Mon père, Alfred Cahen, s'est éteint le 12 décembre 2016 à l'hôpital de Moyeuvre-Grande à quelques kilomètres de Clouange où il avait passé toute sa vie, à l'exception de la période de l'occupation.
Il était né à Clouange même, dans l'appartement situé au-dessus du "Magasin Central", tenu par ses parents au croisement des trois rues principales du village.
A cette époque lointaine, beaucoup de juifs gagnaient leur vie au moyen du commerce : commerce du bétail, commerce de schmatess (vêtements) etc. Après la première guerre mondiale, plusieurs membres de notre famille, les "Cahen de Grosbous", avaient ouvert des commerces de textile dans la vallée de l'Orne où les usines étaient alors en pleine activité.
Cette famille Cahen a une histoire assez curieuse. Selon le regretté Pascal Faustini, spécialiste d'histoire juive régionale, qui a déchiffré la pierre tombale de notre ancêtre Isaac Cahen située à Sierck, la famille serait originaire de Buding ou de Metzervisse.
Après s'être installés quelque temps à Montenach (fin 18ème siècle - début 19ème siècle), les Cahen se sont établis dans le village de Grosbous, au Luxembourg. Ils y ont occupé pendant plus d'un siècle une grande maison où était aménagée une salle de prières.
Par quel miracle mon grand-père Edmond Cahen a-t-il fait connaissance de ma grand-mère Marthe, née Bloch originaire de Grussenheim, en Alsace ? Il y avait à l'époque des gens qui, sans être forcément des marieurs professionnels, prenaient à cœur de mettre en relation des familles qui avaient des enfants à marier. Marthe Bloch était la fille d'Alexandre Bloch, 'hazan (ministre officiant) de Grussenheim, et de Valérie Bloch qui était une sœur du grand rabbin Joseph Bloch, bien connu notamment pour son Sidour (livre de prières) toujours utilisé dans nos communautés et pour son calendrier.
Mon père a connu une enfance relativement paisible à Clouange, jusqu'en juin 1940. Certaines anecdotes qu'il m'a racontées témoignent cependant d'un certain antisémitisme ambiant. Ensuite, ce fut l'occupation, et après diverses aventures, une bonne partie de la famille Cahen se retrouva à Lavaur, petite ville du Tarn entre Toulouse et Albi. De nombreux refugiés lorrains non-juifs venant de villages des environs de Metz échouèrent également à Lavaur.
Mon père fréquenta l'Ecole Lorraine, son instituteur étant Monsieur Valentin, de Feves. Là, avec ses condisciples, il chantait "Maréchal, nous voilà" et il écrivait avec enthousiasme des lettres admiratives au "sauveur de la France". Dans ces conditions, son instruction religieuse fut rudimentaire mais il bénéficia vers la fin de la guerre, de l'enseignement de son oncle Albert Cahen et même de quelques cours dispensés par le rabbin Paul Roitman.
Malgré l'insouciance de l'enfance, mon père ressentait l'atmosphère d'angoisse caractéristique de cette triste époque. Il y eut des moments critiques, comme lorsque deux gendarmes vinrent arrêter mon grand-père Edmond qui n'avait pas la nationalité française. Le voyant alors en train de préparer une petite valise d'effets personnels, mon père pensa qu'il partait en voyage et lui demanda de lui rapporter un jouet. "Mais où veux-tu que je te trouve un jouet ? Je vais en prison !" répondit mon grand-père. Finalement, celui-ci fut libéré quelques temps plus tard et évita ainsi de prendre le chemin de Drancy.
Malheureusement, les choses ne se terminèrent pas toujours de la sorte pour tous les membres des familles Cahen et Bloch. En particulier, Julien Bloch, frère de ma grand-mère Marthe, fut déporté avec son épouse Flora et son fils Francis. Mon père n'a jamais oublié les retrouvailles, juste après la Libération, de sa grand-mère Valérie et de Joseph Bloch, qui avait lui aussi perdu son fils Elie, déporté ainsi que son épouse Georgette et la petite Myriam. Mais, quand il évoquait cette période, mon père préférait parler des braves gens qui avaient aidé la famille : les Bertroux, les Catier, Mademoiselle Berdaulon, des amitiés de toute une vie.
Après la guerre, il fallut rentrer en Moselle et redémarrer à zéro ou presque.
Les meubles des familles juives de Clouange avaient été vendus aux enchères par les autorités occupantes, et les gens du cru montrèrent parfois une certaine mauvaise volonté à les restituer. Le "Magasin Central" rouvert marchait bien. La seule difficulté consistait alors à trouver assez de marchandises pour satisfaire une clientèle qui se pressait déjà devant le magasin avant l'heure d'ouverture !
On comprend que, dans ces conditions, mes grands-parents n'aient pas incité mon père à entreprendre de longues études. Il effectua quelques années de lycée à Rombas jusqu'a la Seconde, suivies de la préparation d'un diplôme de commerce à Metz, à l'école professionnelle située dans les locaux de l'actuel Lycée Louis-Vincent. Mon père apprit notamment au cours de sa formation à se servir d'une machine à écrire, ce qui lui fut très utile par la suite, en particulier parce qu'il avait la fibre littéraire.
Couverture de la brochure rédigée par A. Cahen
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La communauté de Clouange fut très éprouvée par la Shoah. Elle perdit alors près de la moitié de son effectif. Des familles entières avaient été anéanties (voir sur ce sujet la brochure Cinquante années de présence israélite : la communauté de Clouange et environs , rédigée par mon père en 1969).
Dans les années cinquante, mon père prenait part régulièrement aux activités de divers groupes de jeunesse juive à Metz, écrivant parfois des textes pour les bulletins de ces mouvements. Un texte d'une trentaine de pages intitulé Le visage du judaïsme en Moselle dans lequel mon père décrivait la vie juive des villes et des villages mosellans fut édité en de nombreux exemplaires par la Société de Bienfaisance de la Jeunesse israélite de Metz (avec une préface du grand rabbin Robert Dreyfus) et vendu au bénéfice de cette association.
A cette époque, mon père se lia d'amitié avec le grand rabbin Nathan Netter qui lui offrit plusieurs de ses ouvrages dédicacés.
En 1952-1953, mon père effectua son service militaire au 93e RI, au camp de Frileuse et à Courbevoie (18 mois). II eut même droit à un supplément gratuit en 1956 : un rappel de six mois en Algérie, quelque peu adouci par l'accueil et l'hospitalité des familles juives du département d'Oran, et aussi de Sidi-Bel-Abbes ou il se rendait pour les Fêtes.
Après-guerre, la communauté de Clouange fut rattachée au Consistoire, et bénéficia dès lors d'une existence officielle. A la fin des années cinquante, le rêve de Lazard Cahen et des membres de sa communauté, disposer d'une "vraie" synagogue, commença à devenir une réalité. Le Consistoire donna son accord pour sa construction, et débloqua des fonds provenant de dédommagements versés par l'Allemagne. La municipalité mit à disposition un terrain situé à côté du stade de football, et la première pierre de la synagogue fut posée en janvier 1959.
C'est vers cette époque que mon père, secondant Lazard Cahen dans les multiples démarches liées à ce projet de construction, commença à exercer les fonctions de secrétaire de la communauté, qu'il assura pendant plus de trente ans.
La synagogue de Clouange fut inaugurée en grande pompe en 1962, en présence du grand rabbin Dreyfus, du Rav Heiselbeck, de M. Wertenschlag, président du Consistoire, des 'hazanim Wolff (Thionville) et David (Hayange), du sous-préfet et des maires de Clouange et des communes voisines.
Le bâtiment, œuvre de l'architecte Bercier, avait fière allure. De bonnes dimensions, il comprenait une vaste salle de prières surmontée à l'arrière par une galerie des dames qui devait, dans les années 1970, provoquer l'admiration d'un jeune rabbin, Rav Bamberger, tout heureux de voir que les hommes et les femmes étaient clairement séparés. Il y avait aussi un grand vestibule, une petite salle de Talmud-Torah, ainsi qu'un logement de fonction que mon père occupa pendant quelques années après son mariage, avec sa petite famille. Il s'était en effet marié en juin 1961 avec Laure Semecas à Mondorf-Les-Bains, et le mariage avait été bien entendu célébré par le grand rabbin Joseph Bloch.
Dans les années 1960 et 1970, en dehors des Fêtes pendant lesquelles l'effectif était renforcé par la venue de parents ou d'amis, la communauté connut quelques moments forts : un certain nombre de bar-mitzvoth, quelques mariages et les célébrations, toujours en grande pompe car notre président avait un certain goût pour les cérémonies solennelles : le cinquantenaire de la communauté en 1969, ou encore les doubles noces d'or des époux Marcel Cahen et Olesinski en 1972, et les noces d'or des époux Lazard Cahen en 1973. Ajoutons que la communauté a répondu généreusement aux levées de fonds en faveur de l'Etat d'Israël en 1967 et 1973.
La suite est hélas moins glorieuse. Le déclin progressif de la sidérurgie, celui du petit commerce de la vallée de l'Orne, lié aussi au développement des grandes surfaces dans les années 1970 , provoquèrent l'affaiblissement de la communauté : les jeunes partaient trouver du travail ailleurs. Le minyan du Shabath matin déserta la grande choule, d'une part à cause d'un effectif amoindri, et d'autre part en raison des difficultés à chauffer ce local en hiver avec notamment des radiateurs qui avaient la fâcheuse tendance a tomber régulièrement en panne. Le minyan se replia alors vers la petite choule, à savoir la salle de Talmud-Torah transformée en petit oratoire.
La communauté ne survécut en définitive pas longtemps à son fondateur Lazard Cahen, décédé en 1983, et cessa toute activité à la fin des années 1980. Un des derniers Yom Kippour avait été animé à Clouange par le rabbin Morali (qui sera par la suite en poste à Thionville) alors étudiant au Séminaire rabbinique.
La synagogue fut cédée à la municipalité, et transformée dans un premier temps en salle associative avant d'être laissée à l'abandon. Il est actuellement question d'en faire une église évangélique. Un Sefer Torah encore en état prit la direction de Saint-Avold. Les bancs de bois font désormais les beaux jours de l'oratoire Paul Lazarus à Metz, et la lampe éternelle a été placée dans la grande synagogue de Metz à l'initiative de Michel Vorms, petit-fils de Lazard Cahen.
Mon père se retrouva alors doublement au chômage. D'une part, la communauté avait cesse toute activité, et d'autre part il perdit son travail de commerçant à la fermeture du Magasin Central en 1985. Il se consola d'une part en participant parfois à des offices à Hagondange, à Metz ou encore à Boulogne-Billancourt, et d'autre part en s'adonnant à une autre de ses passions, l'histoire locale. Il était, depuis les années 1970, auteur de nombreux articles sur l'histoire de Clouange, publiés dans les bulletins de la commune, dans le journal de la Maison des Jeunes etc. Cette activité prit une dimension nouvelle avec la création du cercle "Mémoire de Clouange" à la fin des années 1990, dont il fut un membre actif pendant près de vingt ans.
Ainsi, avec mon père disparaît l'un des derniers représentants du judaïsme clouangeois. C'était un judaïsme bon enfant, pittoresque par certains aspects, qui ne brillait pas forcément par son érudition, ni même par la rigueur de sa pratique religieuse. Mais il faut rappeler qu'à Clouange, tout, absolument tout, reposait sur le bénévolat et la bonne volonté des uns et des autres, conséquences du désir manifeste de rester attaché à son identité juive.
Comme mon père l'écrivait, alors qu'il avait à peu près vingt ans :
"A mes yeux, le judaïsme est avant tout une force spirituelle intense ... Je suis heureux d'être Juif, je ressens la logique et la vérité de la foi juive, la perfection et le bon sens de sa loi, la grandeur et la noblesse de son idéal…"
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