Les Neher sont partis à Strasbourg, avant nous, et se sont installés dans ma consultation qui avait été libérée.
Il était aussi temps pour nous de retourner à Strasbourg. Notre procès d'expulsion de l'occupant récalcitrant de notre logement se prolongeait désagréablement. Blanche Alexander nous offrit gentiment d'emménager provisoirement dans le logement de son frère Henry, qui était contigu au nôtre. Je démissionnai de l'OSE, et nous nous y installâmes sommairement pour pouvoir activer le départ du gêneur. Notre présence eut l'effet désiré et il se décida à quitter les lieux. Nous fîmes venir notre mobilier de Lyon et les enfants, au moins les deux grands, retournèrent en classe.
J'ouvris mon cabinet : j'avais commandé une belle enseigne pour mettre à ma porte ; ma réinstallation n'a pas dû plaire à tout le monde, car le lendemain ma belle plaque avait disparu. Elle doit reposer au fond de l'eau. Je la remplaçai par une plus modeste qui a duré pendant trente ans. Ce n'était pas la seule marque de bienvenue que des strasbourgeois, mal dénazifiés, nous avait réservée : on est allé jusqu'à nous tirer dessus avec un pistolet, à travers les vitres, ce qui n'a pas empêché les malades de trouver l'adresse de mon cabinet.
Et lentement la communauté juive se reconstituait.
Les offices religieux avaient lieu dans une salle du Palais des Fêtes.
Nous avions, chaque vendredi soir, des invités, pour la plupart des G.I. en occupation en Allemagne. Je me rappelle de Seymour Herschkorn qui venait régulièrement nous voir, comme d'autres, dont j'ai oublié les noms.
Grand-Miquele et sa famille avait trouvé à se loger rue Daniel Hirtz.
André est devenu professeur au lycée Kléber, le même que fréquentaient Jean-Paul et Daniel. ll avait beaucoup étudié pendant les années de guerre, était un grand dalmudiste et préparait un doctorat sur Amos. Et malgré qu'il n'ait jamais été élève de l'école rabbinique de Paris, il reçut le titre de Rabbin.
Excellent orateur, possédant une culture très vaste, il fut vite sollicité par la communauté pour diriger le Talmud Torah. Il fut le grand animateur du Merkaz qui s'installa rue Oberlin.
Richard redevint magistrat. Je ne me rappelle plus quels postes il occupa, mais sa carrière s'annonçait et fut brillante. Il n'oublia jamais qu'il avait une fois fait une licence ès-lettres et collabora intimement avec son frère à différentes publications, en particulier à Transcendence et Immanence, qui les rendit célèbres.
Aya et Nathi se sont aussi rapprochés de leur maman et ont pris la direction des "Cigognes" à Haguenau.
Mes parents étaient restés à Lyon, puis nous ont rejoints pour vivre avec nous. [...]
Mais revenons à nous-mêmes : lentement, nous avons repris notre vie d'avant-guerre, mais rien n'était plus pareil. Cette dure épreuve qui avait failli engloutir le Judaïsme européen tout entier nous avait marqués. J'avais vu trop de malheurs, participé à trop de choses pour pouvoir rester uniquement un brave médecin.
Aussi me présentais-je aux premières élections pour le Consistoire Israélite du Bas-Rhin. Il y eut deux équipes qui briguaient les sièges et la campagne électorale fut chaude, Moi, je n'y participais pas. Je ne me présentais pas contre quelqu'un, mais pour quelque chose. Donner à nos communautés envie de prospérer, leur rendre la fierté dans le Judaïsme de nos aïeux, rendre aux jeunes générations la possibilité d'étudier les textes sacrés, les armer pour la vie et surtout leur insuffler un idéal sioniste et leur ouvrir la voie d'Eretz Israël naissant
Je fus élu au premier tour avec le maximum de voix.
Et les années passèrent - Les garçons faisaient d'excellentes études. Jean-Paul fut lauréat de la Bourse Zelidja deux années de suite et fut invité à l'Élysée. Daniel, notre Dada, était un scout fervent et partit au Jamboree. Michou ramenait tous les prix d'excellence. Nous étions une famille heureuse. [...]
Mon champ d'activité s'était donc agrandi, élargi par les activités du Consistoire. C'était l'époque où presque toutes les synagogues du département étaient par terre. Il fallait reconstruire ou reconvertir. II s'était fait un transfert des résidus des communautés vers les villes, Strasbourg devint le grand centre et une administration dynamique s'occupa activement d'abord à convertir un vieux bâtiment de la ville en une synagogue provisoire et plus tard à construire la Synagogue de la Paix. II fallait trouver des crédits et c'était au Consistoire, administration de tutelle, de les trouver. Il fallait transférer des dommages de guerre de nos petites communautés disparues vers le projet de construction de Strasbourg. Il fallait aider les autres communautés du département à se réorganiser et à reconstruire les édifices culturels.
Ceci était la reconstruction matérielle qui devait aller de pair avec la reconstruction spirituelle.
Il fallait trouver des rabbins, des maîtres, des 'hazanim. Le grand rabbin Deutsch, homme érudit et dynamique, créa de toutes pièces l'École Aquiba qui devait devenir la pépinière d'un grand nombre d'éléments précieux.
Puis nous créâmes I'ARMIC (Association de Reconstruction et de Maintien des Institutions Culturelles) dont je devais devenir le président. L'Armic était le précurseur de ce qui est devenu par la suite l'Appel Juif Unifié. Son but était de procurer des rentrées pour les oeuvres. Et Strasbourg en était riche : il y avait le Home des Jeunes filles, l'Ecole du Travail d'avant-guerre devenue l'Ecole ORT, l'Orphelinat devenu Les Violettes, le Vestiaire, la Société des Dames, la Bienfaisane ASI et surtout l'École Aquiba, grande mangeuse de fonds.
Suzel siégeait dans les comités du Home et de l'Ort, à la Société des Dames, à la Bienfaisance Asi, à la Wizo et surtout au KKL. Moi je faisais partie de l'Ort, de la Bienfaisance Asi.
Puis naquit le Comité d'Aide à Israël qui plus tard fusionnera avec le FSJU (Fonds social juif unifié) pour former l'Appel Juif Unifié dont je dus assurer la lourde présidence pendant de longues années. Nous avions aussi créé un comité Mizrahi à la suite de la venue à Strasbourg de Rav Weinberg et l'on m'en confia la présidence, malheureusement nous n'avons pas réussi à nous implanter, l'influence de l'Agoudath Israël étant alors trop forte.
En plus de tout cela, j'étais le délégué du Consistoire du Bas-Rhin auprès du Consistoire Central à Paris.
Toutes ces activités étaient étroitement imbriquées, mais je n'ai pas pu les classer chronologiquement. Il faut croire que je ne suis bon qu'en mathématiques théoriques !
Je ne me rappelle plus non plus à quel moment on m'a circonvenu pour créer une Loge B'nai B'rith à Strasbourg. Je croyais à ce moment que tout ce qui liait les juifs ensemble les ramènerait à un judaïsme conscient.
Je m'en occupais donc sérieusement, trop sérieusement, car c'était aux dépens de ma vie familiale. Je créais des Loges à Colmar, à Nancy, à Rome et à Milan, à Berlin et à Francfort, à Amsterdam et Copenhague. Je rédigeais tous les mois une brochure, sorte de journal de liaison.
Je fis aussi partie de l'Anti-diffamation League pour laquelle mes experiences passées étaient précieuses.
Je me laissai élire au Comité de la Grande Loge de district, pour laquelle je faisais de féquents voyages à Washington lors des Triennal Conventions.
Suzel et moi allions à tous les congrès.
Puis vint l'évènement le plus grave de ma vie : ma Suzel tomba malade; les soucis de la guerre avaient miné sa santé et ruiné son coeur. A notre retour à Strasbourg, elle s'était jetée avec frénésie et un dévouement inlassable dans le travail social. Elle était la Providence de tout le monde. Elle soignait les malades, leur portait à manger, réglait leurs difficultés matérielles par d'innombrables démarches dans d'innombrables bureaux et administrations. Elle faisait la toilette des morts, veillait les mourants, des nuits entières. Elle ne manquait aucune occasion pour faire le bien. Elle allait à Stephansfeld, à Hoerdt, à Bischwiller [asiles pour malades mentaux de la région strasbourgeoise] et en rentrait malade, moralement et physiquement...