout aussi admiratifs sont les termes par lesquels le registre mortuaire de Metz évoque la mémoire de madame Malkah, fille d’Abraham Katz originaire de Charleville. Outre sa profession de sage-femme, Malkah prodiguait aussi des soins médicaux, au point que le registre précise explicitement qu’à tous sans distinction elle faisait don de remèdes et de prescriptions censées soigner leurs blessures ; le registre rapporte également qu’elle n’a cessé de rendre visite aux malades, et que sa vie durant elle n’a jamais bu ni mangé chez quiconque en dehors de son propre domicile. Quotidiennement, matin et soir, elle se rendait à la synagogue, se montrait cordiale envers chacun, modeste dans tous ses actes et dotée de qualités de toute sorte. Elle est morte en 1676, le 7 Av.
Certes, ces femmes sont loin de posséder les qualifications qui feraient d’elles des médecins à part entière. Néanmoins, vu toutes les qualités qui leur furent reconnues, leurs interventions ne sauraient s’apparenter à une quelconque charlatanerie. Car à l’évidence, par leur maitrise de notions médicales et la méticulosité dont elles faisaient preuve dans leurs tâches, elles méritent vraiment d’être considérées comme précurseures des femmes qui, de nos jours, exercent de plein droit la profession de médecin.
Citons enfin le médecin Meir Schaumburg, dont l’existence est évoquée par le célèbre Grand-Rabbin bruxellois Carmoly. Arrivé à Metz vraisemblablement en 1715, Meir Schaumburg était originaire de Soulz (Haute-Alsace). Il est décédé en 1875. Il n’est pas exclu qu’il soit apparenté à Joël Schaumburg, qui exerça la médecine à Thann vers le milieu du 18ème siècle. Je l’ai trouvé mentionné dans les procès-verbaux d’interrogatoires de Hartmannswiller, conservés dans les archives locales de Colmar. On y apprend qu’en 1753 Meir Schaumburg a prodigué des soins à un certain Laurent Beck auquel il a même délivré certains remèdes. Sauf que ledit sieur Beck semble avoir été un mauvais payeur car à sa mort, quinze ans plus tard, il devait toujours au docteur Joël une somme de 36 livres et 17 sols, que le médecin continuait de lui réclamer. Faute de parvenir à récupérer son dû à l’amiable, le médecin traina en justice les héritiers du sieur Beck, en la personne de ses filles, Brigitte et Catherine, respectivement épouses d’Antoine Gross et de Jean Dietrich. Des minutes du procès qui nous sont parvenues, il ressort que les prévenues ont été condamnées à s’acquitter des sommes dues.
Médecins juifs en Alsace au 17ème siècle
A Jebsheim, localité dépendant de Colmar, on trouve la trace de Lazarus (29), médecin, qui sur recommandation du comte Reinhold Wetzel von Marsilian et de Egenolf von Berckheim, se vit octroyer, en 1581, de la municipalité de Colmar l’autorisation d’acheter auprès des apothicaires de la ville les médicaments nécessaires à l’exercice de sa fonction. Il faut savoir qu’à l’époque, les Juifs avaient interdiction d’habiter Colmar. Lazarus, dont le père semble avoir été également médecin, dispensa ses soins à tous les malades, sans distinction de confession.
Ledit Lazarus pourrait fort bien être un descendant du médecin juif de Colmar mentionné par le livre de missives de Sélestat, ville dans laquelle plusieurs personnes furent frappées de cécité. En 1519, le samedi suivant la Fête des Rois, le conseil municipal de Sélestat adressa au conseil de Colmar un courrier l’informant avoir appris l’existence, à Colmar, d’un Juif expert en remèdes de toute sorte. La ville de Sélestat sollicitait donc l’envoi dudit Juif afin qu’il puisse examiner les malades, non sans préciser qu’il serait bien sûr rétribué pour sa tâche, son art et son déplacement.
NOTE AJOUTEE PAR L’AUTEUR (30) : la transcription de cette missive m’a été aimablement fournie par M. B. M. Clauss, bibliothécaire et archiviste de Sélestat. En voici le texte (31) : "Très chers et estimés amis, il se trouve parmi nous un brave homme ou deux de nos bourgeois devenus aveugles en l’espace de deux ou trois ans. Or, nous avons eu vent que présentement au sein de votre ville vous disposez d’un Juif apparemment expert de certains remèdes ; aussi, pour que ce Juif puisse comprendre le sérieux de la mission du porteur de cette missive, et comme la sincérité de votre affection est à l’image de notre amitié pour vous, veuillez s’il vous plaît, pour l’amour de nous, nous envoyer le Juif, lui présenter notre présente missive dans l’espoir qu’il accepte de soigner nos citoyens et de se rendre parmi nous, à Sélestat, en compagnie du porteur de cette missive pour examiner les dommages. Il sera dûment récompensé pour sa tâche et pour son art (là où il en usera) mais aussi pour son déplacement ; nous souhaitons aussi vous témoigner ici nos bonnes dispositions à votre égard et l’espoir de mériter votre amitié. Date du samedi postérieur aux trium regum (32) de l’an VXCXIX (= 1519) ».
Les registres de comptes épiscopaux de l’Obermundat (33) pour l’année 1612 contiennent la mention suivante : Gumpel, Juif et médecin (34) à Obersulz, a payé un droit annuel de séjour (35) de 18 livres 15 sols. Un certain Dodorus lui a succédé dans la même ville. Dans le registre des décisions municipales en date du 27 mars 1650, on peut lire que Dodorus a déposé plainte contre Hans Urban Burkart, débiteur de 4 couronnes pour des médicaments et 6 couronnes pour soins médicaux. Il y a de très fortes chances pour que le dénommé Dodorus soit la même personne qu’un médecin homonyme, originaire d’Allschwil, près de Bâle, et beau-fils de Joseph, originaire d’Allschwil. Ce dernier également médecin, possédait à Bâle, aux dires de Felix Platter (36), un important cabinet médical. Mais dans l’incapacité de payer les dettes de son beau-père, Dodorus fut contraint de quitter la Suisse. Preuve patente qu’à cette époque, la médecine ne permettait pas toujours de faire des affaires florissantes. Après Soultzmatt, Dodorus s’installa à Soultz, mais il est fort probable que là encore les affres de la guerre de Trente-Ans ne lui ont pas permis de s’enrichir.
Presque à la même époque, un certain Hajim Rheinfeld exerçait la médecine à Haguenau, mais comme il était d’usage dans les siècles passés, il était médecin tout en portant également le titre de rabbin. Les bouleversements engendrés par la guerre l’obligèrent à quitter Landau en 1610 pour s’installer à Haguenau. A l’issue des conflits, il présenta une requête au magistrat de Haguenau afin d’obtenir l’autorisation de continuer à résider dans la ville. En guise de réponse, il reçut l’avis suivant : "Nous interdisons à Haym, juif et rabbin, de s’installer chez nous". Moyennant quoi, il dut tant bien que mal retourner à Landau. Mais bientôt la guerre reprit de plus belle, et Haym retourna à Haguenau. Cette fois, le droit de résidence lui fut accordé, car le conseil municipal, à court de finances, ne put faire autrement que de s’adresser à lui pour solliciter son aide. En conséquence, les procès-verbaux municipaux vont jusqu’à souligner la nécessité d’exprimer sa gratitude à l’honorable médecin juif Hajim pour avoir accepté de prêter 20 Florins à la ville. (Voir Scheid,Histoire des Juifs de Haguenau, p. 23 et 35)
Après l’annexion de l’Alsace par la France [en 1697], nous ne trouvons plus aucune mention de médecins juifs pourvus d’une formation scientifique, et plus généralement, au 17e et 18e siècles, en Alsace, le niveau spirituel et culturel des Juifs s’est très nettement effondré. Il faudra attendre l’émancipation des Juifs en 1791 pour que la tendance s’inverse. C’est à partir de cette époque que la présence de médecins juifs en Alsace et en Lorraine est de nouveau attestée. De nos jours [1911] nous pouvons affirmer, sans prétention excessive, que par leur nombre et leur rôle scientifique, les médecins juifs ont acquis une place de choix.
L'art de guérir
Mesdames et Messieurs, après avoir mis en lumière la présence des personnalités qui ont exercé "l’art de guérir" (37) dans notre pays, il serait certainement fort intéressant de préciser ce que recouvre cet art et les méthodes employées pour le traitement des malades, sans oublier, par exemple, la question de savoir s’il existait un savoir spécifiquement juif reposant éventuellement sur une tradition orale ou écrite. Pour ce qui est du moyen-âge, faute de disposer de traités médicaux réalisés à l’époque par des médecins juifs œuvrant en Alsace-Lorraine, force est hélas de se contenter de pures supputations. En revanche, nul doute que les multiples écrits traitant de médecine et rédigés par des médecins juifs originaire d’Espagne, du Portugal, d’Italie et de France méridionale ont été connus jusque dans notre région, et nous savons que dès cette époque, certains jeunes gens ont quitté notre pays pour aller se former dans des facultés de médecine françaises et italiennes.
Une chose est certaine : depuis les temps les plus reculés jusque dans les dernières décennies, voire en partie aujourd’hui encore, du moins en milieu rural, la médecine proprement dite, fondée sur les résultats de la recherche scientifique, a toujours coexisté à côté de la médecine populaire et de la charlatanerie, toutes deux très en vogue dans notre pays. Nous sommes même relativement bien informés sur ces deux branches de la médecine grâce à deux manuscrits : l’un d’eux est conservé dans les archives de notre association, tandis que l’autre appartient à monsieur Ernest Lévy, de Colmar, qui a eu l’extrême amabilité de m’autoriser à en faire usage.
L’auteur du premier manuscrit est un certain Jessel (38) Lehmann, originaire de Ribeauvillé, frère du grand-père de Carmoly, et Cantor de Pfastatt. Il est mort en 1825. Son œuvre, qui date de la fin du 18ème siècle, résulte me semble-t-il de plusieurs communications faites par son père, Lehmann, fils de Lazarus originaire de Ribeauvillé, que Carmoly qualifie également de médecin. A en juger par une note rédigée ultérieurement, le second manuscrit a appartenu à Meyer Hirsch, chantre (39). En 1808, Meyer Hirsch habitait Colmar. Mais le manuscrit, qui provient de Wintzenheim, date probablement de la fin du 17ème siècle, et je pense même pouvoir identifier son auteur. Il pourrait s’agir de Anschel Meyer, cité également par Carmoly. Anschel Meyer a vraiment existé, car il est mentionné dans un vieux registre des enterrements de Jungholtz. A ce détail près que contrairement aux affirmations de Carmoly, Anschel Meyer n’habitait pas Colmar mais Wintzenheim. Quant à savoir s’il était effectivement originaire de Presbourg, comme le prétend Carmoly, je reste dans le doute.
Ces manuscrits nous renseignent sur deux différents types de médecine populaire juive pratiqués en Alsace. Le document de Ribeauvillé contient essentiellement, des sortes de formulations incantatoires appelées "Schorme (40) », alors que celui de Wintzenheim consiste en un recueil contenant presque exclusivement des recommandations.
"Schorm", ou "charme" désigne un précepte (41) recommandé contre certaines douleurs mais dont le libellé diffère selon les maladies à combattre.
Ainsi, en cas de migraines, Jessel Lehmann recommande de prononcer le "charme" suivant (42) :
pages d'un manuscrit de Kabbale pratique, Hollande vers 1800 |
"Un, un, descends, avale, avale, descends, un un !"; " 'had 'had na'hoth bala' bala' na'hoth 'had 'had" |
Parmi les prescriptions extraites du manuscrit de Lehmann, nous nous contenterons de citer les plus caractéristiques.
Contre les maux de dents, il recommande de suivre le processus suivant, passablement complexe :
Le malade se rendra en personne près d’un fleuve et demandera, pour l’amour de Dieu, qu’on lui donne un clou à ferrer. Saisir ensuite ce clou et l’introduire dans la dent creuse ; puis écrire sur la porte, de sa propre main ou faire écrire par une autre personne, certains mots cabalistiques ; ensuite on priera une autre personne d’enfoncer le clou sur la première lettre du premier mot en demandant au malade si les douleurs persistent. En cas de réponse par l’affirmative, enfoncer le clou dans la première lettre du second mot et ainsi de suite jusqu’à disparition des douleurs.
On conviendra quand même qu’en comparaison des méthodes employées par nos "dentistes artistes" contemporains (50), celle-ci semble offrir l’avantage d’être peu couteuse et indolore.
Amulette destinés à préserver l'accouchée des mauvais esprits Papier découpé représentant des animaux (Allemagne vers 1850) |
A la lecture de telles recettes, comment ne pas approuver le fameux poète (55) qui déclarait déjà, il y a deux siècles et demi
"Quand un malade recouvre la santé, c’est un don de Dieu,
Mais la facture, elle, est de la main du médecin qui souhaite, lui aussi, sa part de profit."
Parmi les traitements médicaux également inspirés par des superstitions, on trouve aussi l’usage de méthodes supposés chasser voire éloigner les esprits malfaisants. Notre musée regorge d’objets qui attestent que nos ancêtres eux-mêmes usaient de tels procédés. C’est le cas par exemple de l’amulette contre le mauvais œil, les tablettes de "Shir Hamaaloth » (56), pourvues de signes cabalistiques et destinées à être suspendues dans la chambre d’une parturiente. Mais aussi, tout particulièrement, ce fameux couteau appelé "Krasmesser" en alsacien, déformation du terme allemand "Kreismesser" (57), et utilisé pour tracer des cercles supposés abattre les mauvais esprits qui rôdent pendant l’accouchement et menacent dans son lit la vie de la maman et de son enfant. Il est quasiment certain que cette superstition, comme tant d’autres, trouve son origine dans des croyances païennes.
Aide aux malades et aux nécessiteux
Mesdames et messieurs, comme nous venons de voir, les Juifs de Metz possédaient leurs propres médecins locaux auxquels on déléguait, moyennant rétribution, les soins aux nécessiteux. C’est aussi à Metz et dans la plupart des autres communes qu’on retrouve dès les époques fort reculées, une autre institution liée au maintien de la santé, à savoir le Heqdesch (58) : ce terme désigne une institution, un office ou un bâtiment destiné à accueillir des migrants nécessiteux ainsi que les malades et les personnes âgées locales. Cette acception du terme Heqdesch apparaÏt déjà dans une lettre rédigée en hébreu et adressée en 1371 par la communauté juive de Munich à la communauté juive de Strasbourg. Il qualifie un lieu sacralisé dédié à un acte sacré de bienfaisance. De nos jours encore, c’est cette acception qui a inspiré au langage populaire le nom "hospice Elisa", qui désigne, à Strasbourg, l’établissement qui continue aujourd’hui d’accueillir les personnes âgées. Plusieurs autres communes dont Haguenau, Ribeauvillé, Soultz ou Mulhouse disposaient de tels asiles et hôpitaux dont certains fonctionnent toujours.
Traditionnellement, le judaïsme considère la visite aux malades et les soins infirmiers comme un devoir religieux (59). Mais de telles tâches nécessitent des capacités particulières qui ont amené les communautés à créer des organisations spécifiques qualifiées de Hevra kadisha, littéralement "sainte assemblée» ou "assemblée de sainteté", dont les membres étaient chargés des soins aux malades qu’ils devaient dispenser personnellement, et ce bénévolement, tant pour les riches que pour les pauvres, de sorte que le malade ou le mourant ne soit jamais dénué d’aide ou d’assistance (Berliner, Aus dem Leben der deutschen Juden im Mittelalter, p. 120) (60). Notre collection d’archives contient quantité de registres de comptes rendus et de livres de caisses où sont mentionnés de telles associations actives dans les communautés alsaciennes. Celles qui se sont maintenues perdurent depuis des siècles. Dans le prolongement de telles institutions citons l’emploi d’infirmières juives, dont la formation repose principalement sur l’engagement méritoire des loges Bnéi-Brith.
L’hygiène et ses institutions
Hormis de tels exemples, les institutions chargées de l’hygiène et mises en œuvre par les Juifs d’Alsace et de Lorraine étaient généralement identiques à celles des Juifs d’autres régions.
Elles s’enracinent essentiellement dans les traditions séculaires évoquées dans plusieurs passages de la Bible et du Talmud. Il y a d’abord celles qui promeuvent l’intérêt collectif, la communauté, la préservation de l’air et de l’eau, l’hygiène relative aux écoles et autres bâtiments publics et en particulier l’inspection sanitaire de la viande ainsi que toutes les prescriptions qui lui sont associées, lesquelles constituent aujourd’hui encore le fleuron de nos institutions sanitaires. Parallèlement, le souci de l’hygiène s’exprime aussi dans des réglementations (61) destinées à quelques personnes chargées individuellement de les mettre en pratique. Plusieurs faits cités dans certaines sources historiques méritent qu’on s’y attarde.
Sur le plan vestimentaire, il est fort probable qu’ici comme ailleurs, les Juifs s’habillaient peu ou prou de la même façon que les chrétiens. Toutefois, surtout dans le cas des femmes, les documents soulignent expressément qu’elles mettent un point d’honneur à suivre la mode, allant parfois jusqu’à afficher une prodigalité propre à susciter les remontrances des moralisateurs juifs et à entraîner des sanctions prévues par les règlements de police (Berliner, o.c. p 62).
Hormis le vêtement, c’est surtout au niveau de l’habitat que l’hygiène joue un rôle déterminant. Là encore, les Juifs d’Alsace et de Lorraine se différencient peu de leurs coreligionnaires d’autres pays. En zone urbaine, les Juifs habitent des immeubles particuliers situés dans des quartiers spécifiquement juifs. Cet isolement géographique tient d’abord au fait que généralement, dans les villes médiévales, la population se regroupait dans certaines rues sur la base de données professionnelles, sociales ou commerciales. En outre, les Juifs constituaient une communauté spécifique, centrée sur la localisation de la synagogue, à quoi s’ajoute enfin le souhait des autorités de les cantonner à un espace délimité pour éviter l’excès de contacts avec les résidents chrétiens. (Stobbe, Die Juden in Deutschland, p. 176) (71).
En Alsace, cette évolution de l’habitat est perceptible de façon encore plus nette. Les premières familles juives autorisées à s’établir en secteur urbain résidaient dans un habitat isolé par rapport aux autres bâtiments, dans une zone réservée, généralement adossée aux murs de la ville, et appelé "Judenhof" (72), littéralement "la cour des juifs". C’est le cas à Rouffach ainsi qu’à Soultz, mais sans doute aussi dans les autres villes alsaciennes. Toutefois, vu l’augmentation de la population juive et l’exiguïté du Judenhof, la construction et l’achat de nouveaux logements ont fini par s’imposer. Bâtis autant que possible en contiguïté directe avec le Judenhof, ils ont formé la "Judengasse », la rue ou ruelle des Juifs, comme cela apparaît aujourd’hui encore, par exemple, à Rouffach. Rue et cour des juifs ont constitué le ghetto proprement dit, ou quartier juif, rassemblant les bâtiments privés, la synagogue, la maison communautaire, le bain rituel pour les femmes (73) et autres institutions liées à la communauté.
Dans la Judengasse de Strasbourg, la synagogue se trouvait dans la chapelle de saint Valentin, Valentinskapelle (74), où résida en 1690 la famille noble Roedts, à laquelle succéda le commissaire Scheid puis Ulrich Obrecht, préteur royal. D’après Künast, au 17ème siècle, la famille de Gayling logeait face à la synagogue, dans un bâtiment qui abrita ensuite l’abattoir et la boucherie juives, comme l’indique le chroniqueur qui atteste avoir personnellement observé une inscription à ce sujet. Et d’affirmer que l’abattoir, situé à l’angle de la rue du Faisan [Fasanengasse] et face à la rue des Charpentiers [Zimmerleutgasse], était pourvu de solides voûtes et de ferronneries. Le bain rituel se trouvait rue des Charpentiers, dans l’immeuble occupé au 17ème siècle par un haut fonctionnaire du nom de Spohn ; nul doute que ce bâtiment devait être cossu, puisqu’à l’époque, il conservait encore une voûte surplombant un escalier dont les marches et la rambarde étaient construites en pierres taillées. En outre, Strasbourg possédait également une prison réservée aux Juifs : elle était installée dans la cave d’un bâtiment occupé ultérieurement par la confrérie des maçons, à gauche de la montée d’escalier. Quant au cimetière, nous savons qu’il s’étendait rue Brant, sur l’enclos bordant le mur de la ville. (Fragments des anc. Chr. d’Alsace, IV, 142) (75)
Actuellement, les vestiges de la synagogue de Rouffach, datant du 13e siècle, offrent un intérêt tout à fait particulier dans la mesure où ils témoignent assez distinctement de la construction et de l’agencement intérieur d’une synagogue médiévale. Situé à l’extrémité septentrionale de la rue des Juifs, le bâtiment était entouré d’une cour relativement spacieuse, où se trouvait probablement un lieu d’inhumation et un bain rituel. Pouvant accueillir environ 200 fidèles, la synagogue réservée aux hommes avait deux entrées, dont l’une située à l’est était surmontée d’une inscription encore partiellement identifiable, tandis que la seconde ouvrait du côté sud. Toutes deux étaient fermées par d’imposantes portes de style gothique. A environ 1,80 m de hauteur par rapport au sol actuel de la cave, on aperçoit encore une moulure gothique surmontant plusieurs casiers en pierre taillée, de styles variés et placés à diverses hauteurs. Ces casiers servaient à ranger les livres de prières et autres objets de culte. Sur le mur oriental se trouvait le "Hekhal", arche sainte où étaient conservés les rouleaux de la Thorah. Les fondations de cet espace demeurent reconnaissables sur une profondeur d’environ 1 mètre. La galerie réservée aux femmes était accessible par un escalier installé du côté sud. La porte qui y donnait accès existe toujours (76).
A cet égard, attardons-nous un instant sur une information fort intéressante qui figure dans les mémoires rédigés en hébreu au début du 17e siècle par Ascher Levy, originaire de Reichshofen. En voici le contenu : "J’ai fait édifier puis j’ai acquis un bâtiment à la gloire de Dieu et de ses enseignements. J’y ai inclus trois choses. Premièrement une petite pièce où pouvoir étudier, prier et conserver les livres que Dieu que lors du précédent Pessah, en l’an 391 (1631), j’ai réalisé mon vœu d’y faire cuire trois mazoth le jour de la préparation de Pessah en respectant Rokeach (77), et le jeudi, premier jour de Pessah, j’y ai de nouveau cuit trois mazot . Par ailleurs, c’est dans ce même petit four que tous les vendredis je fais cuire le pain destiné aux bénédictions et réchauffer les mets des repas du Shabath. Troisièmement, il y a une petite salle de bain derrière ce poêle, pour l’hiver, et ce pour de sérieuses raisons : à savoir, surtout, qu’il existe dans nos régions un usage inconvenant qui veut que les non-juifs aillent avec leurs femmes dans une chambre, comme procèdent également les juifs et leurs femmes, qui fréquentent les non-juifs et leurs épouses. En conséquence, étant désireux de servir Dieu avec zèle, je me suis fait construire une pièce où je puisse me laver le vendredi et qui soit toujours prête pour le cas où j’aurais besoin d’une saignée ou bien pour permettre à la femme de changer de vêtement etc…
A en juger par les informations contenues dans les missives du roi Venceslas précédemment évoqués au sujet des tenues vestimentaires des Juifs d’Alsace à l’époque médiévale, il ne fait aucun doute que les Juifs accordaient beaucoup d’importance à l’esthétique de leur intérieur, pour autant que le leur permette la situation politique et économique. Toutefois, pour disposer d’indications vraiment précises il faudra attendre les inventaires de succession réalisés au 17ème et au 18ème siècle. L’examen de ces documents, dont un nombre considérable est conservé dans nos archives, révèle qu’il y a deux cents ans, l’habitat et les conditions de vies de nos ancêtres différaient très peu de ceux qu’ont connus nos parents et grands-parents, et que continuent de partager la plupart des familles juives plus précisément dans la région qui est la nôtre : en général, on a tendance à éviter toute outrance inopportune, en mettant un point d’honneur à respecter autant que faire se peut les exigences de l’hygiène en matière de salubrité et de santé.
En conséquence, mesdames et messieurs, nous pouvons résumer notre propos en disant que sur le plan de la médecine et de l’hygiène, les Juifs d’Alsace et de Lorraine n’ont pas été en reste ; eux aussi ont produit des prouesses, tant par leur existence exemplaire qu’avec les résultats de leurs recherches dont nombre d’entre elles continuent d’enrichir les sciences médicales. Nul hasard en cela, bien au contraire, car il s’agit là d’une donnée inhérente à l’essence même du judaïsme, lequel confie à ses fidèles la tâche sacrée d’œuvrer à maintenir, soigner et sauver la vie de soi-même et d’autrui, conformément aux préceptes de notre illustre maître Moïse : "Vous observerez mes lois et mes ordonnances : l’homme qui les mettra en pratique (78) ----- Et tu aimeras ton prochain comme toi-même".