La fin de "l'Asile Israélite" de
Hégenheim
Jacquot Grunewald et ses parents, Sally et Mina Grunewald
|
Je propose une courte suite à l' "
Historique
de l'asile israélite de Hégenheim (1874 à 1924)",
paru dans la
Publication du Bulletin d'Histoire du Piémont jurassien,
de Bâle à Lucelle, et reproduit ici. Son auteur, M. Christophe
Sanchez, termine par ces lignes: "M. Klein, dont l'épouse était
originaire de Hagenthal-le-Bas, a été le directeur de cette maison
de retraite pendant des décennies. Le poste a été reconduit
jusqu'à la fermeture par M. Grunewald".
Mes parents, Sally et Mina Grunewald, ont pris la direction de la petite
maison de retraite de Hégenheim en avril 1954, après que mon
père eut renoncé à la charge administrative et spirituelle
de la Communauté israélite de Limoges.
Nous étions restés à Limoges, où la guerre nous
avait amenés, parce que ma mère refusait le retour en Alsace,
si près du Rhin allemand. Mais la proximité de Hégenheim
avec Bâle allait emporter la décision de mes parents, car dans
le cimetière israélite de Bâle repose mon grand frère
Henri. Réfugié en Suisse après un passage clandestin,
accueilli comme je l'étais, dans la maison d'enfants juifs de la Kluserstrasse,
il fut emporté par une leucémie, loin de nos parents, peu de
semaines avant la Libération. Il avait 14 ans.
L' Asile Israélite de Hégenheim était la dernière
ou l'une des toutes dernières maisons en territoire français.
Je garde le souvenir des petits matins, au temps des seli'hoth,
quand je marchais avec mon père jusqu'à Alschwill, le faubourg
de Bâle, où le tram allait nous conduire jusqu'à la synagogue
de la ville. Le cimetière israélite est encore plus proche,
puisqu'il borde la frontière, juste après un poste de douane,
aujourd'hui abandonné. Il suffit de prendre une route annexe pour y
parvenir. Ce que je fais chaque fois que je retourne en Alsace, passant d'abord
devant la belle maison de l'ancien Asile Israélite, qui longtemps encore
après sa vente, gardait sur son fronton, sous la peinture qui peinait
à l'effacer, l'inscription d'origine.
Puisque l'occasion m'est donnée de le faire, je veux dire le dévouement
et la constante gentillesse dont mes parents ont fait preuve à l'égard
de la presque vingtaine de pensionnaires de la… maison de retraite.
Tous n'étaient pas indigents ; certains étaient venus, en quête
d'une maison où ils trouveraient satisfaction. Mes parents ont veillé
sur chacun d'entre eux. La relative exiguïté des lieux, le fait
que la maison ne comportait pas de chambres individuelles ne répondaient
pas aux normes appliquées aujourd'hui. Ils permettaient en revanche
de créer une ambiance véritablement familiale. L'application
et la générosité des administrateurs de Bâle et
de Saint-Louis, accordaient les moyens pour subvenir à tous les besoins.
Après la mort de mon père, Mochè
Catane a évoqué sa mémoire dans le Bulletin
de nos Communautés. Son article fut repris dans un opuscule, édité
par le KKL
de Strasbourg en 1963/5724, sous le titre : Souvenir d'un juste.
(1) "Je n'oublierai pas", dit-il à la
fin de sa chronique, "le plaisir avec lequel, la dernière fois
que je l'ai vu, il y a trois ans [à Hégenheim], il m'a montré
la télévision que ses administrés avaient reçue.
Un père n'est pas plus content des cadeaux de ses enfants".
Ma mère était tombée malade peu après son arrivée
à Hégenheim. Pendant trois années seulement, elle a su
témoigner sa tendresse à ceux et celles dont elle avait la charge,
jusqu'à ce que la mort la réunisse à son enfant, en ce
lieu où mon père allait être porté en terre lui
aussi. Il est mort le 2 février 1962, dans un accident d'automobile,
près de Baldersheim, alors qu'il revenait d'un enterrement.
Les dirigeants de l' Hospice Israélite avaient-il l'intention de maintenir
dans un avenir plus ou moins lointain l'œuvre créée en
1874? Quoi qu'il en fût, la mort brutale de mon père signifia
la fin de l' Asile Israélite. Ses pensionnaires, si je me rappelle
bien, trouvèrent place à l'Hospice israélite de Pfastatt.
Quelques anecdotes personnelles sur Hégenheim - dont ce site
parle par ailleurs, très abondamment et savamment :
- Lorsque mes parents s'y sont installés en 1954, il ne restait
dans le village qu'une seule femme juive. Autrefois la population juive
- qui fut à l'origine, partiellement pour le moins, de la Communauté
de Bâle - a pu y être majoritaire.
- Lors de mes premières vacances d'été à Hégenheim,
la Communauté
de Saint-Louis, distante de 5 km, me demanda de lire dans la Tora la
paracha Ma'ssei.
Cinq kilomètres à pied ne présentaient pas de difficulté
mais il en allait autrement du signe musical unique qui apparaît en
Nombres 35:5. En bon diplômé de l'école liturgique
de Würzburg, mon père m'amena dans l'arrière-salle d'un
bistrot du village où, notes en main, il me joua au piano, qui n'était
vraiment pas habitué à ce genre de musique, le "yéra'h
ben yomo" et les "karné para" des premiers
"alpaïm baama" du verset. Je doute que n'importe
où ailleurs dans le monde, quelqu'un ait appris à chanter
ces signes avec autant d'exactitude. Et plus encore que leurs accents aient
retenti une nouvelle fois dans l'arrière-salle du troquet.
- Quand mon père voulut commander du vin cachère, il demanda
un échantillon à l'un des rares vignerons cachères
d'Alsace, à moins qu'alors ce ne fût le seul : ne disait-on
pas que l'aigreur de son Riesling ou supposé tel, n'était
pas du goût de tous les œnologues? En réponse, il reçut
un billet dans lequel notre homme interrogeait: "Pourquoi avez-vous
besoin d'un échantillon alors que mon vin est surveillé par
les rabbins les plus sévères" ?
- Hégenheim, comme
beaucoup de villages alsaciens, a sa 'kilbe", ce jour mémorable
de jeux, de manèges et surtout de ripailles et de beuveries. La "kilbe"
de Hégenheim a lieu à la date où, à Bâle,
on célèbre le "Bus und Bettag", entendez
le jour où dans la ville de Calvin, on fait preuve de "contrition",
où la "prière" est prônée plus que
de coutume, alors que les restaurants sont fermés et les cinémas
muets. Ce qui conduit Bâlois mécréants et autres amateurs
d'authentique Riesling, à se réjouir avec leurs voisins de
mon Alsace natale. Je les voyais sur la route du retour depuis ma fenêtre
de l'Asile Israélite, buvant et titubant. Quand, au poste de douane
on demandait aux buveurs les taxes d'importation sur les bouteilles dont
ils peinaient à se séparer, beaucoup préféraient
les vider, gorge déployée, en territoire français.
Qui donc a inventé l'expression: "Boire en suisse"?
- Pendant mon service militaire à Alger, il m'est arrivé,
qu'à la recherche des figues qui me tenaient lieu de déjeuner,
je m'aventure jusqu'aux abords de la kasbah. Et là je vis, dispersés
par terre, des vieux bouquins à vendre. Parmi eux, paru en 1870 et
en 170 pages, un livre de "Textes classiques de la littérature
religieuse des Israélites, précédés d'un précis
de grammaire hébraïque, accompagnés de résumés
d'histoire religieuse, de notes et d'un vocabulaire hébreu".
Son auteur était "Léon Nordmann, aumônier du lycée
Louis-le-Grand, du lycée Prince Impérial et du collège
Chaptal". La dédicace était imprimée en page 2
: "A mon cher oncle et maître Monsieur Moïse
Nordmann, rabbin à Hégenheim, hommage de reconnaissance
et d'affection". C’est au demeurant, un bon livre! Encore que le grand rabbin de
France de l'époque, M. Isidor, qui lui accorda son "approbation" et autorisa son
introduction dans les écoles, jugea nécessaire d'ajouter:
"Je dois pourtant faire des réserves sur différents points
traités dans votre livre, tel que votre explication du sacrifice
d'Isaac, etc., auxquels je ne saurais souscrire, et que vous rectifierez,
j'espère dans une prochaine édition".
Note :
-
Mme Kellerman, grand-mère de Jacquot Grunewald
|
Souvenir d'un juste
Je ne voudrais pas consacrer cette chronique à des oraisons funèbres.
Mais - l'ai-je déjà écrit ? - les circonstances se
multiplient où je me sens obligé d'interpréter impérativement
le fameux verset des Proverbes (10:7) : "Commémorer
un juste, c'est faire œuvre bénéfique". Et je me
trouve dans ce cas, à la nouvelle de la tragique disparition de Sally
Grunewald.
Oui, je peux remonter loin dans mes souvenirs. A cette époque où
apparurent les premiers réfugiés de l'hitlérisme à
Strasbourg. Alors, à la vénérable famille du premier
hazane de la rue
Kageneck, vint se joindre cette branche jeune dont le regretté
Sally était le chef. Elle était jeune, parce que c'était
la souche des seuls petits-enfants, mais aussi parce que le fils de notre
ministre-officiant, en bon diplômé de l'Ecole de liturgie de
Würzburg, allait bientôt se manifester comme un chef de chœur
plein de dynamisme. Qui d'entre nous ne se rappelle ses vibrants We-chamerou
(que je n'aurai plus guère l'occasion de répéter, puisque
le rite du Gaone de Wilna a supprimé cette "interruption"
de l'office du vendredi soir) ? Et je veux dire un mot aussi de son beau-père
le vieux Monsieur Kellermann, que l'isolement de sa surdité n'empêchait
pas d'être toujours le premier à tous les offices (y compris
le minyane du shabath matin à 6 heures un quart au restaurant Klein-Bollack)
et de fournir régulièrement le léwi du lundi et du
jeudi. Car le couple Grunewald junior avait auprès de lui également
les grands-parents de l'autre côté, et Madame Kellermann, entourée
de piété filiale, survit encore à toutes ces épreuves...
Car les dures années de la guerre étaient survenues. Transplantée
à Limoges, la famille Grunewald était devenue le centre d'une
activité modeste, mais efficace, de publication
et de diffusion religieuses, la rue Gaignolle étroitement liée
à la rue d'Antony. Par miracle, tout le monde fut sauvé des
Allemands, et même le patriarche nonagénaire retrouva son appartement
de la rue Kuhn. Mais une issue fatale avait subitement arraché l'aîné
des petits-fils, le fin et distingué Henri, dans la maison d'enfants
de Bâle, où il était certes en sécurité,
mais où il souffrait d'être loin des siens.
Toute l'affection de la famille entière devait se reporter sur celui
qui était resté le seul de la troisième génération,
et, après ses études à Paris et son service en Algérie,
voici enfin que leur était accordé à tous l'honneur
suprême de le voir nommer rabbin de la jeunesse à Strasbourg,
leur propre communauté natale. Ce bonheur, qui devait racheter bien
des peines, Sally Grunewald ne devait presque pas en jouir.
Il aura eu du moins la satisfaction, au cours des dernières années
de sa vie, de se savoir utile et secourable à la poignée de
vieillards dont il dirigeait l'hospice à Hegenheim. Et je n'oublierai
pas le plaisir avec lequel, la dernière fois que je l'ai vu, il y
a trois ans, il m'a montré la télévision que ses administrés
avaient reçue. Un père n'est pas plus content des cadeaux
de ses enfants.
Que le Tout-Puissant console ceux qui le pleurent parmi tous les endeuillés
de Sion et de Jérusalem. (16/3/1962)
Mochè Catane, Géographie
cordiale d'Israël, suivie de Choses vécues en Israël.
Préface d'André
Neher