Le grand écrivain Edmond About, dans son ouvrage Alsace, publié quelque temps après l'annexion, écrivait : "Nous avons à Saverne un curé, un pasteur et un rabbin (1). De tout temps, ces trois prêtres ont vécu en bonne harmonie. Ils sont rivaux depuis un an, mais ils ne rivalisent que de patriotisme. C'est à qui se montrera meilleur Français."
Parmi les députés protestataires de l'Assemblée de Bordeaux, il y avait un israélite, Bamberger, député de la Moselle (2). Il présenta à l'Assemblée nationale une pétition contre l'annexion, qui avait été signée par 200.000 habitants de la Moselle, sous l'impulsion d'un de ses coreligionnaires de Sarreguemines, M. Wolff ; ce dernier paya de la prison son zèle patriotique. Au nom de la Moselle, Bamberger prononça ces vibrantes paroles à l'adresse de l'Allemagne : "Vous voulez que la France dise à notre pays : je suis lasse, je suis épuisée, je ne puis plus rien pour toi ; je te laisse à la Prusse ; tes enfants deviendront des soldats prussiens qui combattront contre mes propres enfants ; le frère revêtu du képi combattra le frère coiffé du casque. Mais cette pensée fait bondir mon cœur d'indignation et le sang ainsi versé d'une manière impie retombera sur vos têtes."
Quels rapprochements saisissants à quarante-sept ans d'intervalle ! Au nom de la Moselle, un député israélite avait dit "au revoir" à la France. En 1918, le jour de l'armistice, à la première séance solennelle dans laquelle la Chambre française fête la victoire, deux députés d'Alsace et de Lorraine se trouvent dans une tribune, deux députés qui, au Reichstag, avaient représenté la protestation malgré tout : l'un est un prêtre catholique, l'abbé Wetterlé ; le second, un israélite, député de Metz comme Bamberger, c'est Georges Weill, qui, aux jours troubles de 1914, a accouru, et qui, pendant la guerre a, comme officier interprète, rempli d'importantes missions. Ce jour-là, le 11 novembre, un député, M. Albert Thomas, propose à la Chambre que "les députés d'Alsace-Lorraine présents dans cette salle aient les honneurs de la séance" : ils sont l'objet d'une ovation sans fin (3).
Et voici l'Alsace redevenue française qui désigne, en novembre 1919, ses représentants aux deux Chambres ; l'union qui a régné entre les différentes confessions se manifeste une fois de plus : les notabilités d'Alsace, réunies en un Congrès où le parti catholique domine, demandent qu'en raison de l'importance sociale des israélites et de leur inébranlable amour pour la France, une place soit réservée sur la liste d'union nationale à une personnalité juive. Et l'on s'entend sur le nom de M. Simonin, maire de la ville de Schirmeck, grand industriel, qui a eu l'honneur, en raison de ses sentiments français, d'être déporté par les Allemands pendant la guerre (4). Il est élu membre de la Chambre des Députés à une très imposante majorité. Quelques semaines plus tard, l'Alsace désigne ses représentants au Sénat. Elle réserve un mandat à M. Lazare Weiller, originaire de Sélestat, où son père était un modeste fonctionnaire de la communauté juive.
Deux israélites représentants du peuple pour l'Alsace : l'un qui a fui le sol natal, le second qui y est demeuré et qui n'a pas moins servi, en y restant, l'idée française, voilà la physionomie du judaïsme alsacien après 1870, l'image de son fractionnement.
Un grand nombre n'ont pas voulu subir le joug allemand : ils sont partis, transplantant en France leur industrie, leur commerce, ou simplement leur bagage scientifique, le centre de leur activité intellectuelle. Il y a un parallélisme étroit entre l'exode de la population israélite et celui des concitoyens des autres cultes. L'industrie drapière, par exemple, si prospère à Bischwiller avant 1870, se transporte à Elbeuf. Parmi les principaux industriels il y a des israélites, les Fraenkel, les Blin ; ils emmènent avec eux leurs ouvriers. Les usines de tissage Emmanuel Lang, de Mulhouse, vont poursuivre leur carrière à Nancy. L'Ecole de médecine de Strasbourg émigre tout entière à Nancy : parmi ses maitres se trouve le professeur Bernheim, psychiatre célèbre. Des magistrats, des avocats, des professeurs abandonnent leur situation au pays natal pour n'être pas Allemands. Faut-il citer le docteur Hirtz, de Colmar, les grands-rabbins Lipman, de Metz, Isaac Lévy, de Colmar (5), qui acceptent des postes, modestes pour ne pas rester sous le joug allemand ; David Masse, le bâtonnier du barreau de Strasbourg ; Widal, le délicieux conteur, sous le pseudonyme de Daniel Stauben, des Scènes de la vie juive en Alsace, qui vient terminer son existence comme professeur à Dijon ?
Les israélites d'Alsace et de Lorraine constitueront désormais le principal noyau du judaïsme français. Ils ont donné et donnent encore à la France des sommités dans tous les domaines (6) : dans la science, des hommes comme Maurice Lévy, Sylvain Lévi, professeurs au Collège de France ; Lyon-Caen, secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences morales et politiques, ancien doyen de la Faculté de droit de Paris ; les professeurs Germain Sée, Arnold Netter, de l'Académie de Médecine ; les médecins inspecteurs Michel Lévy, directeur du Val-de,-Grâce, Aron, Widal ; dans la haute administration Camille Sée, conseiller d'Etat, Eugène Sée, Isaïe Levaillant, Strauss, préfets de la République, Schrameck, gouverneur-général de Madagascar (actuellement sénateur); dans la politique, le sénateur Paul Strauss ; dans le pastorat, des rabbins d'élite comme Ulmann, Isidor, Zadoc-Kahn ; dans l'armée, des officiers de tout grade, des généraux comme ceux de la précédente génération Léopold Sée, Abraham, Brisac, jusqu'à ceux qui, dans la dernière guerre, ont fait, tout naturellement, leur devoir, tout leur devoir. C'est le général de division Heymann, qui a commandé le 15e corps d'armée ; le général Grumbach, une brigade, actuellement une division d'infanterie ; le général Lucien Lévy, qui a exercé successivement le commandement du génie du 4e corps d'armée, de la 6e armée, de l'artillerie d'Orient ; le général Alexandre, qui, du grand quartier général, passe au commandement d'une artillerie de corps d'armée ; le général Geismar, qui, de la petite école juive de son village natal, Dambach, par le lycée de Belfort, le lycée Saint-Louis, l'Ecole polytechnique, l'Ecole supérieure de guerre, est arrivé, au moment où éclate la guerre, au commandement de l'état-major du 3e corps d'armée. Commandant d'un régiment d'artillerie, puis de l'artillerie du 4e corps, puis de celle de la 4e armée, il est à Charleroi, sur les fronts de la Somme, de la Marne, de la Meuse, réputé pour "son talent d'organisation, sa maîtrise et son activité au-dessus de tout éloge, et obtient de tous, par son énergie et son action personnelle, le rendement maximum" (Citation à l'ordre de l'armée). C'est encore le général Camille Lévi, commandant de la 25e division, puis de la fameuse 46e division de chasseurs alpins (7).
Ceux-là étaient partis. Mais d'autres sont restés, dont l'esprit de sacrifice ne mérite pas moins l'admiration, car ils ont subi toutes les vexations et toutes les souffrances et n'ont jamais désespéré. Certains faits parlent éloquemment. Jamais (8), au cours de cette longue période, une communauté juive d'Alsace ni de Lorraine n'a accepté pour chef religieux un rabbin allemand, et si, par la force des choses, les jeunes théologiens ont dû faire leurs études aux Séminaires de Berlin ou de Breslau, ils n'en ont pas moins gardé jalousement l'empreinte de leur origine et leur particularisme alsacien, qui n'est qu'une forme de la culture française. Partout où les autorités allemandes l'ont toléré, la prédication en français avait son tour aux jours de fêtes religieuses. Dans les grands centres, comme Metz et Strasbourg, des sociétés d'histoire et de littérature juive se développaient, qui appelaient à elles des conférenciers de Paris. Même les journaux israélites d'Alsace, obligés de paraître en langue allemande, réservaient une place au français et aux nouvelles juives de France.
Mais il y a plus. Avec la même spontanéité, la même ardeur que leurs concitoyens, les israélites furent pendant, ce douloureux demi-siècle, les "fidèles" de la tradition française. Mœurs, goûts, habitudes économiques, idées politiques, langue, tout rapprochait les Alsaciens et les Lorrains de la France. Des penseurs allemands impartiaux en ont fait l'aveu. Tel d'entre eux a reconnu que "le penchant des Alsaciens pour la France est une piété filiale analogue à l'amour de l'enfant pour ses parents". Et il ajoute : "Les rapports de l'Alsace avec l'Allemagne ressemblent à un mariage de raison conclu sans amour entre deux personnes d'âge mûr dont chacune a ses expériences, ses traditions, ses habitudes (9)."
Les israélites n'avaient-ils pas, en particulier, toutes raisons pour vouer un amour profond à la France, leur émancipatrice, et pour maintenir vivace la culture française ? Ils n'y faillirent pas. Aux obsèques d'un des hommes qui fut une des plus belles figures du judaïsme alsacien, - et, on peut le dire, de l'Alsace irrédente, - le grand industriel Lazare Lantz, - une autre personnalité éminente de l'industrie lui rendait cet hommage d'avoir été de ceux qui s'étaient cru " le droit d'avoir un coeur et d'y nourrir, sans encourir le crime de trahison, des sentiments de reconnaissance et de piété filiale pour une patrie qui nous fut bienfaisante" (10). Quel curieux rapprochement entre l'aveu de l'universitaire allemand et la fière expression de l'industriel mulhousien !
A Mulhouse, comme à Strasbourg, comme à Colmar, comme à Metz, on cultive jalousement la tradition. Les jeunes gens de la bourgeoisie juive vont, comme leurs camarades, au lycée de Belfort, au lycée de Nancy, au collège de Lunéville. C'est un moyen efficace entre tous de garder étroitement le contact. Quand, dans les années qui précédèrent la guerre, et sous l'impulsion d'hommes comme le Dr. Bucher, un renouveau d'esprit français comme on n'en avait pas connu d'aussi intense depuis des années, se manifeste, et que viennent à Strasbourg les Lavisse, les Lanson, tant d'autres encore, porteurs de la parole française, c'est avec joie que la bourgeoisie juive cultivée prend part à ces réunions. Entre tous ces pionniers du maintien de l'esprit français, il convient de mentionner une personnalité très populaire à Strasbourg, et unanimement respectée : nous avons nommé le Dr. Goldschmidt, qui, jusqu'en 1912, époque où il s'est retiré à Paris, fut président de la Société des Sciences, Agriculture et Arts du Bas-Rhin.
La mentalité française, la langue de France, c'est un patrimoine
aussi sacré que le culte même de parents chers. Avec quelle opiniâtreté
on s'y tient, voici qui nous en donnera le touchant témoignage :
Le 4 janvier 1914, quelques mois avant la guerre, la Société
de Bienfaisance de la Jeunesse Israélite de Metz organise un service
d'actions de grâces en l'honneur du 75e anniversaire de sa fondation.
Le grand rabbin, dans l'éloge qu'il fait des œuvres d'entr'aide
et d'assistance sociale, évoque une fête analogue qui a été
célébrée il y a quelques jours par une grande Société
juive de... Paris, sous la présidence du "distingué Président
de la Chambre des Députés, Paul Deschanel, un des premiers mutualistes
du monde".
Parlant ensuite de la religion, inséparable de la charité et
de la sollicitude dont on doit entourer les sanctuaires de la prière,
il invoque le témoignage... d'un "écrivain lorrain de haute
marque Maurice Barrés".
En vérité, se douterait-on qu'à quelques centaines de
mètres de là se trouve le quartier général du
16e corps d'armée prussien, et que des oreilles ennemies peuvent être
aux écoutes ?
La pensée est française, tout naturellement, tout naïvement presque ; on ne songe pas que demain c'est la dénonciation, la sanction possible. Et, de même, la langue demeure celle de France. Un document parle ici ; nous le trouvons consigné en tête du compte-rendu de la Société que nous venons de citer et dont la guerre avait interrompu la publication. Voici sa déclaration liminaire : Ce compte-rendu se trouvait, en août 1914, chez l'imprimeur Even à Metz, prêt au tirage. Il avait été décidé, à l'encontre de la loi, qui nous obligeait, comme Société reconnue, à faire nos publications en langue allemande, de le rédiger cette fois, exclusivement en français. La guerre survint... La Société, de tendance essentiellement vieille-messine et française, dut subir le sort réservé à tous ceux qui avaient conservé, sous la férule allemande, l'amour de la France : elle se fit toute petite, évitant tonte manifestation extérieure. Enfin nous fûmes délivrés... La Société a décidé de faire imprimer telle quelle cette brochure de 1914.
Et dire que les Allemands demandèrent qu'on instituât un plébiscite qui déciderait du sort des deux provinces !
La tolérance religieuse, autre aspect de l'esprit français,
était un principe consacré en Alsace et en Lorraine et elle
s'affirma souvent sous les formes les plus touchantes : dans telle ville il
y avait toujours un accord pour que les diverses confessions fussent représentées
dans l'assemblée municipale proportionnellement à leur importance
numérique et pour que, alternativement, le maire fût catholique,
protestant et israélite. Les historiens ont consacré le fait
suivant lorsque, en 1874, la Lorraine dut désigner son premier député
au Reichstag, un israélite de Metz, Edmond Goudchaux, prit l'initiative
de présenter la candidature de l'évêque de Metz, le patriote
français Mgr Dupont des Loges. Il rallia sur le nom du prélat
toutes les opinions et toutes les confessions. Dans le quartier israélite
de Metz on avait dit unanimement : "Nous votons pour notre évêque".
Notre, c'était, autant que le prélat tolérant, le représentant
de l'idée française.
A travers les ans, ce beau geste de fraternité interconfessionnelle
vient d'avoir sa plus heureuse consécration. Le conseil municipal de
Metz, voulant perpétuer un souvenir qui doit rester à jamais
une leçon d'union sacrée, a donné le nom de Dupont des
Loges à la rue de l'Evêché, et en même temps, à
la rue Docteur-Rech, qui symbolisait le patriotisme pangermanique, elle a
substitué la rue Edmond-Goudchaux (11).
La "Société de Réintégration des Alsaciens-Lorrains" dans la qualité de Français que le Traité de Francfort leur avait enlevée eut des présidents israélites : Wahl, Marx, Albert Weill. (12) La "Société de protection des Alsaciens demeurés français" put toujours compter non seulement sur le généreux appui, mais aussi sur la collaboration active de ses membres israélites. Ce fut notamment le cas lorsqu'il s'agit de réaliser, en faveur d'Alsaciens et de Lorrains qui voulaient rester sur le sol français, le projet de loi de M. de Belcastel voté par l'Assemblée Nationale et qui prévoyait la création de villages alsaciens en Algérie. Les noms juifs ne manquent point parmi ceux des premiers et meilleurs artisans de cette œuvre de piété française : Henri Aron, banquier, plus tard maire du 2e arrondissement de Paris ; Mme Worms, qui organise un Comité de Paris ; Jules Gouguenheim, trésorier du Comité de Nancy ; le capitaine Rouff, le libraire Ruff, à Alger, etc (13). On les trouve nombreux aussi, et ardents, dans les groupements d'Alsaciens français de New-York, de San Francisco, des centres les plus importants des deux Amériques.
Tel monument qui, dans les années qui précédèrent la guerre mondiale, fut élevé en Lorraine à la mémoire des soldats français tombés dans l'autre guerre, est dû au ciseau du statuaire messin Emmanuel Hannaux, établi à Paris. Les liens qui demeuraient étroits entre les membres d'une même famille résidant de l'un et de l'autre côté de la frontière, les échanges fréquents de visites, les pèlerinages annuels au cimetière où reposaient les parents, contribuaient à maintenir vivaces les sentiments français. Le frère du sculpteur Hannaux était resté à Metz comme directeur d'une banque importante ; le gouvernement français lui a, après la victoire, donné la croix de la Légion d'honneur. En sa personne, il a rendu hommage en même temps au patriotisme indéfectible des israélites de la Lorraine, qu'il représente comme président du Consistoire.
C'est là un exemple entre tant d'autres. Malgré la douloureuse scission, par la force même des choses, un amour profond subsistait. Si des industriels avaient cru devoir quitter le pays placé sous le pavillon impérial, d'autres avaient continué à assurer le développement de leur industrie : ne pas céder la place était également une façon de sauvegarder le patrimoine historique. A Mulhouse, par exemple, les tissages Lantz, Bernheim, Dreyfus, Wallach ont contribué à la prospérité économique de l'Alsace. Quelle figure plus représentative du grand industriel alsacien, patriote français, que celle de Lazare Lantz (14), qui pendant 42 ans, fut, au sein du Conseil municipal, celui qu'on a appelé le ministre des finances de la ville", qui fonda la Banque de Mulhouse, dont il présida le Conseil d'administration pendant 35 ans, qui, de 1872 à sa mort, fut un des membres les plus écoutés de la Chambre de commerce, dont il était vice-président depuis 1891, qui, à la Société industrielle, présentait les rapports les plus documentés sur les grandes questions économiques et sociales ! En 1870, il avait sauvé la situation des déposants de la Caisse d'épargne en faisant des avances personnelles considérables ; il avait, d'autre part, pris et conservé une attitude pleine de fermeté vis-à-vis des Allemands. En 1871, avec d'autres grands citoyens de la ville, les Dollfus, les Koechlin, il alla parlementer avec Bismarck à Versailles pour sauvegarder les intérêts douaniers de Mulhouse coupé de la France. L'exemple donné par de tels hommes n'a pas été perdu.
L'état des esprits n'a pas changé, en effet, quand éclate le grand conflit de 1914. Pour les juifs originaires d'Alsace qui ont élu domicile en France, ils s'exaltent à la pensée que la barrière va disparaître et que leur pays natal va voir la réparation du grand deuil de 1871. C'est ce que l'un d'eux, le capitaine Raoul Bloch, glorieusement tué avant d'avoir vu réaliser ses aspirations, exprime dans cette touchante lettre à sa femme (15) : " Avec quelle joie je m'en irai du côté de l'Alsace, et quels souvenirs en pénétrant en uniforme dans le pays de nos rêves ! Nos pauvres papas en tressailleraient dans leurs tombes ! Enfin la " revanche" dont ils ont tant parlé, dont leur cœur débordait ! Être de ceux qui auront contribué directement à te rendre ton berceau natal sera pour moi une bien douce joie. Quel bel anniversaire de notre mariage, la rue de la Mésange (16) redevenue française ! quel plus beau cadeau pourrais-je rêver de t'apporter ? Et Lauterbourg, Niederbronn, Bionville, tout cela sous nos trois couleurs ? Tu peux comprendre pourquoi je voulais et devais partir, toute la tradition familiale n'est-elle pas avec moi ? Pouvoir emmener toi et nos enfants chéris en Alsace-Lorraine et leur dire : "Papa a aidé dans la mesure de ses forces à rendre ces beaux pays à la France", quelle plus belle récompense pour moi ?"
Les juifs qui sont demeurés en Alsace se trouvent placés devant
le plus douloureux problème : sujets allemands, incorporés malgré
eux, ils risquent de tirer sur des frères, sur des parents dans la
tranchée en face d'eux. Il y en a beaucoup, tous ceux qui peuvent le
faire à temps, qui se sauvent et viennent prendre rang dans l'armée
française :
Georges Weill, le député, Alfred Weil, juge à Metz (17),
Schuhl, industriel à Sainte-Marie-aux-Mines, qui, comme officier interprète,
participera, dans des conditions particulièrement brillantes, au service
de propagande contre l'ennemi, accomplira à diverses reprises, au cours
de la guerre, les missions les plus importantes et les plus périlleuses
en Allemagne et recevra, en récompense, la croix de la Légion
d'honneur ; David Bloch, de Guebwiller, le héros martyr dont il sera
question plus loin. On pourrait multiplier les exemples.
Les initiés seuls savent que tel petit chasseur alpin, engagé volontaire sous le nom de Robert Gérard - ne faut-il pas que les Alsaciens cachent leur véritable identité et se fassent établir de faux livrets militaires pour le cas où ils tomberaient entre les mains des Allemands ? - est le jeune Jérôme Marx, de Bischwiller, deux fois cité à l'ordre. La ville d'Ingwiller compte deux de ses enfants tombés au champ d'honneur pour la France : ce sont deux israélites, engagés volontaires, Maurice Braun et Robert Bloch. Et voici, à Sélestat, un fait plus typique encore, et singulièrement éloquent. M. Geismar - le frère du général - a deux fils : l'aîné, Paul, engagé au 69ème régiment d'infanterie à Nancy, est tué en juin 1915, en Artois, après avoir été deux fois cité. Il reçoit la médaille militaire à titre posthume. Le second, Léon, est étudiant en médecine à Strasbourg au moment où la guerre éclate. Mobilisé comme infirmier dans un régiment allemand, il lui fausse compagnie à la première rencontre, à Sarrebourg, et vient s'engager dans notre armée à Clermont-Ferrand. Ne pouvant obtenir d'être envoyé sur le front allemand, il demande à partir pour les Dardanelles, et fait dès lors toute la campagne d'Orient ; il finit la guerre comme médecin sous-aide-major, chef de service dans un bataillon d'infanterie, avec une très grave blessure, la médaille militaire, trois citations. On imagine ce que dut être la situation du père de ces jeunes gens : il fut l'objet des pires vexations, de perquisitions réitérées et faillit être traduit en justice comme complice de la désertion de son second fils. Moralement épuisé, il est mort en septembre 1919 : il avait eu la joie de revoir son vaillant enfant sous l'uniforme de médecin militaire français !
Ce ne sont là que quelques noms. Il faut lire les listes d'Alsaciens et de Lorrains déserteurs, publiées par le gouvernement allemand au cours de la guerre, celle de toutes les personnes déchues de leur nationalité allemande (18) : on sera surpris du nombre d'israélites qui figurent dans ces listes de proscription, qui sont pour nous des tableaux d'honneur. Pendant tout le cours de la guerre, chaque fois qu'un Alsacien ou un Lorrain retenu de force sous l'uniforme feldgrau aura la possibilité de s'évader pour rejoindre les lignes françaises, il n'hésitera pas un instant à le faire ; les israélites figureront nombreux parmi ces transfuges.
Depuis le retour de l'Alsace à la France, le gouvernement de la République a récompensé certains actes de courage et de civisme français liés pour ceux qui, restés en Alsace, en furent les héros, aux plus graves dangers. Des israélites figurent parmi ces vaillants. C'est le docteur Léon Blum, professeur à la Faculté de médecine de Strasbourg, qui est décoré de la croix de guerre pour avoir rendu, durant la guerre, des services exceptionnels de tout premier ordre à la France". Le docteur Hamburger, de Colmar, est cité pour avoir procuré des renseignements importants. C'est encore le docteur Elias, de Mulhouse, à qui est conférée, avec le libellé suivant, la médaille de la Reconnaissance française : A donné le plus bel exempte de patriotisme et de dévouement à la France en prodiguant ses soins, en août 1914, à de nombreux officiers et soldats français. Les a soustraits à la captivité eu les cachant du 9 au 19 août, date à laquelle ils ont pu réintégrer leur corps en profitant d'une avance des troupes françaises. S'est ainsi exposé aux plus terribles représailles de l'ennemi.
Quand, dans les régions occupées de la France, les Alsaciens
pourront rendre service à la population française, momentanément
placée sous le joug allemand, ils en saisiront l'occasion avec empressement.
Voici, à ce sujet, le très édifiant récit que
faisait le journal Le Matin à la date du 28 janvier 1919 :
" S'il était besoin d'une preuve nouvelle de l'attachement des
Alsaciens pour la France, même sous la domination allemande, même
sous l'uniforme exécré des soldats du Kaiser, l'acte de M. Naphtalie
Wallach, un habitant de Mulhouse, en serait une singulièrement
frappante.
Mobilisé en 1914 dans l'armée allemande comme vice-wachtmeister
et affecté à l'intendance de la 7e armée, il fut chargé
de la direction du ravitaillement en viande des troupes opérant sur
le Chemin des Dames. La boucherie était installée à Montcornet
et M. Wallach logeait chez une dame de cette localité.
Risquant le conseil de guerre et la peine de mort certaine, pendant quatre
ans il distribua clandestinement de la viande aux populations affamées
non seulement de Montcornet, mais des villes voisines, Vervins, Notre-Dame-de-Liesse,
Monloy, Laon.
Il assura de plus l'échange de nombreuses correspondances entre nos
malheureux compatriotes envahis et leurs parents restés en France libre.
Sa sœur, Mme Alphonse Lévy, qui résidait à Berne,
servait d'intermédiaire.
M. Wallach eut l'occasion également, à maintes reprises, de
sauver des œuvres d'art qu'il savait convoitées par la Kommandantur,
en les enterrant lui-même dans des jardins. En outre, M. Wallach fut
d'un précieux réconfort moral pour nos compatriotes, à
qui il communiquait sa foi dans la victoire finale de nos armes."
D'ailleurs les Allemands n'avaient eu, dès le début, qu'une confiance très limitée dans le loyalisme des soldats alsaciens. Ils étaient l'objet d'une surveillance spéciale ; on évitait de les employer dans les formations de l'avant sur le front français et on les occupait à des besognes pénibles loin des lignes (19). Et surtout, on les envoya sur le front russe (20). Là aussi ils se rendirent chaque fois qu'ils le purent ; la plupart d'entre eux furent restitués à la France. Néanmoins un assez grand nombre d'israélites alsaciens sont tombés au service de l'Allemagne : ils n'avaient pas eu, ceux-là, la possibilité matérielle de s'enfuir.
La méfiance que les autorités militaires allemandes manifestaient pour les Alsaciens et Lorrains mobilisés, elles la témoignaient aussi à la population civile. Elles le lui firent bien voir par les mesures vexatoires multiples qu'elles lui imposèrent, par leur sévérité à la moindre infraction ou à la moindre dénonciation, par les condamnations que prononcèrent leurs conseils de guerre. Les quatre années de guerre ont, peut-être, à cet égard, autant servi la cause française en Alsace et Lorraine que les 44 années qui avaient précédé.
Les quelques exemples qui suivent (21) de condamnations prononcées contre des israélites montreront mieux que tout long exposé avec quelle rigueur ils furent traités et, en même temps, quelle profondeur de sentiments français avait au cœur la population juive :
De cet incident tragi-comique, il nous faut passer à un sujet beaucoup plus grave en consignant avec une admiration attendrie l'histoire de l'héroïsme et du martyre du jeune David Bloch, de Guebwiller, âgé de 20 ans, et qui, dès le début de la guerre, tient à servir la France. Pour elle, il veut accomplir des missions périlleuses, se faire déposer en avion dans les lignes allemandes afin de rapporter des renseignements au pays qu'il aime, à son pays. La tragique destinée de David Bloch nous est contée par l'abbé Wetterlé, maintenant député du Haut-Rhin à la Chambre française (23).
Le 1er août 1916, l'autorité militaire allemande faisait afficher sur les murs de Mulhouse l'avis suivant :
ON A FUSILLÉ AUJOURD'HUI
L'ESPION DAVID BLOCH né le 21 novembre 1895 à Guebwiller (Haute-Alsace).
Signé : Le Commandant en Chef. |
En vérité, n'est-ce pas là, à nos yeux, la plus
belle des citations?
Des journaux d'Alsace nous ont donné récemment des détails
émouvants sur l'héroïsme de cet enfant et sur la fin "d'un
des martyrs les plus tragiques qu'on ait vus pendant cette guerre" (24).
Nous reproduisons leur exposé (25)
:
Le 1er août 1916, un Alsacien de 20 ans tombait bravement à l'Ile
Napoléon près de Mulhouse sous les balles du peloton d'exécution.
David Bloch, né à Guebwiller,
avait passé ses jeunes années en France, où la déclaration
de guerre l'avait surpris. Bien que chétif et d'une santé précaire,
il voulut, dès les premières semaines, faire son devoir et obtint,
après de nombreuses démarches, d'être incorporé
au 152e de ligne.
Bloch fut bientôt réformé, pour faiblesse de constitution
et envoyé dans une usine de guerre. Il en éprouva un profond
chagrin. Puisqu'il ne pouvait pas défendre son pays les armes à
la main, ne devait-il pas lui être possible de rendre, en courant des
risques plus grands, des services tout aussi signalés ? Dès
que l'idée lui en fut venue, il s'aboucha avec l'état-major
de la 7e armée, dont le quartier général se trouvait
alors à Remiremont. Les officiers furent très surpris de la
proposition aventureuse qu'il leur fit. Un avion devait le déposer
derrière les lignes allemandes où, grâce à sa connaissance
personnelle, il pourrait recueillir des renseignements utiles. Puis un autre
avion viendrait le reprendre dix jours plus tard.
Le plan était audacieux. On essaya vainement de faire comprendre à
Bloch tout ce qu'il comportait de dangers. Le jeune Alsacien mit cependant
tant d'insistance à le réaliser au plus tôt qu'on se décida
enfin à lui en faciliter l'exécution, Des indications précises
furent données à Bloch sur la nature des renseignements qu'on
attendait de lui, et dans la nuit du 22 au 23 juin 1916, à 2 h. 1/2
du matin, l'avion militaire, piloté par un sergent aviateur et à
bord duquel Bloch, portant un vieil uniforme du 152e, s'éleva du champ
d'exercice de Fontenelle près de Belfort, survola Thann et atterrit
près de Merxheim (8 km. N.-E. de Soultz).
Malheureusement l'appareil avait capoté en touchant terre. Suivant
les instructions qu'on lui avait données, l'aviateur l'incendia et
mit en liberté les trois pigeons voyageurs qu'il avait emportés.
Ils revinrent au colombier de la 66e Division, à Wesserling, sans aucun
message.
C'est alors que se déroula rapidement la tragédie. Bloch, après
s'être séparé du sergent et débarrassé de
sa tenue militaire, s'était jeté dans un bois. Quand le matin
fut venu, il voulut s'orienter, sortit de la forêt et fut arrêté
par un officier prussien qui lui demanda ses papiers. Il était porteur
d'un faux état-civil, mais un soldat, qu'on aimerait à ne pas
croire Alsacien crut le reconnaître ; il fut mis ensuite en présence
de son père par un monstrueux stratagème. Le malheureux père
voulut ouvrir ses bras à son enfant. La preuve était faite.
David Bloch était trahi involontairement par le mouvement spontané
de la tendresse paternelle.
Il fut traduit devant le conseil de guerre de Mulhouse. L'avocat alsacien
Léon Nordmann fut chargé de sa défense. Bloch eût
peut-être pu se soustraire au châtiment suprême s'il avait
consenti, comme ses juges l'en pressaient, à fournir des indications
sur le service de renseignements en France. Il s'y refusa, tout en avouant
crânement le but qu'il s'était proposé d'atteindre.
Malgré les efforts de son défenseur, les juges du conseil de
guerre, sans se laisser attendrir par son jeune âge et sa vaillance,
le condamnèrent à la peine de mort.
Bloch sut mourir en brave.
Voici d'autre part, le récit émouvant qu'a fait à un
rédacteur du Nouveau Rhin Français le père de David Bloch
:
Le 23 juin 1916, vers 6 heures du soir, un agent de police vint me donner
l'ordre de me rendre à la mairie sans pouvoir m'indiquer le motif de
ma convocation.
A 7 heures 3o, arrivait une voiture à deux chevaux. On m'y fit monter
avec un soldat et nous partîmes pour Ensisheim. Mon compagnon, ou plutôt
mon gardien, fut également muet sur la cause de mon arrestation, car
c'en était une. La voiture s'arrêta devant l'habitation de M.
Gautier, fabricant. Au moment où je descendis, j'entendis un soldat
qui disait à son camarade : "Le père arrive". Un lieutenant
s'approcha de moi et il me demanda à brûle-pourpoint ;
- Vous avez un fils en France ?
- Oui, répondis-je,
- Fort bien, suivez-moi
C'est alors qu'on m'introduisit dans une pièce du premier étage
où se trouvaient un grand nombre de gradés, Quelle ne fut pas
ma stupeur quand je vis dans un coin de la salle mon petit David qui se tenait
entre deux soldats, baïonnette au canon ! Je voulus m'avancer vers lui
et l'embrasser. On me retint et on m'interdit, sous peine d'arrestation immédiate,
de lui adresser la parole.
- C'est bien là votre fils ? me demanda un officier.
- Oui.
- C'est bien là votre père ? reprit l'officier.
- Oui.
- Comment se fait-il qu'il fût en France au moment où la guerre,
a éclaté ?
- Rien de plus simple, répondis-je. En 1913, on lui avait offert une
situation à Baccarat ; il l'avait acceptée. Bon nombre d'Alsaciens,
même des fils de fonctionnaires, allaient ainsi passer quelques années
en France.
Ce fut là tout mon interrogatoire. J'ignorais alors comment David avait
été fait prisonnier, Ce n'est que plus tard que l'on me l'apprit.
Le hasard voulut qu'un soldat alsacien, originaire de Guebwiller, crut le
reconnaître. C'est afin de confirmer ces soupçons que les Allemands
avaient eu l'idée diabolique de me faire chercher et de me mettre brusquement
en présence de mou fils.
On ne me cita pas comme témoin à l'audience du Conseil de guerre
du 29. Le soir de ce jour, je reçus une dépêche qui nous
appelait à Mulhouse, ma femme et moi.
Dans la journée du 30, nous pûmes passer deux fois une demi-heure
avec David. Celui-ci était très courageux (26).
Il n'aurait pas versé une larme si la vue de notre douleur ne l'avait
pas lui-même ému. Le gardien de la prison, qui assistait à
ces derniers entretiens, pleurait lui-même à chaudes larmes.
J'ai conservé précieusement la carte que David nous adressa
encore pendant la nuit et où il nous faisait ses adieux(27).
Le lendemain matin, il tombait sous les balles allemandes. Il fut courageux
jusqu'au bout.
A tous les actes de pression, à toutes les menaces de ses juges - bourreaux serait plus exact - David Bloch avait répondu par ces simples mots : " Ma patrie me vengera." Elle l'a vengé. Et bientôt elle va l'honorer (28). Elle l'a vengé : 11 novembre 1918 ! Date à jamais mémorable : l'écroulement de l'Allemagne militaire, la révolution intérieure, la nécessité d'une paix immédiate. Le colosse est à terre ! Le rêve se réalise, les impatiences de 47 longues années vont être satisfaites : l'Alsace et la Lorraine rentrent dans la famille française. On n'y attend pas que le maître d'hier soit parti pour manifester sa joie de la délivrance. Tous, sans distinction de parti, de confession, communient dans le culte de la patrie : les drapeaux qu'on a pieusement dissimulés dans un arrière-coin ou qu'on a confectionnés dans la fièvre des derniers jours font leur apparition à toutes les fenêtres. Ici et là quelques gestes particulièment touchants : on raconte qu'au cimetière israélite de Metz, une jeune fille, répondant au vœu suprême de son père, est venue déposer sur sa tombe cette simple inscription : "Papa, ils sont revenus !" A Haguenau, sur la tombe de Jean Weill, du "père Jean", comme on l'appelait communément, un de ses neveux, déférant à une volonté dernière, exprimée il y a quelque quarante ans, vient planter un drapeau tricolore avec cette inscription : "Jean, c'est fait."
Dessin de Hansi |
Voici, en tout cas, un fait que l'histoire enregistrera et qui déjà a été consigné dans les annales des premières journées françaises de l'Alsace. Aux termes de l'armistice, quelques jours doivent s'écouler avant que les troupes allemandes aient évacué l'Alsace et que l'armée victorieuse y puisse pénétrer. Ces journées d'attente risquent un instant d'être troublées, car si les Allemands se replient fiévreusement, ils demeurent encore nombreux, et l'agitation soviétiste d'Allemagne menace de s'étendre à l'Alsace ; des marins de Hambourg arrivent à Strasbourg, organisent des conseils d'ouvriers et de soldats, et veulent entraîner les éléments louches de la population au désordre et au pillage. Sur le sommet de la cathédrale ils ont planté le drapeau rouge. Tout à coup, au Polizeiprœsidium, un Alsacien se présente, oblige le préfet allemand à se retirer et lui déclare qu'il prend sa place. Le nouveau venu est un homme de taille et d'audace ; il parle d'un ton qui n'admet pas la réplique ! c'est Jules Lévy, un magistrat alsacien (29). Il prend toutes les mesures nécessaires pour que l'ordre soit rétabli ; l'emblème révolutionnaire va disparaître de la tour de la cathédrale et il y sera remplacé par nos trois couleurs. Il envoie des émissaires au commandement français pour hâter l'arrivée des premiers détachements. Il s'acquitte de la mission qu'il s'est donnée pour le salut de la ville avec une telle autorité et une telle habileté que, lorsque les autorités françaises se sont établies à Strasbourg, il est maintenu dans ses fonctions ; il les gardera jusqu'à ce que tous les services soient organisés. Et alors, comme marque de reconnaissance, le gouvernement de la République le fera chevalier de la Légion d'honneur et le nommera vice-président du tribunal régional de Strasbourg.
Un incident d'un autre ordre vaut d'être relaté : il nous fut conté à Strasbourg dans les fameuses journées de décembre 1918 par celui même qui en fut le héros, le capitaine israélite B... Enfant de Strasbourg, il avait quitté sa ville natale comme tant d'autres. Après l'armistice, il fut un des premiers officiers français qui y pénétrèrent. Il voulut se donner le plaisir d'assister, au pont de Kehl, à une expulsion d'Allemands. Il eut la bonne fortune de voir parmi ceux qu'on accompagnait à la frontière badoise un homme qu'il reconnut pour un de ses anciens professeurs du lycée. Il avait gardé de lui le plus odieux souvenir, car ce Lehrer, pangermaniste farouche, n'avait jamais eu à la bouche que des paroles injurieuses pour les élèves alsaciens et pour la France. Aussi le capitaine B... savoura-t-il sa revanche et ne ménagea-t-il pas à l'Oberschulrat haineux les expressions d'une énergie toute française et toute militaire.
Mais voici les Allemands partis et tout à l'heure les "poilus" de France vont arriver. Les manifestations se succèdent, touchantes et variées. Partout les israélites ont la place que leur a value leur loyalisme français sans défaillance. A Guebwiller, sitôt l'ennemi bouté hors de la ville, la municipalité plante un arbre de la liberté : c'est le rabbin qui est invité à prononcer le discours de circonstance. A Ingwiller, Ab. Bloch a agrafé sa médaille d'Italie sur sa redingote, Charles Wertheimer, sorti son vieil uniforme de garde national, pour aller au-devant du général Philippot. A Haguenau, les vétérans qui reçoivent le général Gérard ont à leur tête M. Alphonse Geisenberger, ancien combattant de 1870, membre fondateur du Souvenir français, arrêté le 31 juillet 1914 comme deulschfeindlich, emprisonné, puis exilé pendant quatre ans. Au nom des vétérans, il lit au chef de la 2° armée une adresse débordante d'enthousiasme ; le général lui donne l'accolade (30).
N'est-il pas juste que les délégués du Souvenir français, ceux qui, entre tous, ont maintenu la tradition en dépit des vexations, des suspicions et des menaces, soient à présent à l'honneur ? Les noms israélites abondent parmi ceux des fidèles agents de l'Influence française "quand même" A Sarrebourg, c'est M. Sylvain Herr, maire de la ville pendant de longues années (31), président du Comité du Souvenir ; à Wissembourg, M. Alfred Cerf, premier adjoint au maire de la ville ; le Temps rendait récemment hommage, à l'occasion de sa mort, à ce "patriote qui, dans les circonstances les plus difficiles a su tout risquer pour sauvegarder les intérêts moraux et matériels de la section wissembourgeoise du Souvenir français". A Rosheim, c'est le président des Vétérans, Ed. Weill, qui, en remettant en 1912 aux membres de la section locale les médailles de 1870 que le gouvernement français leur avait fait tenir, avait prononcé ces fières paroles : "Camarades, nous avons juré fidélité au drapeau français et nous resterons fidèles à notre serment jusqu'à la mort." Une cérémonie touchante se déroule dans la petite ville après l'arrivée de nos troupes. En présence d'un bataillon du 71e régiment formé en carré, de la population locale et de celle des environs, remise est faite aux vétérans d'une bannière portant l'inscription qu'on vient de lire et dont une des petites-filles de M. Weill raconte ainsi l'histoire : Confectionnée au fond d'une mansarde perdue et fermée à triple tour, elle fut offerte au président des Vétérans par ses petites-filles, animées des mêmes sentiments que lui ; elles la lui donnèrent la veille de sa fête, au moment où l'ennemi faisait partout ses cruelles et mesquines perquisitions. Grand-père embrassa en pleurant le glorieux étendard, puis il le déroba aux regards des Germains haineux avec l'espoir qu'il reverrait bientôt la lumière du jour.
On pourrait multiplier ces émouvants témoignages d'indéfectible
attachement. Dans l'allocution qu'il prononça à Saverne, au
cours de son dernier voyage présidentiel en Alsace, M. Poincaré
raconta ce qui suit :
Aujourd'hui même, en venant jusqu'à vous, j'ai eu tout à
l'heure sous les yeux l'image vivante de la fidélité alsacienne
: c'était à notre passage à Wasselonne. On m'avait prévenu
qu'un Alsacien de cent ans, habitant la commune voisine de Westhoffen,
avait fait à pied cinq kilomètres pour venir saluer et embrasser
le représentant de la France. Je vous assure que moi, de mon côté,
j'aurais fait cent kilomètres et cent lieues, bien volontiers, pour
rencontrer devant moi l'incarnation de la race française.
Le centenaire de Westhoffen, c'était le "papa Kahn". Il avait baisé
la main de M. Poincaré et, comme celui-ci le félicitait de sa
verte vieillesse et de l'ardeur de ses sentiments patriotiques, le vieux Français
d'Alsace répondit simplement :
- Monsieur le Président, c'est le plus beau jour de ma vie.
Ces jours furent les plus beaux pour tous les Alsaciens et les Lorrains rédimés (32). Aux fêtes officielles qui, en décembre 1918, suivirent l'arrivée de nos troupes, lorsque le chef de l'Etat, les représentants les plus éminents de la France et des puissances alliées accomplirent le premier et pieux pèlerinage dans les provinces désannexées, les israélites tinrent à partager la joie de leurs concitoyens et à la manifester, puisqu'aussi bien ils avaient éprouvé avec eux de communes souffrances. L'union sacrée de 47 ans ne devait pas se démentir. Les israélites ne figurèrent pas seulement à. la tête des municipalités ou dans les groupements de patriotes, - Souvenir français aussi bien que Société des Incarcérés d'Ehrenbreitstein - on vit défiler des organisations purement juives et nul ne songea à considérer, dans ces deux provinces profondément religieuses, qu'il y eût, là un fait de séparatisme incompatible avec la grande piété française. A Metz, c'est la Société de Bienfaisance de la Jeunesse Israélite qui voisine avec un Patronage catholique, A Strasbourg, la Société israélite de gymnastique déploie fièrement le drapeau qu'après le fait de 1871 elle avait remis en de bonnes mains à Nancy. A Metz, à Colmar, à Mulhouse, le Président de la République reçoit les hommages de bienvenue des notabilités des communautés juives. A Strasbourg (33), un imposant cortège se rend successivement à la cathédrale, au temple protestant, puis à la synagogue. Sur tout le parcours, les troupes sont massées, la foule-acclame, délirante de joie. Le premier magistrat de la République, accompagné du président du Conseil, des présidents du Sénat, de la Chambre, des ambassadeurs, des maréchaux, des représentants des armées alliées, est reçu à la synagogue par le Consistoire du Bas-Rhin, entouré d'une délégation du Consistoire Central venue de Paris avec le grand-rabbin, et le président du Consistoire de Strasbourg salue le chef de l'Etat au nom de "l'Alsace israélite, demeurée toujours fidèle à la France, redevenue française de corps et d'âme".
La " fidélité française", ces deux mots disent tout. Comme leurs concitoyens des autres confessions, les israélites d'Alsace et de Lorraine en ont pratiqué le culte, dévotement, pendant 47 ans ; les anciens l'ont inculqué aux jeunes, en toute simplicité, dans un sentiment spontané, et ils s'étonnent presque que, sachant l'âpre lutte qu'ils ont eue à soutenir, on leur en ait une reconnaissance profonde : accomplissaient-ils donc autre chose qu'un élémentaire devoir envers la France, leur seule patrie ? De là aussi chez tous, chrétiens et juifs, tant de touchantes manifestations, tant de larmes de joie, tant d'hymnes d'allégresse quand arriva "d'r schoenscht Daa". Tous ceux qui, franchissant l'ancienne frontière de la France, hier encore amputée de ses deux belles provinces, ont été les témoins de ces merveilleuses journées du retour, n'oublieront jamais les émotions bienfaisantes - violentes parfois - qu'ils en ont ressenties. Pour eux aussi, chacune de ces journées fut " le plus beau jour". Il n'y avait pas plus de barrière religieuse qu'il ne subsistait de frontière entre l'une et l'autre France : chrétiens et israélites communiaient de toute leur âme dans la "fidélité française".