Histoire d'une correspondance (1)
Verba volant, scripta manent
Francine KAUFMANN


Il arrive que le témoin soit également chercheur (2). C’est sous cette double casquette que je me propose de présenter ici l’œuvre, restée si longtemps inédite, qui à la fin de la vie de Rina Neher (née Renée Bernheim), était devenue sa raison de vivre et sa priorité. Elle craignait de quitter ce monde sans achever ni publier une sélection d’extraits choisis de la vaste Correspondance de son époux (entre 1945 et 1988), présentée et annotée par elle et par Carine (Rachel) Brenner.


Amie proche d'André et Renée Neher et membre active depuis 1989 du comité restreint de "l’Association des Amis d'André Neher" (3), j’ai été le témoin de l’élaboration consciencieuse et acharnée, dès 1992, d’un recueil qui atteignit en son temps 1200 pages. Après une sévère sélection effectuée par les auteurs et par un petit comité éditorial (4), ce corpus (que j’appellerai la "Version longue"), a peu à peu été réduit à un tapuscrit de 439 pages (dont 355 pages net d’échanges épistolaires, suivis de plusieurs annexes). L’objectif était alors de constituer une édition de prix raisonnable, en un seul volume maniable : "la Version courte". Le choix effectué en dernier ressort sur les 1500 lettres réunies et classées (3000 pages) (5) reste suffisamment parlant pour retracer un peu plus de quarante ans de la vie d’un écrivain-philosophe, incontournable à l’époque parce que considéré comme le maître à penser d’une génération. D’autant plus que j’y ai ajouté en annexe un choix personnel de lettres écartées à l’époque, qui me semblent instructives sur le plan culturel. Pour ne pas charger indûment le corpus, j’ai dû tout de même renoncer à de longues lettres éclairantes sur l’époque et sur le personnage, voire sur de grandes personnalités du XXe Siècle, comme André Spire et Jules Isaac, dont les lettres à André Neher constituent une biographie personnelle et précieuse parce que rare. On pourra peut-être les réintroduire avec le temps. J’espère que le chercheur et le lecteur cultivé qui parcourra les lettres proposées ci-dessous saura tirer profit d’un travail qui a duré quinze ans pour Rina et Carine (de 1992 à 2007), et une douzaine d’années de plus pour moi.

Intérêt de la Correspondance d’André Neher


Ce n’est pas un hasard si Neher fut l’un des cinquante sages juifs interrogés par Ben Gourion en 1958 lors de la fameuse polémique engagée en Israël sur la question : "Qui est juif ?" (6). Sa Correspondance témoigne simultanément de la renaissance de la communauté juive de France après la Shoah, de la création et des tribulations de l’État d’Israël, tout autant que des événements qui ont marqué le judaïsme mondial et la vie personnelle d’André Neher. Avec son jugement sûr d’historienne et ses talents d’écriture, Rina sentait et savait que cette Correspondance au français élégant et érudit éclairait un pan essentiel de l’œuvre de son défunt mari, et illustrait l’influence que son action et sa pensée avaient jouée dans le monde juif et dans la France d’après-guerre. Certes, comme elle l’écrivait dans un projet de préface :

"D’une approche forcément fragmentée, ce recueil ne peut en rien remplacer la lecture de ses livres. Il en est comme le contrepoint."


Lettre manuscrite d’André Neher à Francine Kaufmann, recto et verso, rédigée à la veille du Yom Yirouchalayim 5737, 1977, en remerciement de la dédicace de sa plaquette Oui, j’aime Jérusalem (Publication de l’organisation Sioniste Mondiale) :
"À André et Renée Neher / Mes voisins de cœur à Jérusalem".

Mais la réunion de lettres écrites (ou reçues) par le penseur reflète la variété de ses préoccupations et de ses fonctions : engagé depuis 1945 dans le dialogue judéo-chrétien, rabbin en titre depuis 1946 et responsable de communauté, il est aussi un universitaire réputé. Nommé à partir de 1955 membre du Comité consultatif des universités de France, il siège à partir de 1964 au sein de la Commission nationale française pour l’Éducation et la Culture de l’Unesco (7). Parallèlement, de 1962 à 1977, il est membre, du Comité central de l’Alliance Israélite Universelle (A.I.U.), président dès 1965 de la section française du Congrès Juif Mondial (C.J.M.), en remplacement d’Edmond Fleg, et président, de 1965 à 1975, de la Commission culturelle internationale du C.J.M. Il contribue à asseoir la réputation des Colloques des Intellectuels juifs (où il donne régulièrement, de 1957 à 1969, une leçon biblique qui renouvelle la lecture et l’exégèse de la Bible). Avec Manitou (le rabbin Léon Askenazi), il fonde en 1960 le C.U.E.J. (8), qu’il préside. Il s’investit dans l’Affaire Finaly (1945-1953), dans l’accueil et l’intégration des rapatriés d’Algérie (1962-1965), et dans toutes les causes qui lui semblent justes.


Ce volet de l’activité d’André Neher est largement représenté dans la première partie de la Correspondance, qui s’enrichit aussi de contacts avec des écrivains et des artistes, et de témoignages sur ses relations avec sa famille et ses amis. De la vingtaine de brûlantes lettres d’amour que lui écrivit André, Rina n’en retient pudiquement que quatre, qui ont l’avantage de présenter parallèlement un tableau de la vie juive de l’époque. La seconde partie du recueil porte sur l’installation puis la vie du couple en Israël, éclairant certains aspects de la guerre des Six jours, des conflits récurrents avec les voisins arabes dont la guerre de Kippour, de la venue du président Sadate à Jérusalem, ou, sur un plan plus personnel, la cérémonie très solennelle de remise du "prix du souvenir de la Shoah" décerné en 1977, en présence d’Elie Wiesel, par l’Association internationale des rescapés de Bergen-Belsen dans les locaux de la mairie de Jérusalem, sans compter l’aliya de plusieurs de ses neveux et nièces. Au détour d’une ligne, on rencontre aussi parfois un André Neher déçu par l’oubli insidieux dont il fait l’objet de la part de ses anciens coreligionnaires de France, et par le peu d’ardeur employée par ses collègues israéliens pour lui faire place dans leurs universités et dans leurs institutions. Bien des immigrants peuvent s’y retrouver, d’autant plus que la plume d’André ne manque jamais de s’extasier sur les points lumineux de sa présence dans une Jérusalem retrouvée plutôt que découverte.


Et puis, André Neher appartient encore à la génération des hommes pour qui les échanges épistolaires constituent une forme codifiée d’expression, parfois destinée à être rendue publique lorsqu’il s’agit d’hommes de plume et de renommée. C’est en toute conscience qu’il écrit (en hébreu) à Yechayahou Leibowitz, qui le scandalise par ses prises de position contre l’intervention de Tsahal au Liban, affirmant qu’il sait que sa lettre ne le fera pas changer d’avis : "...Cependant, le jour viendra où les historiens auront besoin de documents clairs et indiscutables, et ils les trouveront soit entre nos mains (ou celles de nos héritiers), soit dans nos échanges de correspondance. C’est pourquoi, afin qu’ils ne puissent déduire de mon silence que je suis d’accord avec vous, je tiens par cette lettre à faire savoir que je m’oppose de toute mon énergie et de toutes mes forces aux propos que vous tenez pour tout ce qui concerne l’opération "Paix pour la Galilée", de même qu’à vos prises de position publiques et, d’une manière plus générale, à votre présentation de l’esprit, du comportement moral et de la politique du peuple d’Israël.".

Il multiplie donc les lettres ouvertes, les témoignages d’encouragement ou de désappointement à la suite de tel ou tel événement ou de telle déclaration publique. Il veut marquer explicitement sa position sans se réfugier dans de frileuses tergiversations. Il considère aussi nécessaire d’encourager les auteurs et créateurs et il tient à le faire par écrit. J’ai reçu de lui de nombreuses lettres personnelles disant : "Verba volant, scripta manent", [...] il ne suffit pas que je vous aie dit et redit de vive voix tout le bien que je pensais de votre Oui j'aime Jérusalem. Vous méritez de retrouver un jour dans vos dossiers ces quelques mots rédigés en une journée [...] tout comme nous feuilletons avec émotion le cahier dans lequel nous avons réuni les échos écrits que les lecteurs – amis ou inconnus – ont eu l’aimable sagesse de nous communiquer." (9)

La préparation de l’édition de la correspondance


Les bulletins de "l’Association des Amis d'André Neher" (dont j’ai conservé la collection) rendent compte des diverses activités liées à la diffusion de l’œuvre d’André Neher, des éditions et rééditions, des traductions, des expositions, conférences et colloques, des articles parus, mais aussi des projets en cours. Le bulletin de décembre 1992 est le premier à évoquer la préparation systématique du travail d'édition de la correspondance entretenue par André depuis 1945 (année qui s’achève par la première conférence publique d’André et Richard Neher) jusqu'à sa mort en 1988.


J’avais déjà eu l’occasion de voir au domicile du couple et de feuilleter les classeurs de lettres et d’articles ainsi que les albums de photos, soigneusement classés et entretenus par Rina Neher, qui servaient de points de repère jalonnant les événements communs de la vie du couple (10). En tout cas, le projet de publication de la Correspondance était en germe depuis longtemps mais Rina ne pouvait le mener à bien seule. Elle était aussi engagée dans la préparation d’une anthologie thématique de textes annotés et présentés de son époux, extraits marquants de ses vingt livres et de ses 500 articles dont certains étaient devenus difficilement accessibles (11). Pour ce faire, elle disposait de la collaboration érudite et attentionnée de Paul Zylbermann, un dentiste français installé à Jérusalem, qui avait suivi à partir des années 80 les cours que Neher donnait à son domicile pour un petit cercle de fidèles, et qui était devenu un ami intime du couple. Paul Zylbermann et Rina préparaient une introduction substantielle sur l’homme et l’œuvre. L’anthologie, suivie d’une bibliographie importante (préparée par la secrétaire particulière de Rina), était précédée d’un avant-propos inédit d’Élie Wiesel, devenu l’ami de celui qu’il appela dès 1945 son maître, et dont quelques lettres figurent dans la Correspondance. Dans une certaine mesure, cette anthologie servait de tremplin et de ballon d’essai à un projet plus vaste (jamais réalisé) : la publication des œuvres complètes d’André Neher, présentées et annotées.


Pour l’établissement de la Correspondance, il fallait à Rina une aide parallèle et compétente. Sur le conseil de son amie, la philosophe Eliane Amado-Lévy-Valensi, Rina prend contact au printemps 1992 avec une jeune doctorante en philosophie : Carine Baraban. À l’époque, Carine vit encore en France mais envisage de s’installer en Israël. La proposition de Rina emporte sa décision et elle fait son Aliya en juillet. Elle est en mesure de se charger de la réalisation du projet, sous la direction de Rina et en étroite collaboration avec elle. Le Bulletin de décembre 1992 (précité) annonce : "C'est une entreprise qui durera plusieurs années. Un premier stade consiste dans la recherche auprès de personnes privées ou des institutions, du maximum de lettres dont Rina n'aurait pas copie". Il faut préciser qu’André Neher rédigeait beaucoup de ses lettres à la main, à l’encre noire ou bleue, et que les cartons de correspondance conservés à son domicile contenaient essentiellement les réponses des destinataires, sauf quand André Neher avait pris la peine de recopier ses propres lettres.


Moins d’un an plus tard, le Bulletin annuel de 5753 (1992-93) annonce en p. 2 que le travail sur la Correspondance "avance de manière satisfaisante, sous la direction de Rina Neher, assistée de Carine Baraban. Près de 400 lettres ont déjà été envoyées pour obtenir des lettres manuscrites d'André Neher [...]. Un total d'environ 200 lettres d'André Neher nous ont ainsi été communiquées." L’objectif annoncé est de bientôt faire un tri entre les lettres réunies dans les dossiers conservés 14 rue Ussichkin (au domicile de Rina), et les lettres récupérées et photocopiées avant d’être restituées à leurs propriétaires, puis saisies sur ordinateur par Carine. On décide de retaper l’essentiel pour disposer d’une vue d’ensemble, avant de pouvoir faire un tri sélectif de plus en plus restreint. Carine classe la correspondance par ordre chronologique, depuis 1945 – bien qu’il existe des lettres depuis 1936 – jusqu’au décès d’André : 1988. Elle établit 19 dossiers qui portent chacun sur une à trois années (selon l’abondance, la richesse et l’intérêt du contenu). Par précaution, chaque fichier possède un double (fichier BIS, en tout 39 dossiers). Elle sauvegarde le tout sur des disquettes.


La même année l’association annonce la création, longtemps préparée, d’une Fondation André Neher à Paris :"L’Association des Amis, branche française, a décidé de se dissoudre. Toutes les activités seront intégrées dans le cadre de la Fondation et initiées ou soutenues par elle. La Presse va en être informée.
L'Association des Amis, branche israélienne, continuera bien entendu ses activités".
L’un des objectifs principaux de la Fondation est de préparer puis d’éditer les œuvres complètes d’André Neher : "Une équipe éditoriale est en train d'être mise sur pied entre Jérusalem et la France. Les œuvres complètes comprendront :
1) chaque livre d'André Neher, accompagné de fragments de comptes-rendus de presse et de lettres de lecteurs montrant l'importance du livre.
2) des articles disséminés dans des journaux et revues ; des préfaces écrites par lui pour divers ouvrages, des recensions de livres, etc. ainsi que la traduction en français de certains textes écrits et parus en hébreu. La mise par écrit de conférences d'André Neher enregistrées en leur temps sur cassettes est en cours, avec l'aide de Mme Claude Sillam. Les plus importantes de ces conférences pourront ainsi figurer dans les œuvres complètes.
Le plan d'ensemble est à l'étude.
On pense à une dizaine de volumes." (Bulletin 5753, p. 3).


En revanche, bien que préparée activement par Rina et Carine, la correspondance de la sculptrice Anna Waisman avec André est détachée des œuvres complètes pour former un surgeon autonome. C’est un dialogue régulier qui se maintient durant plus de vingt-cinq ans (1962-1988), et qui porte sur des sujets touchant à la spiritualité, au judaïsme, à la création artistique. L’ouvrage finit par paraître en avril 2023 (12), sous forme de livre d’art en couleurs, établi et présenté par la bru d’Anna Waisman, Sibylle Blumenfeld, qui s’est chargée de recueillir soixante-six photos des œuvres d’Anna. Complété par un avant-propos de Carine Brenner et de Renée Neher, avec une préface de Nelly Hansson (13), représentant la Fondation André et Renée Neher, placée sous l'égide de la Fondation du judaïsme français qui coédite l’ouvrage avec Michel Valensi, directeur des Éditions de l’Éclat.


Dans une "Lettre informative du 10 décembre 1995" qui expose à l’Association des Amis le bilan de l’année 1994-1995, on apprend que le travail sur la Correspondance a bien avancé. Pour accélérer les choses, une seconde étudiante assiste Carine qui s’est mariée. Au fur et à mesure de la progression de la saisie et de la mise en forme par Carine Brenner-Baraban et Bénédicte Cahen-Dalsace, Rina adresse systématiquement des doubles (disquettes et textes imprimés) "à la Fondation André Neher, à Paris, et au Département d'hébreu de l'université de Strasbourg (Directeur : Prof Paul Fenton). Dès que l’équipe éditoriale aura besoin d’être élargie, il sera ainsi possible de travailler simultanément à Jérusalem, Paris, Strasbourg." (op.cit. p. 2). Il existe donc en permanence trois exemplaires dactylographiés et imprimés du volume en préparation. Le bulletin explique que la correspondance Waisman-Neher qui doit faire l’objet d’un volume spécial est pratiquement au point mais que le projet de publication est endeuillé par le décès subit d’Anna Waisman, le 1er juillet 1995. "Plus que jamais maintenant, Rina Neher et la Fondation André Neher, ainsi que le fils unique de Anna ont à cœur de trouver un éditeur pour cette correspondance."


L’année suivante, le bilan du bulletin annuel de fin d’année 1996 fait état du passage à un stade nouveau pour la Correspondance. "Presque toute les lettres qu’on pouvait espérer récupérer l’ont été maintenant. Une nouvelle phase du travail commence : préparer des introductions et des notes éclairantes pour les lettres dont la publication aura été retenue.
Pour la correspondance entre André Neher et l’artiste-sculpteur Anna Waisman (décédée en 1995), mise au point depuis 1994, nous sommes encore à la recherche d’un éditeur." (14)


Après un an de collaboration, Bénédicte a quitté l’équipe et Carine poursuit seule avec Rina la sélection des lettres et leur présentation. Pour la période israélienne, de nombreuses lettres sont en hébreu et doivent être traduites. Une grille de transcription cohérente de l’hébreu en français est aménagée ainsi qu’un glossaire des principaux termes hébraïques utilisés. Les années passent. Dans le dernier bilan annuel que j’ai archivé (il date de mars 2000), le travail a beaucoup progressé : "C’est un travail qui exige d’autant plus de recherches qu’un minimum d’informations sur chaque destinataire de lettres est donné dans un répertoire biographique d’ensemble. Ce sera comme un petit dictionnaire de personnes connues, ou moins connues, avec qui André Neher a été en correspondance entre 1945 et 1988. Les lettres de 1945 à 1965 sont déjà au point, avec toutes les notes et éclaircissements nécessaires pour rendre compréhensibles et intéressantes les allusions à des personnes ou des événements." (15)

En plus de l’index et du répertoire biographique des correspondants renvoyant aussi aux dates des 153 lettres retenues, les auteurs prévoient plusieurs index : noms propres, noms de périodiques, d’institutions, de groupes et de mouvements, des livres cités d’André Neher ainsi qu’un index thématique. Une chronologie bio-bibliographique d’André Neher doit clore le recueil. Or près de dix ans après le début du traitement de la Correspondance, le président (très actif) de l’Association des Amis, le grand rabbin Albert Hazan, décède en avril 2003.


Rina est déjà malade et ne cesse de décliner. Elle s’éteint le 29 décembre 2005. A tous ses proches, elle n’avait cessé de rappeler l’importance qu’elle attachait à la publication de la correspondance qui était alors déjà pratiquement prête pour l’édition. (Il restait à traiter deux des 38 dossiers initiaux concernant les dernières années de la vie d’André). On a vu que Rina avait envoyé, au fur et à mesure de la progression du travail, des disquettes informatiques et des photocopies classées chronologiquement et paginées, accompagnées de lettres d’instruction détaillées à la Fondation du Judaïsme français et à l’Université de Strasbourg. Mieux, elle avait choisi un exécuteur testamentaire et légué le montant de la vente de son appartement et ses économies à la Fondation Neher (établie sous l’égide de la Fondation du Judaïsme français) en demandant de financer, en priorité, l’édition de la Correspondance. À Carine Brenner, elle avait légué par avance le salaire d’une année complète pour lui permettre d’achever, après sa mort, la mise au point du tapuscrit définitif pour l’édition. Tout cela, Rina me l’a confié lors de mes dernières visites à son domicile, en m’indiquant l’étagère où était rangée la Correspondance (16).


Carine a bien achevé le travail en octobre 2007 et rédigé une présentation générale qui s’appuie sur le projet de préface de Rina. Parallèlement, Carine était occupée, depuis 2002, comme co-fondatrice et rédactrice en chef des Cahiers d'Études Lévinassiennes (revue philosophique annuelle publiée en France auprès des éditions Verdier), et elle s’est chargée depuis 2008 de la publication posthume des séminaires de Benny Lévy auprès de la Fondation Benny Lévy de Jérusalem, dont elle est l’un des membres fondateurs (17). Malgré son emploi du temps chargé, elle a relancé les membres des Amis d’André Neher ainsi que Nelly Hanson, sans voir aboutir le projet.

À la recherche d’un éditeur


Les années ont passé, et le silence s’est fait sur le projet. J’ai décidé de rencontrer à Paris Nelly Hanson (pour la Fondation Neher) et d’autres personnes concernées. Tous m’ont affirmé que le texte de la Correspondance avait disparu ! A Paris on le disait à Jérusalem, et vice-versa. J’ai pris contact en 2013 avec Carine Brenner, qui a effectué de longues recherches dans ses anciens ordinateurs pour retrouver la Version courte et la Version longue qu’elle avait saisies. Elle me les a communiquées. Je n’avais pas de problèmes en mode lecture, mais pour des raisons d’incompatibilité informatique, je n’ai pu vraiment les utiliser pour travailler que plus tard, avec une nouvelle version de Microsoft et de Word prenant en charge des formats révolus.


En 2014, je me suis rendue au siège de la Fondation Neher à Paris, pour rencontrer sa nouvelle directrice, Nathalie Serfaty. Je lui ai remis les fichiers de Carine pour qu’elle les conserve dans leurs archives numérisées. Selon elle, les éditeurs pressentis trouvaient le texte impubliable, à moins de faire une nouvelle sélection plus commerciale : ne retenir que les auteurs célèbres etc. Or Rina tenait beaucoup à une édition complète. J’ai commencé à trier les archives Neher existantes, en grand désordre. Je n'ai pas pu trouver d’exemplaire papier du Tome I de la Correspondance ; ni des disquettes et des lettres annoncées sur des listes de documents. Seul le Tome II existait. Je suis retournée à la Fondation en 2015, pour tenter de retrouver les disquettes et les dossiers-papier dont je savais qu’il avaient été envoyés régulièrement par la poste par Rina et Carine. J’ai classé tout ce que la Fondation avait mis de côté dans des placards. Un jour que je parlais à Laura Bettan, assistante de Nathalie Serfaty à la Fondation du Judaïsme français, des disquettes expédiées de Jérusalem, elle s’est souvenu que sous les combles se trouvaient des étagères de disquettes : réunions enregistrées etc. Elle a pris la peine de vérifier si les disquettes de la Correspondance ne s’y trouveraient pas, et elle est revenue triomphante avec plusieurs disquettes de format 3,5 pouces. Restait encore à les transformer en fichiers Word ! C’est Patrick Chasquès (du FSJU et de la FJF) qui a accepté de débloquer un budget pour faire réaliser ce travail. Et c’est ainsi que je suis entrée en possession de nombreuses lettres – maintenant numérisées – précédant sans doute la Version longue, déjà introduites et annotées. Le corpus n’est cependant toujours pas complet car des lettres mentionnées dans des notes ou des chapeaux (avec date et lieu), ne figurent dans aucune des versions.


Restait encore à trouver un éditeur : Arthur Cohen, PDG des éditions Hermann (Éditeurs des sciences et des arts depuis 1876) s’est montré intéressé. Dans une lettre du 25 août 2017, il m’écrivait : "C’est avec un vif intérêt que nous avons lu et examiné le manuscrit des correspondances d’André Neher. Nous serions heureux d’en envisager la publication, car certaines lettres sont d’un intérêt historique et intellectuel réel."


Le seul problème était l’ampleur du travail à accomplir et la nécessité d’une subvention de la Fondation Neher. J’ai aussitôt soumis une demande à Nathalie Serfaty, appuyée d’une lettre de l’ancien grand rabbin de France, René Samuel Sirat, dès le 27 août 2017 : Chère Madame, Je m'associe pleinement à la lettre que vous a adressée Mme Francine Kaufmann, et j'espère que la Fondation Renée et André Neher, que j'avais eu l'honneur de présider lors de sa fondation, trouvera la modique somme nécessaire pour accomplir le vœu de Mme Renée Neher za"l. La somme demandée était, en effet, minime comparée à la somme léguée par Rina. Mais la Commission de sélection de la Fondation attendait qu’on lui présente un manuscrit plus avancé. Or chaque manœuvre que je faisais pour compléter et mettre à jour le fichier de Carine Brenner décalait toute la mise en page et je n’étais pas en mesure, sans aide, de préparer techniquement ce manuscrit. De plus des raisons personnelles m’ont empêchée de mener à bien mes projets en cours.


Finalement, j’ai repris contact en 2023 avec Paule-Henriette Lévy, nouvelle directrice de la FJF et de la Fondation Neher qui m’a demandé un devis précis pour la mise en forme technique du manuscrit. Lors du rendez-vous que nous avons eu à Paris avec le devis préparé par les éditions Hermann, elle m’a fait part de ses réserves concernant une édition papier de cette œuvre volumineuse qui viserait essentiellement un public de spécialistes. Elle m’a suggéré une mise en ligne sur internet. L’idée a enthousiasmé les membres de l’Association des Amis de Neher. Réflexion faite, je me suis dit que l’idéal serait le site des Juifs d’Alsace et de Lorraine (qui offrait depuis longtemps deux importants dossiers sur André et sur Renée-Rina Neher). Après un nouveau devis détaillé du site, accepté par la Fondation Neher, le projet a enfin pu être mis en chantier. La Correspondance d’André Neher complète avantageusement le seul volume autobiographique publié, dans lequel Neher interrogé par Victor Malka, exprime Le dur bonheur d’être juif (18). Et si la chance sourit, on peut rêver d’une édition des œuvres complètes d’André Neher telle que l’envisageait Rina sous l’égide de la Fondation Neher. Ce serait une consolation posthume pour l’historienne qui a largement négligé son œuvre personnelle pour mettre en avant celle de son époux (19).

Lexique :

© : A . S . I . J . A.  judaisme alsacien