Merci aux poilus", dessin de Hansi |
Les lampions de la victoire éteints, on en vint aux choses sérieuses. Les Alsaciens avaient lutté pour obtenir l'autonomie parlementaire et le respect de leur particularisme. Les concessions politiques arrachées aux Allemands furent peu à peu annulées par la France. En 1924, le gouvernement Herriot voulut introduire l'ensemble de la législation française dans les départements de l'Est, y compris la loi de séparation de l'Etat et de l'Eglise, ce qui déchaîna les passions. Catholiques et protestants fustigèrent le gouvernement du haut de la chaire. Les israélites se turent. Une violente campagne contre l'école laïque fut lancée.
Le gouvernement français fit marche arrière, mais il s'était aliéné l'immense capital de confiance dont il disposait. L'autonomisme avec ses revendications était né ; à son programme, le rétablissement de la Muttersprache, on demandait qu'il soit tenu compte du caractère profondément religieux du peuple d'Alsace, que les autochtones occupent les postes de responsabilité. On en arriva, dès 1926, à réclamer une autonomie complète dans le cadre de la France avec un statut confessionnel, un régime scolaire et linguistique particulier, une autonomie administrative et législative avec un pouvoir exécutif siégeant à Strasbourg. Presque tous les partis politiques qui avaient leurs racines en Alsace se scindèrent en deux blocs, la tendance française et nationale et la tendance alsacienne attachée aux droits de la Heimat, qui prit aussitôt une tendance antisémite plus ou moins dissimulée.
A la faveur de la crise économique, les sentiments antisémites s'expriment au grand jour. On les trouve exprimés par les Jeunesses patriotiques, le Front paysan de Joseph Bilger ou encore par un groupuscule, le Rassemblement anti-juif. En 1935, le Combat National conclut un article par :
L'E1sässer, dans son numéro du 6 février 1936, rappelle que l'Eglise condamne l'antisémitisme, mais souligne le rôle des juifs dans la tentative de réforme scolaire et désigne ses ennemis, Weill, Grumbach et divers membres du cabinet Blum.
Selon Léon Strauss,
Encore une anecdote personnelle. Cela se passait à la campagne, quelques mois avant la guerre. Je me promenais. Un paysan passe lentement, à bicyclette, à côté de moi, me dévisage et me lance : "Du Gottverlossener Jud" ("Juif abandonné par Dieu"). Je dois dire que la formulation m'a surpris. Un "Dregjud" ("sale juif"), était dans l'ordre des choses. Mais ce "Gottverlossener Jud" avec son arrière-plan théologique m'a laissé muet. Ce paysan me restituait la leçon apprise auprès du curé ou du pasteur.
La population de Strasbourg est évacuée. La campagne alsacienne se vide à son tour. Le sort des juifs d'Alsace dispersés sur tout le territoire français ne peut plus être séparé de celui des juifs de France.
Le 12 juin 1940, ce fut la rupture de nos lignes en de nombreux endroits, l'avance profonde des blindés allemands, l'entrée en guerre de l'Italie. la France venait de subir le plus grand désastre de son histoire. En un mois, elle eut cent mille tués. La défaite était là. Au Conseil des ministres, Paul Reynaud montre la différence entre l'Allemagne nazie et celle des précédents conflits :
L'élaboration d'un statut pour les juifs de France s'annonce déjà au début du mois d'août 1940, lorsque le ministre de la Justice Alibert charge un jeune auditeur au Conseil d'Etat de mettre au point les mesures contre les juifs. Le 27 août 1940 parut une loi sur la presse, annulant le décret-loi Daladier du 21 mars 1939 qui punit la diffamation et l'injure envers un groupe de personnes qui appartiennent par leur origine à une race ou une religion déterminée. le 24 septembre, les autorités allemandes en zone occupée interdisent aux juifs de traverser la ligne de démarcation, dans un sens ou dans l'autre, ils doivent se faire recenser, les magasins juifs portent une affiche spéciale et sont mis sous gérance. Le 18 octobre 1940, paraît au Journal officiel le Statut des juifs. Ils sont exclus de toutes les fonctions publiques, du journalisme, du cinéma, du théâtre et de la radio. En zone sud, le commerce, l'industrie et l'agriculture leur sont autorisés. Est considéré comme juif, celui qui possède plus de deux grands-parents juifs. Le critère racial éclipse tout autre mode de discrimination. D'après la loi française comme d'après la loi allemande, un prêtre catholique d'origine juive ne cesse pas d'être juif.
Le statut suscite une vive émotion dans les milieux juifs. On cite comme un morceau d'anthologie la lettre qu'un avocat, Pierre Masse, adressa au Maréchal. Il descendait d'une famille juive d'Alsace ayant opté pour la France en 1871. Son ancêtre, David Masse, vice-président du Consistoire israélite du Bas-Rhin avant 1871, eut un fils Edouard-Charles, né à Strasbourg en 1850, qui fit carrière à Paris après 1871; attaché de cabinet auprès du Garde des Sceaux, substitut, procureur de la République, avocat général, président de chambre. Voici cette lettre :
Les lettres indignées s'accumulent sur le bureau des secrétaires du Maréchal. De petits paquets aussi, renfermant de précieuses reliques, les décorations du grand-père, de l'arrière-grand-père que l'on a ramenées d'Alsace. On y a souvent ajouté la croix toute récente, obtenue à Rethel, à Sedan... les préfets transmettent au ministre de l'Intérieur les lettres de protestation des intéressés. Léon Blum, interné par Vichy, écrit à l'ambassadeur Scapini qui a la charge des prisonniers de guerre. Il lui fait part de son inquiétude : l'idée que dans les camps de prisonniers on sépare les juifs de leurs camarades chrétiens lui paraît insupportable. La responsabilité personnelle du Maréchal dans l'établissement du statut des juifs est indiscutable. Voici le témoignage de Paul Baudouin, ministre des affaires étrangères :
Le statut entre en application. Professeurs, magistrats, officiers, fonctionnaires sont révoqués immédiatement et sans délai. André Neher raconte que, professeur au lycée de Brive-la-Gaillarde, il est mis à la porte et comment, accompagné par un collègue juif, il se dirige vers la porte du lycée, sous le regard indifférent de ses collègues. L'auteur de cette étude, alors en poste à l'Hôpital militaire de Carcassonne, se souvient douloureusement de sa révocation. Il remet une dernière fois son uniforme et passe la soirée dans son service, qu'il quitte les larmes aux yeux aux douze coups de minuit. Il est remplacé par un jeune étudiant non diplômé, mais aryen. La population française demeure indifférente et ne se sent pas concernée.
En revanche, on ne rencontre pas dans l'armée la même prévention contre les juifs, et je me retrouve camouflé dans une de ces formations paramilitaires existant en marge de l'armée d'armistice. Sans doute à la suite d'une dénonciation, deux inspecteurs de Vichy m'y découvrent et m'envoient faire du terrassement dans une sorte de compagnie disciplinaire pour républicains espagnols. Je disparais dans la nature.
Une atmosphère de terreur se répand en zone occupée. Les prisons se remplissent de juifs, de communistes et de gaullistes. L'étoile jaune est devenue obligatoire pour tous les juifs, qui sont soumis au couvre-feu. Signé le 2 juin 1941, un nouveau statut des juifs pour la zone sud est publié dans le Journal officiel du 14 juin. Peut-être saisi d'un scrupule, le Maréchal demanda à Léon Bérard, ambassadeur de France auprès du Vatican, de solliciter l'avis du Saint-Siège sur les mesures prises par son gouvernement à l'égard des juifs. La réponse de Léon Bérard, datée du 2 septembre 1941, devait le rassurer pleinement. Cette lettre, intégralement reproduite dans Le Procès de Xavier Vallat (éditions du Conquistador), exprime l'opinion des hauts dignitaires du Vatican. Si l'Eglise réprouve la référence à la race contenue dans la loi du 2 juin 1941, elle ne trouve rien à redire aux dispositions prises à l'encontre des juifs, à condition qu'il ne soit rien ajouté aux dispositions concernant le mariage et qu'il soit tenu compte dans l'application des textes des "principes de justice et de charité". Ainsi l'Eglise approuvait la mise à l'écart des juifs prélude à l'ouverture des camps de concentration en France.
Le nouveau statut des juifs s'aligne sur les mesures nazies de la zone occupée. Les entreprises appartenant à des juifs sont retirées à leurs propriétaires, sans indemnité. Aucune dérogation n'est prévue pour les anciens combattants. Un numerus clausus est instauré pour les professions libérales, épargnées jusqu'alors. Pour les médecins, avocats, officiers ministériels, le pourcentage est fixé à 2 %, pour les étudiants, le pourcentage est de 3 %. Une loi du 29 novembre 1941 crée l'Union Générale des Israélites de France (UGIF). Le recensement des juifs est ordonné. Les cartes d'identité sont surchargées du tampon JUIF. A partir du 9 décembre, les juifs étrangers, entrés en France depuis le 1er janvier 1936, sont regroupés en compagnies de travailleurs étrangers ou dans des camps de concentration en France, première étape avant la déportation dans les camps d'extermination en Allemagne.
Victor Faynzilber - Photo Centre de Documentation Juif contemporain |
A partir d'avril 1942, on assiste à un alignement progressif de la zone libre sur la zone occupée. La Gestapo sillonne la zone sud à la recherche des résistants. Au mois de juillet 1942, police et gendarmerie françaises arrêtent 20 000 juifs étrangers à Paris et les parquent dans le Vélodrome d'Hiver. Dans la zone sud, ce sont 10 140 juifs étrangers que la police française arrête. Ils sont dirigés sur le camp de Pithiviers. Là on sépare les enfants des parents. 4 000 enfants de 2 à 12 ans sont amenés à Drancy. Ici, c'est l'enfer.
Nourris d'une soupe aux choux, les enfants souffrent de dysenterie. Vêtements et literie souillés, les enfants hurlent de désespoir. Et ceci dure des jours, jusqu'à leur évacuation sur les camps d'extermination en Allemagne. Des chambrées entières refusent de descendre. Ce sont des gendarmes français qui vont chercher ces enfants et les portent, gigotants, dans les camions. Des scènes atroces se déroulent à Gurs, Rivesaltes, Masseube, Noé, Récébédou, Septfonds, Tombebouc. On veut séparer une jeune mère de son bébé qu'elle est en train d'allaiter ; elle l'étrangle avant de se suicider. La population dans son immense majorité est écœurée et manifeste plus ou moins ouvertement son hostilité au gouvernement. Des lettres sont envoyées aux préfets, aux dignitaires de l'Eglise. Une feuille polycopiée circule parmi les juifs et leur apporte un réconfort moral. Je l'ai conservée précieusement.
Toulouse le 23 août 1942. Lettre de Monseigneur l'Evêque sur la personne humaine.
A lire Dimanche prochain sans commentaire.
Mes très chers frères. Il y a une morale chrétienne, il y a une morale humaine qui impose des devoirs et reconnaît des droits. Ces devoirs et ces droits tiennent à la nature de l'homme. Ils viennent de Dieu. On peut les violer. Il n 'est au pouvoir d'aucun mortel de les supprimer; que des enfants, que des femmes, des hommes, des pères et des mères soient traités comme un vil troupeau, que les membres d'une même famille soient séparés les uns des autres et embarqués pour une destination inconnue, il était réservé à notre temps de voir ce triste spectacle. Pourquoi le droit d'asile dans nos Eglises n'existe-t-il plus ? Pourquoi sommes-nous des vaincus ? Seigneur ayez pitié de nous. N.D. priez pour la France. Dans notre diocèse des scènes émouvantes ont eu lieu dans les camps de Noé et de Récébédou. Les juifs sont des hommes, les juives sont des femmes. Tout n'est pas permis contre eux, contre ces hommes, contre ces femmes, contre ces pères et mères de famille. Ils font partie du genre humain. Ils sont nos frères comme tant d'autres. Un chrétien ne peut l'oublier. France, patrie bien-aimée, France qui porte dans la conscience de tous ces enfants la tradition du respect de la personne humaine, France chevaleresque et généreuse, je n 'en doute pas, tu n'es pas responsable de ces erreurs. Recevez, mes chers frères, l'assurance de mon affectueux dévouement. Jules Gérard Saliège, Archevêque de Toulouse.
Le cardinal Gerlier, archevêque de Lyon entreprend une démarche auprès du Maréchal. Au nom des protestants de France, le pasteur Boegner tente une démarche analogue.
La responsabilité du Maréchal est lourde dans tous ces événements. Si sa personnalité ne s'était pas, dès juin 1940, interposée entre les Français et l'armée d'invasion quel eût été le juif assez fou pour se faire enregistrer comme tel, et la tâche de la Gestapo en eût été singulièrement compliquée. Peut-être la police, la gendarmerie et tant de fonctionnaires auraient-ils été moins enclins à collaborer. Mais ceci est moins certain. On a vu les mêmes gendarmes, avec une parfaite bonne conscience, faire successivement la chasse aux juifs et aux gaullistes, puis aux miliciens et aux collaborateurs. Pendant des années je n'ai pas pu voir un gendarme français sans me demander ce qu'il avait bien pu faire durant l'occupation.
Fin novembre 1942, il n'y a plus de zone libre. La France entière est occupée. Pourtant, huit départements du Sud-Est semblent miraculeusement préservés de tout excès : Alpes-Maritimes, Var, Hautes-Alpes, Basses-Alpes, Isère, Drôme, Savoie, Haute-Savoie qui constituent la zone d'occupation des Italiens. Les autorités françaises se heurtent souvent aux autorités militaires italiennes lorsqu'elles veulent aligner le statut des juifs sur celui de la zone occupée. Des milliers de vies humaines sont ainsi préservées. Cette protection italienne prit fin en septembre 1943, lorsqu'après la capitulation de l'Italie, les troupes allemandes envahissent les huit départements.
La résistance et les maquis s'organisent. Il existe depuis longtemps une résistance juive, dont la tâche essentielle consiste à fournir aux personnes menacées de fausses cartes d'identité et d'alimentation, de distribuer les subsides fournis par le Joint américain, de cacher les enfants dans des institutions religieuses ou chez des particuliers, ou bien de les faire passer en Suisse ou en Espagne, où d'autres organisations les prennent en charge. Il faut louer les huguenots des Cévennes à qui tant de juifs doivent la vie. Il existe aussi une résistance armée, de petits maquis juifs dont l'histoire reste encore à écrire.
Depuis l'occupation de la zone sud les Français de religion israélite sont arrêtés au même titre que les étrangers. Le camp de Drancy passe des mains des autorités françaises entre les mains du Hauptsturmführer SS Brünner et de son adjoint Broelke. La brutalité et la cruauté y règnent en permanence. Les orphelinats de Montreuil, de la Varenne, de Neuilly sont vidés de leurs pensionnaires juifs. Les enfants sont dirigés sur les camps d'extermination. Partout la Gestapo assistée de la Milice interroge, torture, tue. A Saint-Amand, la Milice se saisit de toute la population juive, vingt-six hommes, trente-cinq femmes, neuf enfants. Ils sont suppliciés, mutilés, massacrés, jetés agonisants dans les puits. Victor Basch, président de la ligue des Droits de l'Homme, et sa femme, Georges Mandel, Jean Zay sont assassinés.
La libération du territoire se fait progressivement. A Paris, sur le balcon de l'Hôtel de Ville, Georges Bidault demande au Général de Gaulle de proclamer la République. Non, répond le général, la République n'a jamais cessé d'exister, constatant par là même l'illégalité de toute la législation de Vichy.
Je reviens à Strasbourg en uniforme. Quelques obus tombent encore sur la ville. Ma première visite sera pour le cimetière de Rosenwiller où quinze ou vingt générations des miens reposent. Le cimetière n'a pas trop souffert. Après les morts, les vivants. Je retrouve les Alsaciens, retrouvailles dépourvues d'aménité. L'un possède mon bureau et prétend le garder, l'autre ma chambre à coucher qu'il a achetée à vil prix au "Treuhand", et il ne veut pas s'en dessaisir. Ils n'ont rien compris. Je bavarde avec des gens. A les croire, tous les autres étaient des nazis, eux seuls étaient des résistants. Je dissimule mon aversion. Il faudra bien à nouveau vivre ensemble. A la Préfecture, pour obtenir un papier, je me fais longuement interroger par un fonctionnaire. Il veut savoir, jour par jour, où j'ai passé la guerre. J'essaye de lui faire comprendre l'impossibilité de cette reconstitution. "Et les nuits passées dans les forêts, vous avez bien dû connaître cela ?". Non, il n'a pas connu cela. J'ai soudainement une lueur, et je lui lance : "Vous, la guerre, vous l'avez passée derrière ce bureau ?" Il se trouble. Alors j'explose. Je demande à parler au Préfet. Je refuse de répondre à cet ancien nazi. Un chef de cabinet tente de me calmer. Retour en Alsace, retour sans illusions.
Peu à peu arrivent les détails de ce qui s'est passé dans les camps en Allemagne, l'extermination systématique, scientifique de six millions de juifs. La conscience chrétienne est profondément troublée. Beaucoup de chrétiens, catholiques et protestants, s'interrogent sur la responsabilité de la chrétienté. C'est une Europe chrétienne qui a organisé le génocide, les nazis étaient des baptisés, le Maréchal était un catholique pratiquant. Les psychoses collectives développées par l'antijudaïsme chrétien ont favorisé celles de l'antisémitisme hitlérien.
Du 30 juillet au 5 août 1947, une soixantaine de délégués des trois cultes se réunissent à Seelisberg sur le Lac des Quatre Cantons. Du côté juif, Jules Isaac et le grand rabbin Jacob Kaplan assistèrent au colloque. Au cours de la discussion, il fut constaté que l'enseignement de l'Eglise sur la responsabilité des juifs dans la mort de Jésus n'était pas conforme à la vérité historique et que l'accusation de déicide entretenait, de génération en génération, un sentiment de haine contre les juifs qui avait rendu possible les crimes inouïs perpétrés à Auschwitz et ailleurs. On tomba d'accord pour formuler en dix points ce que l'on appelle la Charte de Seelisberg. Dans un préambule, il est dit que les chrétiens, émus par les souffrances du peuple juif, se sont penchés sur certaines conceptions théologiques, certaines présentations de l'Evangile, qui contribuent à faire naître l'antisémitisme.
Des dix résolutions adoptées, relevons :
En pratique, les membres chrétiens suggéraient d'introduire et de développer, dans l'enseignement scolaire et extra-scolaire, à tous les degrés, une étude plus objective et plus approfondie de l'histoire biblique et postbiblique du peuple juif, de veiller aussi à rectifier dans les publications religieuses, et surtout dans les manuels d'enseignement, tout ce qui s'opposerait aux principes adoptés. La Charte de Seelisberg n'engageait qu'à titre personnel ceux qui l'avaient signée, les principales autorités ecclésiastiques n'ayant pas fait connaître leur sentiment. Une de ses conséquences fut la création en France de l'Amitié judéo-chrétienne, qui se propose de substituer aux malentendus séculaires et aux traditions d'hostilité entre juifs et chrétiens, le respect, l'amitié et la compréhension.
La conférence de Seelisberg fut suivie d'une autre, l'année suivante, à l'Université catholique de Fribourg. Les deux conférences ont tracé la voie à la Déclaration sur les juifs publiée dix sept ans plus tard par le Concile de Vatican II. Les résolutions de Seelisberg et de Fribourg étaient en avance sur Vatican II, principalement en ce qui concerne l'Etat d'Israël. L'historien Jules Isaac multiplia ses démarches auprès des autorités religieuses, fit conférence sur conférence, en appela au pape Jean XXIII, qui lui accorda une audience, à l'issue de laquelle le Souverain Pontife dit à Jules Isaac : "vous avez droit à plus que de l'espoir".
Du côté protestant, la troisième assemblée du Conseil œcuménique des Eglises protestantes et orthodoxes tenue en 1961 à New Delhi avait voté la motion suivante sur les juifs :
Les débats du Concile de Vatican II furent suivis de très près par les observateurs juifs, qui s'attendaient à un acte de justice et de réparation à l'égard des juifs (certains prélats français souhaitaient que le mot pardon figurât dans le texte), à une condamnation vigoureuse de l'antisémitisme et de l'accusation de déicide. Au lieu de cela, on adopta cette formule :
Au cours de la discussion, le cardinal Liénart eut ce mot :
A Strasbourg, le dialogue judéo-chrétien se poursuit. Monseigneur Elchinger, alors directeur diocésain de l'enseignement religieux catholique, avait créé dès 1946 un cercle d'études bibliques, à majorité catholique, mais fréquenté aussi par le grand rabbin Abraham Deutsch, André et Renée Neher. De là est née entre Monseigneur Elchinger et André Neher "une amitié profonde et franche dans le respect mutuel de leurs différences". Les divergences religieuses sont maintenues et même affirmées, mais le dialogue est non seulement possible mais fructueux. Il débouche sur une meilleure compréhension réciproque, une connaissance, une estime mutuelle à la suite d'études bibliques et théologiques faites en commun. L'orientation nouvelle de l'Eglise d'Alsace est marquée par le refus chrétien à toute annexion et à tout esprit de prosélytisme. Les Sœurs de Notre-Dame de Sion, créées il y a un siècle par un Ratisbonne dans le but d'amener les juifs à la conversion, renoncent à cette mission. Les juifs comprennent la difficulté de la démarche du chrétien. Le juif est le témoin, le premier-né, le ferment, celui dont la conversion scellera le dénouement du drame universel. Le chrétien peut-il renoncer, sans cesser d'être chrétien, à amener le juif à la conversion, peut-il reconnaître son authenticité juive ?
Toujours à Strasbourg, dans le cycle des Humanités chrétiennes, le grand rabbin Deutsch, le Dr Joseph Weill, André Neher furent invités à faire des conférences. En juillet 1967, devant un millier de pèlerins de Pax Christi, réunis à la grand-messe, Monseigneur Elchinger, évêque de Strasbourg déclara que c'était une nécessité pour l'Eglise non seulement de reconnaître le fait juif, mais de l'estimer, de le respecter, d'accepter aussi le fait de l'Etat d'Israël, le lien religieux existant entre le peuple juif et la terre d'Israël. Cette déclaration fut reprise dans une déclaration de l'épiscopat français, déclaration où Mgr Elchinger, Mgr Etchegaray et le Père Dupuy ont eu une influence décisive.
En avril 1973 parurent les Orientations pastorales sur l'attitude des chrétiens à l'égard du judaïsme, formulées par le Comité épiscopal français pour les relations avec le judaïsme. On y lit que le peuple juif a une vocation religieuse permanente, que celle-ci consiste en la sanctification du Nom, que cette vocation fait de
A son tour le Consistoire supérieur de l'Eglise de la Confession d'Augsbourg en Alsace déclare (novembre 1979) :
Le Ministère de l'Education Nationale ne demeura pas en reste : le Centre Régional de Documentation Pédagogique constitua un dossier intitulé : Etre juif en Alsace, largement diffusé parmi les éducateurs d'Alsace. Y ont collaboré le Pasteur F. Lovsky, Président de la Commission "Eglise-Peuple d'Israël" de la Fédération Protestante de France, le Père Chary, membre du Comité épiscopal pour les relations avec le judaïsme, le Pasteur Bernard Keller, Directeur du Centre d'Etudes et de Pratique Pédagogiques et un groupe d'auteurs juifs. L'éducateur trouvera dans ces dossiers largement diffusés réponse à toutes les questions que ses élèves seront amenés à lui poser.
Signalons enfin une exposition itinérante organisée par Jean Fauvet, catéchète et assistant de paroisse protestante à Strasbourg. Cette exposition s'adresse en premier lieu au peuple chrétien, lui montrant les errements d'une Eglise intolérante dans l'espoir que la prise de conscience du passé amène chacun à une attitude de repentance de telle sorte que des liens nouveaux et vitaux puissent se tisser entre chrétiens et juifs. Des classes entières sous la direction de leurs professeurs vont visiter cette exposition et, on fin de visite, les élèves sont invités à noter les réflexions qu'elle leur a suggéré.
Il est trop tôt pour se rendre compte de l'impact de tant d'efforts sur l'évolution des mentalités. Freddy Raphaël avait, en 1976, avec un groupe d'étudiants de la Faculté des Sciences Sociales, organisé une enquête dans une petite commune du vignoble alsacien, dont les résultats ont été publiés dans la Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est. Résultats décevants, mais peu convaincants, puisque l'enquête s'est adressée à des personnes de plus de 65 ans, qui n'avaient rien appris ni rien oublié. Notre espoir repose sur la jeunesse et sur elle seule. Saura-t-elle, en cas de crise économique grave, en cas de conflit, raison garder ? Saura-t-elle résister à la tentation de chercher un responsable, un bouc émissaire parmi les minorités, travailleurs étrangers, immigrés, juifs ?
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