L'annexion de l'Alsace-Lorraine et l'Affaire Dreyfus
Le 10 mai 1871, le traité de Francfort consacre la victoire de l'Empire allemand et la défaite de la France qui perd la totalité de l'Alsace et une partie de la Lorraine. La séparation est cruellement ressentie par le judaïsme français qui se voit privé de 40000 âmes pour une population hexagonale comprenant 90000 Juifs (1).
Mais attachés à la culture et aux valeurs émancipatrices de la France, de nombreux Juifs suivent l'exemple du grand rabbin du Haut-Rhin Isaac Lévy qui, avant de s'installer à Vesoul, affirme dans son sermon : "dans tous les coeurs vit l'espérance de voir le droit reprendre son empire, de voir l'Alsace rendue au pays auquel on a bien pu arracher son territoire, mais dont on ne parviendra jamais à détacher son âme. "(2).
En l'espace d'une année, près de 4500 israélites traversent la ligne bleue des Vosges (Lorrains compris). Plus de 400 Juifs quittent Strasbourg et Colmar (3). Les petites communautés sont aussi touchées, ainsi Bischwiller perd 46% de ses effectifs (4). L'hémorragie continue les années suivantes et en 1890, le judaïsme alsacien compte 35 000 personnes. Le déficit démographique est à peine comblé par la venue de Juifs allemands qui s'installent surtout dans les grandes villes comme Colmar, Mulhouse et Strasbourg. Ainsi, en 1895, sur 4 000 Juifs à Strasbourg, plus de mille proviennent d'outre-Rhin (5). Cet exode massif transforme le judaïsme français, déjà influencé par les éléments alsacien et lorrain. Deux postes rabbiniques sont alors créés à Lille et Vesoul ; les départements frontaliers voient leur population augmenter (Haute-Saône, Meurthe-et-Moselle et Vosges), plusieurs familles s'installent en Normandie, à Rouen et Elbeuf, et la communauté parisienne progresse de 16% (6).
Si des aspirations plus culturelles que politiques motivent les optants à quitter l'Alsace, le patriotisme est aussi l'un de leurs mobiles. Ils n'oublient pas la terre natale et sont nombreux à militer dans les associations patriotiques. Dans les organisations d'originaires des deux provinces, ils représentent très souvent plus de 15%. La Ligue des Patriotes fondée par Paul Déroulède compte même 22% de Juifs dans ses rangs en Alsace occupée (7). Quoique divisées, les familles entretiennent toujours des relations et le souvenir comme le remarque Robert Debré : " ... cette génération unanime ressentait l'humiliation de la défaite dont les récits, les anecdotes étaient les sujets de conversation"(8).
En Alsace, le Reichsland s'efforce de germaniser la population avec précaution mais les familles continuent à envoyer leurs enfants à Nancy ou à Paris pour y recevoir une éducation française ; beaucoup veulent éviter l'enrôlement de leurs fils dans l'armée allemande. Certains, comme le père du futur général Camille Lévi d'Ingwiller, préfèrent que leur enfant soit au service de la France et sollicitent auprès du ministère de la Guerre une bourse pour "faire d'un jeune Alsacien un officier français" (9). Nombre de fils d'Alsace choisissent la carrière des armes. Alfred Dreyfus en est un exemple parmi tant d'autres et, durant le conflit mondial, six généraux juifs sont natifs de cette province.
Toutefois, l'affaire Dreyfus freine un temps leurs sentiments pro-français. La rhétorique anti-alsacienne et antisémite de l'Affaire perturbe les esprits et risque de jouer en faveur de l'occupant. La France républicaine est prise en flagrant délit, ce dont se réjouissent leurs coreligionnaires d'origine allemande. Même le docteur Alfred Elias de Mulhouse se montre désenchanté : "... ils (les Juifs) sentent que malgré les sacrifices accomplis pour leur mère patrie, ils y seront toujours des étrangers" (11). Les Juifs de France ont bien conscience du danger qui guette la communauté alsacienne. Michel Bréal, professeur au Collège de France s'en inquiète : "... l'Allemagne doit leur paraître (aux Juifs alsaciens), en comparaison, le pays de la tolérance"(12). Si les Juifs alsaciens préfèrent taire l'Affaire comme leurs coreligionnaires de France, même s'ils sont convaincus de l'innocence de Dreyfus (13) ils s'accommodent désormais de la présence prussienne et collaborent davantage avec les Juifs allemands (14). Loyaux vis-à-vis du Reich, ils conservent cependant leur attachement pour la France d'autant plus que la République réhabilite Dreyfus en 1906.
A la veille de la Grande Guerre, l'annexion des deux provinces semble désormais acceptée. Les allusions à l'Alsace dans les sermons des rabbins français disparaissent et les Juifs d'Alsace abandonnent l'idée de la revanche. Seule une jeunesse influencée par les ouvrages de Maurice Barrès rêve de reconquête en méprisant le militarisme prussien comme Paul Schneeberger :
"... Mais un jour, peut-être demain
Nos fusils dans le cimetière
Feront retrouver le chemin
De la Patrie dans leur poussière"(15)
L'appel retrouvé de la patrie
Le 3 août 1914, l'entrée en guerre de l'Allemagne contre la France n'enthousiasme guère les Juifs alsaciens d'autant plus que la zone du conflit concerne leur province. A ce titre, comme s'il voulait se justifier, le commandement militaire a soin de préciser qu'il "... ne faut pas croire que Sa Majesté a été amenée à prendre cette mesure (l'état de guerre sur le territoire alsacien) parce qu'elle doutait des sentiments patriotiques de la population alsacienne"(16). Certes, le rabbinat appelle la bénédiction divine sur les armées du Kayser. Si le grand rabbin Nathan Netter de Metz préfère se réfugier dans le loyalisme plutôt que dans le patriotisme à l'égard de l'Allemagne, il en est différemment du grand rabbin du Bas-Rhin Emile Lévy en 1916 qui affiche des sentiments pro-allemands alors que celui du Haut-Rhin, Isidore Weill, choisit de s'installer en Suisse plutôt que de soutenir l'occupant devenu ennemi (17).
Avec résignation, les hommes rejoignent leurs régiments respectifs selon le corps d'Armée. La plupart sont dans l'infanterie, quelques uns, selon leur profession et leurs aptitudes, sont versés à l'arrière, dans les services médicaux ou de ravitaillement. Environ 4000 portent ainsi l'uniforme allemand mais à leur grande surprise, ils sont plutôt envoyés sur le front russe. Sans doute, ils sont soulagés à l'idée de ne pas avoir à tirer sur un coreligionnaire, mais la possibilité de rejoindre la France s'amenuise considérablement. Du côté français, les Juifs partagent leur cruel dilemme : "sujets allemands, incorporés malgré eux, ils risquent de tirer sur des frères, sur des parents dans la tranchée en face d'eux" (18).
En fait, le Reich doute du loyalisme alsacien, craint les désertions et surtout l'espionnage. Malgré l'éloignement et la mort toujours présente sur le front Est, bien des israélites alsaciens sont sensibles à la condition juive qu'ils découvrent. Attachés à la tradition plus fermement que leurs frères de France, ils maintiennent un minimum de pratiques religieuses au contact des Ostjuden. "Les Juifs russes que je rencontrais étaient de conditions très modestes; cependant, malgré la pauvreté, ils insistaient pour nous offrir le gîte dans leurs habitations très primitives, heureux de pouvoir partager leur maigre pitance avec des Yids"(19).
Force est pourtant de constater que la désertion est importante chez les Alsaciens. Entendons par déserteurs ceux qui n'ont pas répondu à l'appel du Reich, ceux qui ne sont pas revenus de l'étranger et ceux qui, incorporés, ont rejoint les lignes françaises. En 1917, plus de 18000 Alsaciens et Lorrains sont considérés comme déserteurs. Déjà en 1914, plus de 5500 n'ont pas regagné les deux provinces lors de la déclaration de guerre. Selon Vicki Caron, les Juifs représentent près de 10% de ceux qui n'ont pas honoré l'appel du Reich (20).
Dès le début des hostilités, plusieurs israélites alsaciens en vacances ou travaillant en France ne regagnent pas leur régiment et s'engagent donc volontairement dans les armées de la République sous des noms d'emprunt, de crainte d'être faits prisonniers ou que leurs familles soient soumises à des représailles. Pour leur éviter ces problèmes, les autorités militaires décident qu'ils servent plutôt sur le front d'Orient mais plusieurs d'entre eux veulent combattre en France. Jérôme Marx de Bischwiller devient ainsi Robert Gérard et sert comme caporal dans les Chasseurs alpins; Henri Bloch de Rosheim alias Henri Girard tombe au fort de Vaux sous l'uniforme français; Armand Weill de Saverne se nomme Armand Villandier lorsqu'il est tué en octobre 1915 à Auberive; Armand Bader de Dambach, Alphonse Badois, Paul Ach de Haguenau, Paul Duvernier... Il en est de même pour Maurice Braun et Robert Bloch originaires d'Ingwiller qui meurent pour la France (21). D'autres, par fierté alsacienne et israélite, souhaitent garder leur identité comme Armand Bauer de Sélestat et André Bernheim.
Quelques dizaines, sujets allemands établis aux Amériques, font de même. Robert Dreyfus de Buenos Aires en Argentine et Marcel Oury d'Iquitos au Pérou sont incorporés dans les troupes françaises tandis que les communautés d'originaires à New York et San-Francisco participent à l'effort de guerre. Attentifs au sort de leurs frères d'Alsace, ils souhaitent ardemment la victoire française. Edmond Uhry d'Ingwiller, installé à New York, est "au comble de la joie devant l'issue de la guerre" lorsqu'il apprend la défaite allemande (22).
L'exemple le plus symbolique de ces déserteurs au service de la France reste bien sûr celui de David Bloch. Lorsque la guerre éclate, David Bloch, originaire de Guebwiller et âgé d'à peine vingt ans, refuse de rejoindre son régiment et s'engage dans l'armée française. Réformé pour faiblesse de constitution et envoyé dans une usine de guerre, il réussit à convaincre l'état-major de la 7ème Armée qu'il peut rendre des services utiles au pays en faisant du renseignement derrière les lignes allemandes grâce à sa parfaite connaissance des lieux et de la langue. En juin 1916, il se trouve non loin de Soultz lorsqu'il est arrêté par un officier prussien pour contrôle d'identité. Porteur de faux papiers et reconnu par un soldat alsacien, il est fait prisonnier. Sur le témoignage de l'Alsacien, la police décide de convoquer le père de David Bloch afin de les confronter. Le père, croyant atténuer la peine de son fils, le reconnaît. Il n'y a plus de doute ! David Bloch est bien un déserteur et un espion pour les autorités militaires ! Fusillé pour trahison le ler juillet, celui qui affirme :"Je suis soldat français, j'ai fait mon devoir", tombe sous les balles allemandes en s'écriant : "Ma patrie me vengera"(22).
Quelques combattants alsaciens, demeurés sur le front Ouest, réussissent cependant à déserter au cours des combats. Lazard Weil de Sarreguemines abandonne son régiment devant Liège en août 1914 pour rejoindre les lignes françaises. Il est tué en Argonne en avril 1916 (24). Il en est de même pour Léon Geismar de Sélestat - le neveu du général Gédéon Geismar – qui, mobilisé comme infirmier dans un régiment allemand près de Sarrebourg, s'échappe et est envoyé sur le front des Dardanelles (23).
D'autres, tout en étant mobilisés dans les armées du Reich viennent en aide à la population française. Ainsi Naphtalie Wallach de Mulhouse, qui est chargé du "ravitaillement des troupes près du Chemin des Dames, distribue clandestinement de la viande aux habitants (26).
La guerre est l'occasion pour les civils de dévoiler davantage leurs sentiments patriotiques. La résistance passive devient plus apparente dès les premiers mois du conflit, même si les autorités militaires se réservent le pouvoir de procéder à de: perquisitions et à des arrestations. L'incarcération du député du Bas-Rhin Camille Simonin le 2 août 1914, qui milite au sein de l'Union nationale germanophobe, montre combien l'occupant se méfie des patriotes alsaciens (27) . Mais c'est l'arrivée des premiers prisonniers français en Alsace qui réveille la mémoire de la population.
Si Élisabeth Lévy est partagée entre son loyalisme à l'égard de l'Allemagne et sa fidélité à la France, elle reconnaît qu'il est difficile de rester indifférent au sort des combattants français : "Il est à remarquer que les Colmariens font entièrement leur devoir vis-à-vis des Allemands et les traitent comme des amis. Qu'ils secourent également les Français, c'est compréhensible ! Beaucoup ont servi dans l'Armée française et la vue d'un Français éveille leur amour pour leur ancienne Patrie (..) Cependant, c'est clandestinement que l'on donne aux Français"(28). Au début, cette Colmarienne doute pourtant d'une victoire française même si elle la souhaite. Pour elle, "la France n'était pas prête pour la guerre" alors que du côté allemand "…tout est soigneusement préparé" (29). Il n'empêche qu'elle continue à soutenir les prisonniers ce qui lui vaut d'être convoquée : "J'ai été dénoncée à la police par l'espion Steel, pour avoir distribué des rafraîchissements aux Français. (...) Je ne me laisse pas intimider. C'est une joie pour moi de venir en aide aux fils de la France. Ce pays a proclamé au monde entier la liberté, l'égalité et la fraternité; il a donné aux Juifs les droits civiques"(30). Mais comme nombre de Juifs allemands, elle ne comprend pas l'alliance franco-russe. A ses yeux, la Russie demeure "le pays des pogromes" et a "son histoire souillée par du sang innocent"(31).
"Le propagandiste allemand Nahum Goldmann a un semblable avis sur la question : " Un fait était pour nous décisif : les puissances occidentales étaient alliées à la Russie tsariste, la Russie des pogromes, la Russie de la déchéance des droits civiques pour les Juifs, de la concentration de la population juive dans des soties de ghettos" (32).
Le cas d'Élisabeth Lévy est loin d'être unique. Près de 6% des Juifs d'Alsace-Lorraine sont condamnés pour haute trahison et 7% sont accusés d'outrages envers l'Allemagne (33).
Plusieurs israélites connaissent des peines de prison variables selon la gravité de leurs propos anti-allemands. Certains n'hésitent plus à s'exprimer en français publiquement ce qui vaut un jour d'incarcération à Madame Weyl de Strasbourg. D'autres professent des paroles haineuses à l'égard de l'Allemagne. A Colmar, Alphonse Dreyfus est condamné à une peine de prison de trois mois pour avoir ridiculisé l'occupant :
"... les Français vont revenir, la guerre sera finie dans trois mois, car les Allemands n'auront plus rien à manger." >
et Emile Heimendinger de deux mois pour avoir dit :
"Les Schwobes doivent tous repasser le Rhin; il faut les chasser de l'autre côté du Rhin avec des serpes et avec des faux." (34).
La francophilie des israélites d'Alsace freine aussi leurs relations avec leurs coreligionnaires allemands et parfois, divise les familles :
"Comme mon frère a été tué en 1917 du côté français, ma grand-mère a rompu tous ses liens avec sa sœur (mariée à un Allemand), comme si elle était responsable" (35).
Le temps de l'accommodation semble désormais révolu. A juste raison, en France, le garde des Sceaux reconnaît dans une lettre du 15 novembre 1915 adressée au ministre des Affaires étrangères que "...de vieilles maisons alsaciennes sont connues pour leurs sentiments français" (36).
Recouvrer l'Alsace
L'antisémitisme français qui sévit depuis la fin des années 1880 et trouve son apogée dans l'affaire Dreyfus a relégué en seconde place la question de l'Alsace. L'esprit revanchard de Paul Déroulède s'efface au profit de la pensée nationaliste de Maurice Barrès. Si les Juifs français sont des patriotes et des républicains convaincus, rares sont ceux qui versent dans un nationalisme exacerbé, teinté d'antisémitisme.
Après la réhabilitation d'Alfred Dreyfus, ils s'efforcent de témoigner davantage leur amour de la patrie à leurs concitoyens même si aux yeux des antisémites, ils demeurent des étrangers et des espions au service de l'Allemagne (37). Toutefois, l'Union sacrée prônée dès les premiers jours de la guerre réconcilie les familles spirituelles devant la menace du danger. L'Affaire semble oubliée. Le dreyfusard Joseph Reinach demande alors à Maurice Barrès d'être réintégré dans la Ligue des Patriotes, s'excusant presque d'avoir été démissionnaire à une époque d'ardentes luttes politiques (38). Ardent patriote, il consacre alors plusieurs études à l'Alsace, estimant désormais que le conflit engagé est justifié car l'heure est venue pour la France de recouvrer la province enlevée en 1871 : "La patrie, c'est d'avoir vécu, lutté, travaillé, espéré ensemble. Ce qui manquait à l'intime union, à l'indissoluble mariage de la France et de l'Alsace-Lorraine, c'était l'épreuve. (…) Mais il n'y aura pas d'équilibre européen sans Strasbourg française. Le drapeau de l'Europe libre, c'est le drapeau tricolore à la flèche de Munster. Donc il faut vaincre, et nous vaincrons" (39).
Chez les israélites d'origine alsacienne, le souvenir de l'ancienne province réapparaît. Certes, il n'avait pas totalement disparu puisque certaines familles avaient pour coutume d'offrir au jeune bar-mitsva des objets représentant une Alsacienne en train de pleurer sur Strasbourg. Durant la guerre, des combattants demandent à leurs enfants de dessiner des paysages alsaciens en imitant l'artiste Hansi.
Lors de Rosh Hashana 1914, le grand rabbin de Marseille Honel Meiss, natif d'Ingwiller, se réjouit du réveil patriotique qui saisit la nation et en profite pour évoquer "... cette Revanche, à laquelle l'on pensait toujours, mais dont on ne parlait presque jamais, si ce n'est à voix basse..." (40). Le rabbinat est majoritairement composé d'Alsaciens. Sur les 23 rabbins promus entre 1880 et 1890, 17 sont nés en Alsace (41). Mais peu évoquent cette question dans les sermons. Il est vrai qu'ils doivent conditionner l'arrière et raffermir le patriotisme des civils. Aussi, la patrie et les valeurs républicaines retiennent toute l'attention des rabbins (42). La France, héritière de la Révolution de 1789, mène un juste combat contre la barbarie allemande. Elle est au service du droit, se bat pour la liberté des peuples et pour le bien de l'humanité comme le rappelle avec force le grand rabbin de Paris Jacques-Henri Dreyfuss : "Oui, tu vivras, ô notre douce et bien-aimée Patrie; tu vivras plus grande, plus glorieuse que jamais, appuyée sur tes fidèles et héroïques alliés, ramenant sous les plis de ton drapeau tes chères provinces perdues et retrouvées …"(43).
Bien des Juifs français sombrent alors dans la haine anti allemande. Aussi bien au front qu'à l'arrière, ils espèrent abattre la puissance teutonne, symbole de l'arbitraire. Parfois, la fièvre patriotique l'emporte sur les dogmes. Dans leurs articles, les rabbins n'hésitent pas à opposer le "Dieu des Français qui n'a rien de commun avec le Dieu des Boches" (44). Devant ses officiers, le général Camille Lévi enseigne : "Prononcez le mot 'boche' et vous sentirez tout ce qu'il contient d'abject, c'est plus qu'un péjoratif, plus qu'un sobriquet, c'est une marque d'infamie."
L'aspect fratricide de la guerre les interpelle un temps mais ils ont tôt fait de résoudre ce douloureux problème. Concernant le cas alsacien, les rabbins comparent la situation des israélites à celle des protestants : "C'est la tragédie du judaïsme que ses fils, dans la grande guerre qui met aux prises tant de nations, se combattent les uns les autres. Mais après tout, il n'en est pas différemment des autres confessions et les protestants de France, par exemple, ont bien pris les armes contre ceux d'Allemagne ou, pour prendre un exemple plus saisissant, les Alsaciens-Lorrains incorporés dans les armées prussiennes souffrent des mêmes déchirements, qu'ils soient israélites, catholiques ou protestants" (45).
Si la France est victorieuse, l'Alsace lui reviendra. Seuls les moyens comptent pour réussir. Aussi, les Juifs de France évitent de mentionner le délicat problème des combattants alsaciens sous les drapeaux du Reich, et préfèrent considérer le conflit comme une lutte contre la barbarie germanique ce qui les oblige à se désolidariser de leurs coreligionnaires :
"Juif ou chrétien, tout Boche nous est odieux!" (46).
Avec la guerre, ils espèrent bien reconquérir la province perdue. Le père du poète Henri Franck s'engage tout comme Alfred Dreyfus, âgé de 55 ans. Ce dernier écrit à son frère Mathieu :
"J'ignore si Pierre (son fils) va y aller, mais s'il est envoyé en Alsace, je tâcherai d'avoir une permission pour aller l'embrasser sur la terre natale"(47).
La même attitude patriotique et sentimentale anime Raoul Bloch. Enfant d'optants de Lauterbourg installés à Auxerre dans l'Yonne, Raoul Bloch aspire ardemment à servir le pays puisque
"...Le vrai devoir en ce moment est le grand devoir envers la France..."(48)
En octobre 1914, après maintes interventions, il apprend enfin qu'il va être envoyé sur le front. S'adressant à sa femme, il se réjouit à l'idée que son régiment va se déplacer vers l'Alsace :
"Avec quelle joie je m'en irai du côté de l'Alsace, et quels souvenirs en pénétrant en uniforme dans ce pays de nos rêves ! Nos pauvres papas en tressailliraient dans leurs tombes ! (…) Quel bel anniversaire de nos 20 ans de ménage, la rue de la Mésange redevenue française ! quel plus beau cadeau pourrai-je rêver de t'apporter! et Lauterbourg, Niederbronn, Bionville, tout cela sous nos trois couleurs ! Tu peux comprendre pourquoi je voulais et devais partir, toute la tradition familiale n'est-elle pas avec moi ?" (49)
Depuis le début des hostilités, les familles françaises ne reçoivent plus les nouvelles d'Alsace. L'Univers israélite du 25 décembre 1914 constate :
"...l'Alsace-Lorraine est, comme Jéricho, fermée et verrouillée."
Elie Scheid réussit cependant à avoir quelques informations. Si la vie en Alsace n'a pas trop changé, il remarque que le pouvoir militaire
"…tient, naturellement, nos compatriotes sous le joug. Les commandants de place de Strasbourg, Colmar, Mulhouse, ont fait défendre, par affiches, l'usage de la langue française dans les rues" (50).
Au printemps 1915, une partie de la province est enfin reconquise par les troupes françaises. Thann est libérée mais sa synagogue a été détruite par les bombardements. Le rabbin Meyer devient ainsi le premier rabbin français d'Alsace-Lorraine. Mathieu Wolff, l'aumônier israélite de la place de Belfort, célèbre en février la libération devant un public alsacien et des combattants originaires d'Algérie : "Frères d'Alsace, cette France qui redresse les torts, abolit les erreurs, (…) cette France vous revient aujourd'hui, souriante et humaine, comme vous revenez à elle, déjà ravis par la perspective des réparations futures"(51).
Raoul Bloch, comme tant de ses coreligionnaires, ne verra pas la terre de ses aïeux reconquise par l'armée française. Il tombe devant Verdun le 12 mai 1916, convaincu d'avoir fait doublement son devoir "comme Français et Juif.". Si pour les israélites d'Alsace, leur patriotisme les conduit à affirmer une francophilie certaine, pour les autres, encore traumatisés par l'Affaire, il s'agit de démontrer une fidélité indéfectible à la France comme en témoigne cette lettre du jeune normalien Georges Wormser écrite à ses parents au cas où il serait tué au front :> ".. Je ne regrette rien. J'accomplis non seulement mon devoir de Français mais de Juif qui ne peut oublier ce que la France, a fait pour sa race" (53).
Malgré leur intégration et leurs efforts sincères, les Juifs craignent toujours le spectre de l'antisémitisme. Il est vrai que l'Union sacrée n'atténue pas les menaces. Dès la mobilisation, l'Action française mène campagne contre les "Hébreux venus de l'autre côté de la frontière" et dénonce les entreprises financées ou dirigées par les Kahn et les Weil. En 1916, elle attaque le sociologue Emile Durkheim "issu d'une lignée étrangère" alors qu'il préside la Commission des étrangers chargée de statuer sur le sort des ressortissants russes (53).
Selon Annette Becker, les Juifs français
"…restaient les otages d'une contradiction majeure des cultures de guerre ; celles-ci à la fois les reconnaissaient afin d'attaquer avec une meilleure cohésion l'ennemi et, néanmoins, les percevaient parfois comme des ennemis de l'intérieur, d'autant plus dangereux que moins visibles" (54).
Retour à la France
La guerre finie, c'est avec joie que la communauté d'Alsace retrouve celle de France. Dans les synagogues, l'heure est à l'allégresse. Lors de la rentrée des armées françaises dans Strasbourg, le président Georges Schmoll a soin d'évoquer encore l'aspect particulier du conflit : "Guerre fratricide comme jamais il ne s'en vit, car laquelle de nos familles n'avait pas de ses membres dans les deux camps ennemis ? Guerre tragique, nous mettant dans la nécessité, sous peine de mort immédiate, de prendre les armes contre nos frères, contre notre véritable Patrie." mais il précise que, malgré les douleurs endurées : "Français, au fond de notre coeur nous n'avons jamais cessé de l'être" (55).
Plusieurs offices commémorent la victoire, de Wissembourg à Mulhouse. Dès le départ des Allemands, les fidèles de Bouxwiller et de Guebwiller plantent même un arbre de la liberté. A Haguenau, sur la tombe de Jean Weill, l'un de ses neveux dépose un drapeau tricolore avec cette inscription: "Jean, c'est fait" (56).
Alors que les Juifs alsaciens redeviennent Français en vertu du traité du 28 juin 1919, des représailles discrètes se font jour dans la communauté. Après intervention auprès du Consistoire central des Israélites, les membres du consistoire du Haut-Rhin destituent leur président, Lucien Mannheimer. Jugé trop pro-allemand, il est remplacé par Armand Bernheim, qui de son refuge en Suisse, avait soutenu la France. Le grand rabbin de Strasbourg, Émile Lévy, natif de Dambach-la-Ville mais de culture germanique, doit lui aussi quitter son poste. Il avait refusé de célébrer la libération de la ville (57).
Certains israélites nés en Alsace souhaitent qu'une délicate épuration, soit opérée au sein des institutions. S'adressant à son ami Blum de Strasbourg, le grand rabbin Honel Meiss lui écrit : ".. J'ai la conviction que, dans le creux le plus chaud de ton être tu as toujours conservé l'amour pour la France, et que dans le secret de ton âme, tu as plus d'une fois prié pour elle. Hélas ! officiellement, il fallait baisser la tête et laisser passer l'orage. (…) Je suis de ceux qui estiment que, nous Jehudim surtout, nous devons, par tous les moyens possibles, chercher à "désinfecter" le plus tôt possible l'Alsace de la souillure laissée par l'Étranger et de lui rendre sa physionomie d'autrefois !" (58)
La victoire ne doit pas cependant dissimuler les séquelles du judaïsme alsacien. Près de 200 israélites sont tombés sous l'uniforme allemand et la communauté de Strasbourg compte, sur sa cinquantaine de tués, une trentaine de combattants de souche alsacienne (59). Les communautés rurales ont tendance à se réduire au profit des grandes agglomérations. Wissembourg et Thann voient leur population diminuer de moitié. La déjudaïsation dans les régions réputées traditionalistes inquiète les autorités consistoriales et certains rabbins regrettent le départ des Juifs allemands : "En effet, ne les a-t-on pas trouvés dans les premiers rangs, quand il s'agissait de doter nos communautés d'un regain puissant de vitalité par un nouvel essor de la science juive, de tout temps véritable source de notre santé morale ?" (60)
Si le rabbinat alsacien introduit désormais le français dans les sermons shabatiques - contrairement aux deux autres cultes -, il craint l'indifférence religieuse qui serait la conséquence de l'israélitisme de France et des lois laïques de la République : "ils [les rabbins] redoutent tout d'abord qu'un commerce plus fréquent avec les coreligionnaires de France en majeure partie indifférents ou ignorants n'influe fâcheusement sur les Juifs d'Alsace" (61). Face à l'éventuelle application de la loi de Séparation de 1905, le grand rabbin Ernest Weill de Colmar estime que : "…nous avons besoin de ménagements et de garanties que la douce France ne refusera pas à la fidèle Alsace" (62) Les deux provinces conservent néanmoins les statuts concordataires à la grande satisfaction du judaïsme.
Désormais, les Juifs d'Alsace vont vivre au rythme de la République. Plus que le 14 juillet, la date du 11 novembre symbolise leur libération et leurs morts, à cette occasion patriotique, rejoignent les combattants israélites tombés pour la France. A Guebwiller, une statue représentant David Bloch en poilu est inaugurée sur la place Déroulède en 1922. Le député du Haut-Rhin, l'abbé Wetterlé, dans un souci de maintenir l'esprit de l'Union sacrée, rend hommage au jeune Alsacien : " Les drapeaux tricolores qui flottent aujourd'hui sur Guebwiller où tu es né et où tu as grandi, sont la réponse de la Patrie à la sentence haineuse de tes bourreaux" (63).
Mais la seconde guerre mondiale allait mettre un terme à cette quiétude. Dès septembre 1939, les anciens combattants, engagés malgré eux dans les troupes du Reich en 1914, endossent enfin l'uniforme français alors que les civils sont évacués dans le centre du pays. Avec la défaite française, l'Alsace est à nouveau annexée par les Allemands et les Juifs n'ont plus la possibilité de rejoindre la province.
En 1940, le patriotisme judéo-alsacien est doublement trahi. Le régime de Vichy avec l'application du statut des Juifs d'octobre les exclut de la société. Ceux qui ont trouvé refuge dans la mère-patrie sont maintenant reniés ! Sur le sol natal, les Allemands effacent toute trace de leur patriotisme. Les noms des soldats israélites tombés au champ d'honneur pour l'Empereur disparaissent des monuments aux morts à partir d'août 1940 (64). La statue de David Bloch est détruite tandis que les synagogues et les cimetières sont profanés...
Une page de l'histoire des Juifs d'Alsace est définitivement tournée...