Discours tenu par Raymond Heymann à l'inauguration
de la Yechiva des Étudiants de Strasbourg.
par le Rabbin Claude Heymann


Avertissement.
Le texte ici présenté donne accès à l'histoire du judaïsme à Strasbourg des années soixante et soixante-dix. Le but du notre propos n'est pas de faire l'historique de la Yechiva des Étudiants mais d'illustrer le contexte dans lequel cette nouvelle institution, unique en son genre en France à l'époque, s'installe petit à petit dans le paysage communautaire strasbourgeois.

Introduction

La communauté juive de Strasbourg entame sa reconstruction dès 1945 à la fois au niveau cultuel et au niveau culturel, période que l'on peut considérer comme close avec l'inauguration de la synagogue et du centre communautaire de la Paix en 1958.

L'origine de la Yeschiva des Etudiants remonte au début des années soixante au moment où Rav Eliyahou Abtibol (1937-) réunit un petit noyau de jeunes étudiants interessés à approfondir leurs connaissances juives dans le petit local du Boulevard de la Victoire puis plus tard dans l'immeuble allée Spach, face aux institutions européennes.

Et s'il est vrai qu'à l'époque le professeur André Neher (1914-1981) incarne, pour quelques temps encore à Strasbourg, le renouveau de la pensée juive aux yeux d'une part importante de la communauté, l'étude talmudique traditionnelle, reste elle, l'apanage de petits cercles groupés autour du grand rabbin Abraham Deutsch à la synagogue, à la rue Kageneck ou à son domicile, de Rav A.David Horowitz (1911-2004) à la synagogue Adath Israël rue de la Nuée Bleue et du rabbin Max Warschawski (1925-2006) au Merkaz Hanoar.
Par ailleurs, certains jeunes, issus de familles engagées ont déjà fait un séjour soit à la Yechiva Etz 'Hayim de Montreux, soit à la Yechiva d'Aix-Les-Bains ou parfois encore à la Yechiva de Gateshead près de Newcastle en Angleterre. Ils ont gouté à un certain type d'étude avec des maîtres dédiés qui suivent leur étude au quotidien dans une grande salle : le Beith Hamidrash, où sont réunis plusieurs dizaines d'élèves étudiants en binôme. Or, aucune institution de ce type n'existe à Strasbourg.

Nous sommes par ailleurs aussi au moment de la grande mutation de mai 1968 et la fondation de la Yechiva des Étudiants peut en quelque sorte être comprise comme une des réponses donnée aux questions que pose, au niveau juif, ce grand mouvement de violente remise en question.
Cette Yechiva inaugurée en 1970, s'inscrit aussi dans une large mutation qui s'opère durant les années soixante à Strasbourg alors que les rapatriés d'Algérie viennent d'arriver en Métropole et que s'établit également le kollel conduit par Rav Philippe Kohn (1935?-2000?) rue Théophile Schuller, derrière la maison de la radio.
Par ailleurs, le Lycée-Yechiva Echel rue Schweighauser que dirige Rav Léon-Juda Elkaïm ouvre ses portes en 1962 à l'initiative de Rav Joël Leybel (1912-2004) avec l'aide de l'Agoudath Yisraël. Animés de semblables préoccupations ses responsables ont eux choisi de mettre en place une structure d'enseignement destinées aux lycéens.

On assiste à cette époque à une profond changement au plan sociologique puisque de nombreux jeunes d'Afrique du Nord qui ont effectué leur cursus universitaire à Strasbourg commencent aussi à s'y installer. Le Kahal sépharade "Léo Cohn", qui a prend ses quartiers dans les locaux de l'avenue de la Paix est dirigé par la rabbin Albert Hazan (1920-2003) puis par le Rabbin Roger Touitou. Mais parallèlement aux activités traditionnelles de cette communauté, les jeunes les plus intéressés, le plus souvent d'origine marocaine et qui ont goûté un tant soit peu à l'étude du Talmud, voient en la "Yech'", terme désormais consacré, une occasion de faire le lien entre la culture profane à laquelle ils ont désormais accès et les études juives traditionnelles de leur enfance.

Ce nouveau mouvement se veut aussi révolutionnaire, et il n'est un secret pour personne que l'establishment juif dans son ensemble ne comprend pas ces jeunes remuants, véhéments même parfois, d'autant que la remise en question du fonctionnement des structures religieuses et communautaires, rabbinat inclus, fait partie des idées force de ce judaïsme militant d'inspiration "ultra-orthodoxe", selon la terminologie d'aujourd'hui. Cette situation est loin d'être exceptionnelle car c'est à une même incompréhension que le Rav Yoel Leybel se trouve confronté lors de la fondation de la Yechiva Echel que nous avons brièvement évoquée.
En outre, si ces lieux d'étude drainent une petite, mais très dynamique partie des juifs de Strasbourg, le gros de la communauté reste relativement à l'écart de cette évolution. Bien sûr, les membres d 'Etz 'Hayim et d'Adath Israël voient d'un bon œil l'ouverture d'un lieu d 'études juives bien qu'ils restent étrangers à l'agitation de ces étudiants très remuants. Néanmoins l'ancienne génération orthodoxe n'ayant pas toujours les capacités suffisantes pour assurer une transmission forte d'un judaïsme consistant, "accompagne" le développement de ce lieu d'étude, mais tout en affichant une certaine méfiance.

Comme pour le Merkaz après guerre qui réunit des jeunes de milieux divers issus tant d'Etz 'Hayim, d'Adath Israël que de la grande communauté, Rav Eliyahou Abitbol avec son style particulier et Rav Fernand Klapisch (1940) d'allure plus classique, associés à Rav Gavriel Tolédano (1937-2016), issu d'une famille rabbinique marocaine bien connue, attirent également tout ce panel d'étudiants locaux, enrichi, on l'a dit, par les jeunes de la communauté sépharade.

Seules quelques rares individualités de "la grande communauté", comme Raymond Heymann (1919-2008), voient en cette institution l'occasion de pallier aux lacunes importantes de la jeunesse en matières de connaissances juives et décide de lui apporter son soutien (1). Cependant, malgré son enthousiasme, Raymond Heymann sait prendre ses distances avec certaines prises de position idéologiques de ce mouvement de renouveau juif dont les cadres se sont formés en Israël dans les années cinquante en grande partie dans les yechivoth de tradition lituanienne, sans tendresse particulière pour le sionisme, fut-il religieux.
On sait en outre combien Manitou (1922-1996), bien que tenant des positions inverses au niveau du sionisme, encourage le retour en France de ses anciens élèves de l'école d'Orsay et considère qu'il leur incombe de prendre en charge, au niveau spirituel, les jeunes des communautés françaises en pleine transformation et en plein bouleversement. Léon Aschenazi connaît l'état du judaïsme algérien et sa fragilité au niveau religieux et se montre très inquiet des ravages que risque de faire l'assimilation lorsque les rapatriés seront vraiment établi sur le sol métropolitain.

L' intervention de Raymond Heymann que nous présentons ici pour la première fois, éclaire le débat d'idées intracommunautaire qui a lieu au sein de la communauté de Strasbourg qui est sur le point de voir ses éléments les plus dynamiques d'après-guerre la quitter.

En effet, Rav Eliyahou Abitbol prend en quelque sorte la relève d'André Neher, de Benno Gross (1925-2015), de Théo Dreyfus (1925-2007) etc... qui s'installent à Jérusalem après 1968. Au niveau rabbinique, le grand rabbin Abraham Deutsch prend sa retraite en 1969 alors que son successeur à la tête de la communauté Etz 'Hayim Rav A.Yaffé-Schlesinger (1939) arrive d'Israël. Par ailleurs, le brillant rabbin de Bischheim, Charles Friedmann (1929-1970), récemment diplômé de l'institut d' hébreu de Strasbourg, monte également en Israël.

Si d'autres initiatives centrées sur l'étude des textes juifs se concrétisent aussi autour du jeune rabbin Joseph Sitruk (1944-2016) durant sa courte mais féconde période strasbourgeoise entre 1970 et 1975, la fondation de la Yechiva des Étudiants, bouleverse cependant profondément le paysage juif strasbourgeois.

La Yechiva est inaugurée en grand pompe en 1970 par le baron Alain de Rothschild (1910-1982) président du Consistoire central de l'époque en présence des rabbins de Strasbourg. La presse juive de l'époque ne mentionne pas l'intervention de Raymond Heymann lors du repas de gala dans la grande salle de l'Aubette donné à l'issue de l'inauguration, mais rien ne vient non plus l'infirmer. Il apparaît néanmoins aujourd'hui comme un témoignage de l'histoire des juifs de Strasbourg, de cette communauté en pleine mutation après la guerre des six jours et la révolution de 1968, deux éléments déterminants, à des titres divers, de ces bouleversements.

Comme à son habitude, Raymond Heymann rédige par écrit l'intégrale de son intervention sur un papier de récupération de sa belle écriture régulière. C'est avec plaisir que nous publions ces quelques lignes dont on mesurera la franchise. Ce texte revêt sans doute quelque importance aux yeux de son auteur puisqu'il l'a conservé précieusement avec d'autres documents familiaux.

Inauguration de la Yechiva des Etudiants.

S'il y a un point sur lequel tous les juifs de France peuvent se mettre d'accord sans réserves ni réticences, c 'est bien le fait que dans leur immense majorité ils ignorent, tout ou presque tout de leur patrimoine spirituel propre; s'ils connaissent la Bible, ils ne connaisset pas la Torah et lorsqu'ils pratiquent les מצוות [mistvoth] ils sont incapables d'en comprendre la valeur profonde, l'origine et l'explication spirituelle.

Ce n'est pas nécessairement faire preuve d'égocentrisme que de parler de soi-même et cela permet de faire passer la rampe à des vérités qui ne sont pas agréables à entendre. Je vous dirai donc, et je ne m'en flatte pas, que je suis un produit typique de ce judaïsme alsacien qui a formé le réservoir de la juiverie française au 19ème siècle.
J'insiste en précisant que vous chercherez en vain dans mon ascendance une goutte de sang importé lituanien, galicien, béssarabien ou maghrébin; je suis donc bien placé pour vous parler sans complexe du sous-développement incroyable pour tout ce qui concerne l'enseignement de l'hébreu, des valeurs juives, des éléments constitutifs de ce que l'on peut appeler la conscience juive qui sont le fait des gens de ma génération et de celles qui précèdent.

Dire que cette médiocrité tenait au niveau du corps rabbinique amène à rappeler que les juifs ont les rabbins qu'ils méritent.
Mal payés, à la menace de présidents de communautés ignorants et tatillons, quel jeune combatif et ambitieux aurait voulu s'enterrer dans un métier pareil. Quelques uns l'ont fait avec courage, ont lutté de toutes leur forces, c'étaient des héros et cela ne court pas les rues.
La guerre, Auschwitz, Israël, le judaïsme français a été profondément bouleversé. A un moment ou à un autre de ces secousses certains ont ouvert les yeux, ils ont aussi ouvert les livres, ils ont enfin voulu savoir.
Oh combien sont-ils, ceux qui adultes déjà, ont eu le privilège de rencontrer des Samy Klein (זצ"ל), des Aron Wolf (זצ"ל), des Schillli (זצ"ל), des Manitou (זצ"ל), qui ont pu les aider à sortir de leur sous-développement, leur ouvrir les yeux, le cœur et l'esprit au rythme du verset biblique et à sa poésie, à la résonance humaine et métahumaine de l'enseignement puisée dans le texte, dans cet hébreu qui nous vient des aurores de l'histoire du monde ?
Oui, combien sont-ils les privilégiés, ces adultes qui ont servi de pont entre l'ignorance de leurs aînés et la connaissance qu'ils ont tenu à faire enseigner à leurs enfants ? Vous savez, nous savons tous qu'ils sont très peu. Pour les adultes il ne peut donc s'agir que d'un rafistolage ; aussi les efforts doivent-ils se porter surtout sur les enfants, vers les jeunes.

Les écoles juives se sont créées, des Talmudei Torah fonctionnent, ainsi combien de jeunes juifs de France n'ont fait que les frôler et dans la majorité des cas de fort loin et arrivent à l'âge estudiantin avec un bagage de connaissances générales d'un excellent niveau mais avec une ignorance du patrimoine juif qui va de pair avec des idées préconçues, hostiles évidemment ? Combien ignorent que les bases de la justice sociale se trouvent dans la Torah, qu'elle a inspirée nos prophètes, alors que par générosité de cœur ils se lancent dans des mouvements politiques qui exploitent cette générosité naturelle et nous les transforment trop souvent en ennemis du judaïsme, en adversaires d 'Israël ?

Si je me suis permis de rappeler ces données que vous connaissez fort bien, c’est pour mettre en relief la brèche, encore modeste, mais effective que la Yechiva des Étudiants inaugurée aujourd’hui בשעה טובה (2) a pratiqué dans le mur que constituait jusqu’il y a très peu de temps les milieux d'étudiants juifs.
C'est aussi pour affirmer qu'elle constitue un moyen irremplaçable qui a prouvé son efficacité pour valoriser par la compétence de ses maîtres, l'enseignement des valeurs juives, que ce soit le Talmud ou la philosophie juive qui se situe à un niveau véritablement universitaire.

Si cet enseignement à un haut niveau a toujours existé pour ceux qui le recherchaient, l'originalité de la Yechiva des Étudiants réside dans l'esprit offensif qui lui a valu ses succès dès l'origine. C'est ce même esprit offensif qui lui permettra, nous le souhaitons, de se développer, c'est lui qui essentiellement justifie à mes yeux son existence et l'aide que nous devons lui apporter pour lui permettre de continuer à exister, exister pour attaquer.
J'éprouve le plus profond respect devant le savoir des maîtres qui l'animent , devant leur esprit de sacrifice, devant l'idéal qui les a fait opter pour une existence de modestie matérielle mais d'intense richesse spirituelle.

Je me dois de vous dire, et ils le savent, que je suis loin de partager toutes leurs options. Mais c'est sans hésitation que je vous appelle à les soutenir de toutes vos forces dans la tâche vitale qu'ils tentent de mener à bien.
Je trahirais mes sentiments les plus profonds si je n'accordais une pensée émue à nos frères d 'Israël qui luttent avec le courage et l'abnégation que vous savez à la fois pour leur survie et pour celle de tout le peuple juif.

J'adresse à D. une prière fervente pour qu'il soutienne les bras de ceux qui construisent, pour que soient protégés ceux qui les défendent, pour que soient réunis dans une même bénédiction ceux qui pratiquent les מצוות [mistvoth] et ceux qui ne les pratiquent pas, ils œuvrent coude à coude pour la sanctification du nom divin et nous permettent d'être le témoins privilégiés des premières lueurs des Temps Messianiques dont le retour du Peuple juif sur sa Terre constitue le signe timide peut-être, contesté parfois, mais indéniable.
Je vous invite mesdames, messieurs, à tourner vos pensées vers ceux qui chaque jour font le sacrifice de leur jeune vie, vers les familles qui les pleurent, en observant debout une minute de silence et de méditation.

Sur la route encore longue qui conduira le peuple juif, et avec lui l'humanité entière vers la délivrance messianique, la connaissance de notre patrimoine constitue une étape indispensable. A nouveau, je veux souligner les espoirs que nous pouvons placer dans la Yechiva des Étudiants pour préparer la fin de la galouth en hâtant la réalisation de la parole du prophète ושבו בנים לגבולם "mes enfants réintégreront leurs frontières" (3). Le prophète dans sa vision inspirée, attribue ces paroles à Rachel voyant passer à l'Est de Jérusalem devant sa scépulture de Beith Le'hem , la cohorte éplorée des enfants d'Israël emmenés vers l'exil babylonien.
"Mes enfants réintégreront leurs frontières" : cette phrase , vous l'avez compris a une signification double, elle appelle au retour physique sur la terre d'israël , mais elle évoque aussi le patrimoine spirituel de notre peuple qui a été abandonné. Le retour dans nos frontières où nous trouverons ces richesses qu'en vain depuis des siècles nous nous évertuons à chercher ailleurs.

C'est à la fin de cette galouth spirituelle qu'entend oeuvrer la Yechiva des Etudiants en portant les lumières de la pensée juive au cœur des ténèbres du monde moderne. Elle espère avoir en vous tous qui êtes venus ce soir honorer Monsieur le président du Consistoire Central et la Yechiva, des avocats éloquents, elle attend de vous un soutien matériel efficace qui lui permettra de réaliser ses aspirations. Nous souhaitons que ses maîtres lui gardent un esprit d'ouverture vigilant, qu'ils échappent à la tentation du repli sur eux -mêmes : que D. les guide dans cette voie, c'est cette bénédiction que nous Lui demandons pour eux.

NOTES :

  1. Depuis les années cinquante Raymond Heymann cherche au plan personnel à se rapprocher du monde de l'étude et suit les cours de Talmud donné par Rav Schmoulevitz, envoyé par la so'hnout à Strasbourg a et fait l'acquisition d'un de ces énormes magnétophones de l'époque pour pouvoir bien revoir son enseignement. Par ailleurs, sur un plan plus général, grâce au journal israélien Panim El Panim de tendance sioniste religieuse, il apprend que le jeune rabbin Issa'har Meir(1927-2010) enseignant à la yechiva de Kfar Haroé prêt de 'Hadéra vient de fonder un nouveau lieu d 'études avec un petit groupe d'élèves en plein désert du Néguev, à quelques encablures de Beer Chéva. Son intention est certes d'y fonder un institut de savoir talmudique de haut niveau mais aussi d'y intéresser la population maghrébinne nouvellement arrivée dans la région et qui peine à se structurer, surtout au niveau d'une jeunesse souvent livrée à elle-même. Raymond Heymann met alors sur pied à Strasbourg un organisme de soutien à cette œuvre pionnière: "Les amis de Netivot" dont le but sera à la fois d'aider les familles pauvres de Netivot et de soutenir la Yechiva. Cet organisme perdurera jusqu'à la fin des années quatre vingt dix longtemps après son aliya notamment grâce à l'engagement de Théo Klein (1913-2007) et de Léon Gehler.
  2. Besha'a tova : à la bonne heure !
  3. Jérémie 31:16


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