Les Alsaciens accueillirent avec joie la fin des hostilités mais s'étonnèrent de voir les armées françaises s'éterniser dans le pays. Le traité de Westphalie contenait un certain nombre d'ambiguïtés dont les signataires étaient parfaitement conscients, mais qu'ils avaient acceptées en toute connaissance de cause. Ils comptaient sur l'avenir pour clarifier la situation. Pour la France, la situation était simple : l'Alsace était annexée. Quant aux Alsaciens, jaloux de leur indépendance, ils ne firent pas meilleure figure aux Français qu'aux Suédois, aux Impériaux ou aux protestants de Mansfield. Leur déplaisir à les voir se traduisit sous les formes les plus diverses ; c'est ainsi qu'ils ne mirent aucune bonne volonté à faciliter leur séjour. Les Français avaient besoin de chevaux, introuvables en Alsace, pour compenser les pertes de leur cavalerie, de fourrage, de nourriture pour les hommes.
Les premiers contacts avec les juifs furent encourageants. Les Français pratiquaient une Realpolitik, persécutant et expulsant les protestants en France, mais s'alliant avec les princes protestants hors de France pour combattre la Maison d'Autriche catholique, traitant avec les Turcs hérétiques. Ils se seraient alliés avec le diable si l'intérêt du royaume l'avait commandé. Les juifs d'Alsace s'offrirent à les fournir en chevaux et à ravitailler une armée qui était repartie en campagne. Les premiers contrats que nous avons trouvés ont trait à des livraisons de chevaux. Ce fut le début de la fortune des Weyl de Westhoffen, des Bliem et des Aaron Mayer de Mutzig, des Netter de Rosheim. Leurs envoyés se rendaient en Suisse, en Allemagne du Sud et revenaient avec les chevaux qui faisaient si cruellement défaut aux Français. Ces contrats ne leur permettaient pas seulement de gagner de l'argent, ils donnèrent aux juifs de puissants protecteurs, tels le comte d'Harcourt, gouverneur de la Province, les maréchaux de Coigny et Turenne, le baron de Montclar, le marquis d'Huxelles, le maréchal du Bourg.
Lorsqu' Armand Charles, duc de Mazarin, grand Bailli, ordonna en 1671 l'expulsion des juifs d'Alsace, ce fut le roi en personne, sur l'intervention de Louvois qui fit rapporter cette mesure. L'intendant de la Grange écrivit :
La situation des juifs d'Alsace était nouvelle: ils étaient sortis de la situation avilissante dans laquelle ils avaient été maintenus et l'émancipation économique devait précéder l'émancipation politique. Jacob Baruch Weyl, Moïse Bliem, Aaron Mayer, Lehmann Netter auxquels s'était joint plus tard Cerf Berr avaient créé une sorte de directoire des juifs d'Alsace, intermédiaire entre la masse et le pouvoir. Certes seulement une frange étroite de la population juive avait accédé à cette émancipation économique, la grande masse de la population avait beaucoup de peine pour subsister. Mais grâce à des relations avec des personnes bien en cour, on pouvait espérer que le temps améliorerait leur situation. La ville de Strasbourg, malgré son antijudaïsme viscéral avait été obligée de recevoir Cerf Berr et sa nombreuse famille. Celui-ci avait entre-temps obtenu du roi des lettres de naturalité. Il était Français et espérait jouir des mêmes droits que tous les Français dans la ville de Strasbourg. Mais c'était mal connaître le Magistrat de la ville qui entama une procédure contre Cerf Berr, soutenant que, avant d'être français, Cerf Berr était juif, et que la Capitulation de 1681 avait accordé à la ville un certain nombre de privilèges parmi lesquels sa réglementation concernant les juifs. La procédure n'était pas arrivée à son terme lorsqu'éclata la Révolution.
Les cahiers de doléance de la population chrétienne font souvent état des juifs. On leur reproche l'usure qui ruine la Province. On leur refuse tout droit particulier, et en même temps le statut général. Le clergé de Colmar et de Strasbourg préconise un seul mariage par famille juive, celui du fils aîné.
La prise de la Bastille à Paris fut suivie en Province de mouvements insurrectionnels, les paysans s'attaquant aux chartriers des seigneurs et des moines et, dans le même élan, se jetèrent sur les maisons juives, détruisant toute trace de leurs créances, ne reculant pas devant le pillage, le vandalisme et les sévices. La Grande Peur des juifs d'Alsace fut évoquée par l'abbé Grégoire devant l'Assemblée Constituante.
La Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen fut proclamée le 26 août 1789. On pouvait lire dans son article 10 :
Durant toute cette période révolutionnaire, les Strasbourgeois continuèrent à manifester un antijudaïsme virulent. Dans une supplique datée du 4 septembre 1790 les marchands quincailliers, bonnetiers, horlogers, fripiers et chapeliers de la ville de Strasbourg demandèrent aux officiers municipaux de leur ville d'interdire aux juifs tout commerce dans la ville, sous peine de confiscation de leur marchandise et d'une forte amende. Par une affiche datée du même jour, le maire et les officiers municipaux faisaient défense aux juifs
Le 12 décembre 1790, le Comité de Constitution de Paris intervint auprès du Maire et des officiers municipaux de Strasbourg pour que Cerf Berr et les siens, qui avaient obtenu des lettres de naturalisation, soient reconnus par la ville comme citoyens français. Le corps municipal rejette ce rappel à l'ordre et déclare qu'il n'y a pas lieu de délibérer. Il existe toute une correspondance entre Schwendt, député de Strasbourg à l'Assemblée Constituante avec le maire de Strasbourg. Schwendt entretient la Municipalité de tous les efforts qu'il déploie pour empêcher les juifs de devenir citoyens actifs. Le 19 janvier 1791, il déclare être assez pessimiste quant à la suite, et qu'il convient de préparer les esprits car avant la fin de la session, Cerf Berr et toute sa famille jouiront de tous leurs droits.
Nouvelle lettre du 28 septembre 1791. Aucun des députés de Strasbourg n'a pu empêcher l'Assemblée nationale dans sa séance de la veille d'adopter le décret sur les juifs, dont il donne le texte en fin de lettre. Schwendt fait observer que la prestation du Serment civique fait perdre aux juifs leur statut particulier, et il pense que dans ces conditions peu de juifs accepteront de le prêter. Il essaye ensuite de démontrer que le serment civique rend les juifs citoyens français, mais non citoyens actifs (ce qui est tout à fait inexact) mais qu'en revanche ils sont soumis à toutes les impositions.
Autre aspect déplaisant de cette période : la chasse aux enfants juifs nés en dehors du mariage. Ils sont comme par le passé arrachés à leur mère, baptisés et mis à la maison des enfants trouvés à Strasbourg. Des cas sont signalés à Zellwiller, à Osthoffen, à Krautergersheim, à Dambach. Ces pratiques ne cesseront que vers le milieu de l'année 1792.
Les manifestations d'antisémitisme continuent au cours de l'année 1793. Le 8 juillet 1793 les juifs sont pourchassés dans les rues de Strasbourg au cri de haro. Ils sont conduits à la maison commune, leur argent saisi et remplacé par des assignats, d'où protestation auprès du Directoire du Département aussi bien qu'auprès des Représentants du Peuple près des Armées et dans le Département. Réponse des officiers municipaux : ils ne s'en sont pris qu'aux juifs et aux brocanteurs sans moralité et entachés de tous les vices, aux usuriers, aux mauvais citoyens, corrupteurs de mœurs, quel que soit son culte ou son pays.
A partir de juin 1793 commencent les arrestations. En Frimaire de l'an II, pas moins de quarante-huit juifs sont arrêtés: un rabbin, vingt-quatre chantres, douze instituteurs hébraïques, un érudit. Quant aux motifs de détention le plus souvent mentionnés : agioteur et fanatique, agioteur, intriguant et égoïste, fanatique et agioteur. On ne peut s'empêcher de penser que durant cette période, les juifs bénéficiaient d'un traitement de faveur. Sur le rapport journalier de la Maison de Sûreté de l'ancien Séminaire à Strasbourg, on note à la date du 5 thermidor de l'an II vingt-quatre entrées, tous des juifs de la campagne alsacienne, et dix sorties, rien que des noms chrétiens. On désaffecte les synagogues, on rase le cimetière de Rosenwiller et les habitants s'emparent des stèles pour s'en servir comme matériel de construction. Le promeneur peut encore aujourd'hui découvrir des inscriptions funéraires juives aux murs des maisons. On s'empare de tous les livres en langue hébraïque et on les brûle. Défense de porter la barbe, défense de circoncire les enfants, défense de chômer le samedi, défense de célébrer le culte. Le conventionnel Baudot, commissaire aux armées du Rhin et de la Moselle propose une régénération guillotinière :
Il est vrai que si les juifs n'ont pas figuré parmi les acteurs de la Révolution et montrèrent peu de goût pour la politique, l'armée tenta nombre d'entre eux, notamment dans les familles dirigeantes des juifs d'Alsace. Marx, le fils aîné de Cerf Berr, membre de la Société des Amis de la Constitution de Strasbourg, fait partie d'une unité montée à Paris, les chasseurs des Filles de Saint Thomas. En 1795 il est à Anvers et forme une compagnie de 120 cavaliers qui maintiennent l'ordre durant une période insurrectionnelle. Il est très lié avec le futur maréchal Kellermann. Un gendre de Cerf Berr, Wolff, fils d'un médecin de Bonn, Moyse Lévy, marié à sa fille Minette, fait carrière dans l'armée et deviendra général d'Empire sous le nom de baron de Wolff. Max, fils de Théodore, petit-fils de Cerf Berr fera la campagne d'Espagne comme sous-lieutenant et finira colonel sous Louis-Philippe. Simon Mayer Dalmbert, petit-fils des Préposés généraux Aaron Mayer Mutzig et Cerf Berr, arrêté comme agioteur sous la Terreur, s'engage. En 1794 dans le 3e bataillon de la 12e demi-brigade d'infanterie de ligne, il fait toute la Campagne du Rhin, passe dans les chasseurs à cheval, puis dans la division de Desaix, devient officier d'état-major du général Welther. Ses deux frères, Léonard Lazare Dalmbert et Isidore Dalmbert, après diverses campagnes militaires, se retrouvent officiers aides de camp sous le Premier Empire. Alphonse, fils de Théodore Cerf Berr, petit-fils du Préposé général, sort de Polytechnique en 1810, fait la campagne de Russie comme lieutenant d'artillerie, plusieurs fois blessé, nommé capitaine. Son frère Edouard, engagé volontaire à dix-huit ans, part immédiatement pour l'Espagne. Blessé lors de la prise du Trocadéro, il est fait chevalier de la Légion d'honneur, comme simple voltigeur. Il finira sa carrière comme Intendant militaire Commandeur de la Légion d'honneur.
On pourrait multiplier les exemples. Ils montrent la rapide adaptation à la carrière des armes d'une jeunesse juive, confinée peu d'années auparavant dans le commerce des chevaux et la banque. Ce métier des armes, si peu compatible avec la vie juive, suppose une relative déjudaïsation. Qu'est-ce qui poussait ces jeunes gens à le choisir ? Le besoin d'entrer dans la société française par la grande porte sans abandonner formellement le judaïsme ? Le colonel Max Théodore Cerf Berr fut Président du Consistoire central des Israélites de France de 1846 à 1871. Il fut aussi député de Wissembourg.
Napoléon venait de livrer la bataille d'Austerlitz lorsque, sur son passage à Strasbourg, il fut fâcheusement impressionné par une foule de colporteurs juifs rôdant autour du camp militaire, à l'affût d'affaires. Il s'informa et on ne manqua pas de mettre en relief le parasitisme et l'usure pratiquée par cette "Nation inassimilable", et l'endettement de nombreux cultivateurs. De retour à Paris, Napoléon songea sérieusement à remettre en question l'égalité civile des juifs, et soumit la question au Conseil d'Etat. Pour ces légistes, des mesures d'exception même limitées au domaine économique étaient impensables. Pourtant un jeune auditeur, Mollé, contre toute attente, conclut à la nécessité de soumettre à des lois d'exception les transactions des juifs.
Le rapporteur Beugnot, donnant le sentiment général du Conseil d'Etat, souligna que toute atteinte à l'égalité des juifs serait une bataille perdue dans les champs de la justice, ce qui eut le don de mettre l'empereur en colère.
Le lendemain, l'empereur revint devant le Conseil d'Etat et lui fit part de sa volonté : la convocation à Paris d'une assemblée de juifs à laquelle des questions simples et nettes seraient posées. L'avenir dépendrait des réponses fournies. Le décret du 30 mai 1806 convoqua l'Assemblée des Notables, accordant en même temps un sursis d'un an aux débiteurs des juifs. Ce furent les Préfets qui désignèrent les notables. Pour l'Alsace, vingt-sept représentants furent désignés, dont six rabbins : David Sintzheim, Jacob Meyer, Lazare Hirsch, Salomon Libmann, David Gunsburger, Jacob Brunschwig, Kalman.
L'assemblée se réunit le 26 juillet 1806 sous la présidence de Furtado, un négociant bordelais très évolué. Dès l'ouverture, Molé, dont on connaît la prévention contre les juifs annonça la couleur :
Le Sanhédrin, ouvert en grande pompe, ne siégea que du 9 février au 9 mars 1807 ratifiant les réponses de l'Assemblée des Notables et établissant les bases de l'organisation communautaire en France. Des consistoires départementaux et un Consistoire central sont institués. Le caractère policier des consistoires départementaux est évident. Ils devaient insuffler le patriotisme, inciter les jeunes gens à faire leur devoir dans l'armée et à exercer des métiers utiles à la nation, surveiller les rabbins et leur rappeler leurs obligations patriotiques. Ils devaient aussi communiquer la liste des jeunes gens en âge de rejoindre l'armée et indiquer à la police les mendiants et toute personne suspecte et indésirable. Le décret qui devait régir la vie des juifs, daté du 17 mars 1808 qui a gardé le nom de décret infâme, comprenait un certain nombre de dispositions mettant les juifs hors du droit commun durant les dix années suivantes. Il prévoyait une série de cas pouvant entraîner l'annulation des créances contractées par des chrétiens auprès des juifs, la délivrance d'une patente à un juif était subordonnée à l'obtention auprès de la municipalité d'un certificat. De plus aucun juif ne pourrait à l'avenir venir s'établir en Alsace. La possibilité que possédait chaque appelé au service militaire de se faire remplacer, était retirée aux seuls juifs. Toutes ces dispositions touchèrent principalement les juifs d'Alsace, les Parisiens et ceux du Midi et du Sud-ouest ayant fait jouer leurs relations pour s'en faire exempter.
Tous les juifs de France, et singulièrement ceux d'Alsace, ressentirent vivement le caractère humiliant du décret infâme. Mais curieusement la mémoire collective des juifs d'Alsace ne garda aucun souvenir de ces mesures discriminatoires et humiliantes, et l'auréole napoléonienne n'en fut pas ternie. De nombreux jeunes gens étaient partis dans l'armée et revenaient couverts de gloire. Dans de nombreuses familles juives, on montra longtemps les décorations de l'ancêtre qui avait suivi l'empereur sur tous les chemins de l'Europe.
Une mesure impériale s'avéra positive, celle qui contraignit les juifs à adopter des noms de famille et des prénoms, et à les faire enregistrer à l'état civil. Après la chute de Napoléon, son successeur, le roi Louis XVIII fit appliquer le décret infâme avec modération et il ne fut pas question de le reconduire lorsqu'il arriva à son terme en 1818. Les consistoires, quant à eux, continuaient à jouer leur rôle de policier avec une dureté qui nous surprend aujourd'hui. Deux documents sont caractéristiques pour cette époque. Le premier est une réglementation de la mendicité et de l'assistance aux pauvres se trouvant dans le registre des Procès-verbaux du Consistoire du Bas-Rhin datée du 24 octobre 1822. Elle est signée par le grand rabbin Jacob Meyer. Le second est une lettre de Lazare Lévy, président de la communauté d'Obernai, au Préfet, datée du 26 octobre 1836. C'est celle d'un homme ému et profondément indigné par le spectacle qui s'offrait à sa vue, celle des juifs sans métier et sans domicile allant de village en village mendier leur subsistance, entraînant derrière eux une nombreuse progéniture. Ces gens, mal nourris, souvent malades, sales, enhaillons, sont chassés par leurs coreligionnaires, qui n'ont rien de plus pressé que de les hisser sur une voiture pour les déposer aux abords du village voisin. Les juifs d'Alsace embourgeoisés ne supportaient pas d'être confrontés avec l'image de leur passé qu'ils s'efforçaient de faire oublier, et qu'ils niaient parfois farouchement avec l'arrogance du parvenu. La présence du juif pauvre, du colporteur, du mendiant leur rappelait leur propre vulnérabilité.
Cette vulnérabilité, ils en eurent une démonstration éclatante en 1848. La Révolution fut accompagnée de mouvements anti-juifs, principalement dans le Sundgau (Durmenach), mais aussi dans le Bas-Rhin, à Birkenwald, Bouxwiller, Brumath, Drülingen, Hochfelden et Marmoutier. Les mutins pensaient que durant la vacance du pouvoir, tout leur était permis. On pilla des maisons juives et on se livra à des violences. Le chroniqueur rapporte qu'à Rosheim et à Mutzig les juifs rassemblés dans leur synagogue jeûnaient et lisaient les supplications comme pour le jour de Kipour et s'attendaient au pire. Partout où des exactions avaient été commises, la répression fut sévère. Ce fut aussi la dernière manifestation populaire anti-juive en Alsace.
Si nous avons pris l'exemple de Drach, un juif converti au catholicisme, c'est que les témoignages du côté juif sont rares; ils endurent ces vexations sans se plaindre. Albert Schweitzer rapporte que dans sa jeunesse il s'était moqué avec ses camarades d'un pauvre colporteur juif, mais devant la dignité de cet homme, il eut l'intuition du mal qu'il faisait et il essaya de le réparer. Mais dans cette Alsace riche en paradoxes, on trouvait aussi des rabbins David Sichel, aimés et respectés par tous, juifs et chrétiens. Si ce personnage vit grâce au talent inventif d'Erckmann-Chatrian, des rabbins de ce type existaient réellement. Naphtali Lévy, rabbin à Cernay et à Altkirch, dans ce Sundgau si remuant, en est un bon exemple. Un consensus avait fini par s'établir entre juifs et non-juifs. Le juif appartenait au paysage familier de l'alsacien. Le colporteur remplissait une fonction économique très utile, apportant aux paysans tout ce dont ils avaient besoin dans les fermes éloignées; il était pratiquement le seul intermédiaire entre les centres commerciaux et la lointaine campagne. Le marchand de bestiaux juif appartenait aussi au paysage. Peu de transactions se faisaient sans lui, transactions souvent compliquées par des échanges et des soultes, sans compter les délais de payement car le client n'était souvent pas plus argenté que le marchand. Il servait aussi souvent d'intermédiaire, de courtier, mettant les parties en présence moyennant une maigre commission. Dans les villes, en revanche, on rencontrait une sorte d'aristocratie juive avec ses banquiers, médecins et marchands de tissu.
La défaite des armées françaises en 1870, l'annexion de l'Alsace et d'une partie de la Lorraine à l'Empire allemand frappèrent douloureusement la population juive d'Alsace. Pendant tout le 18ème siècle, les juifs d'Alsace s'étaient trouvés dans une situation paradoxale: Sujets protégés du roi de France, dépendant politiquement et économiquement de lui, ils appartenaient spirituellement au judaïsme rhénan. Ils parlaient le yidisch deitch, un parler alémanique, et peu d'entre eux étaient capables de s'exprimer en français. Leurs rabbins étaient d'origine alsacienne, ou venaient de l'Est de l'Europe. Le Rhin ne devint véritablement une frontière qu'à partir de la Révolution.
Encore au 19ème siècle, les relations vivantes furent maintenues entre judaïsme d'Alsace et judaïsme rhénan. La défaite de la France, avec toutes ses conséquences, permit aux juifs d'Alsace de se rendre compte combien ils s'étaient attachés à la patrie française. Près d'un quart de la population juive d'Alsace opta pour la France et émigra. On cite comme un morceau d'anthologie le discours d'adieu du grand rabbin Isaac Lévy de Colmar :
Les juifs qui restèrent durent s'adapter à la situation nouvelle. Il leur fallut aussi faire face à une invasion toute pacifique des juifs d'outre-Rhin venus s'installer dans les grandes villes, Strasbourg, Mulhouse, Colmar, où ils occupèrent bientôt des situations importantes dans le commerce et dans l'industrie. Les juifs allemands étaient eux aussi des patriotes fiers de leur pays et prétendaient apporter la "civilisation" en Alsace, alors qu'ils y amenaient seulement le progrès industriel, car l'Allemagne avait dans ce domaine une certaine avance sur la France. Ils traitèrent les juifs alsaciens avec mépris. Ceux-ci le leur rendirent bien, les traitant d'ashkenaz. Le mot signifie littéralement allemand, et désigne une des deux grandes traditions juives, l'autre étant l'espagnole, la séfarade. Dans la bouche du juif d'Alsace le mot prit une connotation péjorative, un équivalent de "boche".
La politique allemande à l'égard des juifs était celle d'un antisémitisme mesuré, non inscrit dans les textes, mais rigoureusement appliqué. On admettait bien volontiers le juif dans toutes les carrières du commerce, de l'industrie et de la banque, où il pouvait accéder à toutes les fonctions. Il pouvait être membre du Parlement. Il pouvait accéder à toutes les carrières libérales. L'université lui était ouverte, mais selon les Facultés (droit, médecine), les postes les plus élevés lui étaient refusés. La carrière militaire leur demeura totalement fermée. Alors que les anciennes armées de Bade, de Hesse, de Wurtemberg comptaient dans leurs rangs des capitaines juifs du cadre de réserve, la nouvelle armée impériale dominée par l'esprit prussien n'admettait plus aucun officier juif, même pas comme sous-lieutenant de réserve.
Les juifs d'Alsace se souvenaient avec nostalgie de la France et de son armée qui comptait dans ses rangs une dizaine d'officiers généraux et d'innombrables colonels et commandants juifs. Après tant d'années d'égalité civique, ils ne supportaient plus d'être tenus à l'écart. La Strassburger Israelitische Wochenschrift se fait l'écho de leur indignation. Des articles sur Die Zurücksetzung des Judentums im Deutschen Reich, ou bien Die Zurücksetzung des jüdischen Einjährigen im Deutschen Heere reviennent sans cesse. La question est soulevée au Parlement par une opposition active, qui compte parmi elle le Strasbourgeois Georges Weill, juif et socialiste et elle revient périodiquement en discussion. La Strassburger Israelitische Wochenschrift comporte un supplément entièrement rédigé en français où l'on trouve des nouvelles de France, naissances, mariages, décès, nominations, décorations. Elie Scheid y publie ses Mémoires sur l'Armée de la Loire.
Avec le recul du temps et après l'épreuve hitlérienne et pétainiste, nous devons très objectivement reconnaître que l'Allemagne de Guillaume II n'était pas l'enfer pour les juifs. Ils jouissaient de la paix sociale. Le Concordat qui régissait les rapports entre l'Etat et l'Eglise en France avant 1870 avait été reconduit par le Reich, et il fut maintenu même lorsque la France le dénonça et instaura la séparation. La Wochenschrift renseignait aussi sur l'Affaire Dreyfus, mais comme les juifs d'Alsace ne la vécurent pas, leur affection, leur admiration pour la France et pour son armée ne s'en trouva pas altérée.
La guerre de 1914-1918 fut dramatique pour tous les Alsaciens. Les uns servaient dans l'armée allemande, les autres dans l'armée française. L'on rapporte le récit de ce soldat juif de l'armée allemande se précipitant baïonnette en avant contre un homme portant l'uniforme de l'ennemi et lui enfonçant la baïonnette à travers le corps, et entendant avec effroi le malheureux crier Shema Israël, la proclamation de l'Unité de Dieu que tout juif souhaite prononcer au moment de mourir. Soixante-douze juifs d'Alsace étaient tombés sous l'uniforme allemand, cent vingt-neuf avaient été décorés au feu. Il y eut des nominations de sous-officiers et même d'officiers. En 1916 les antisémites allemands avaient publié que l'on ne trouvait aucun juif sur le front, que tous se trouvaient planqués à l'arrière. A la suite de quoi, le ministre de la guerre avait ordonné un recensement des juifs se trouvant tant au front qu'à l'arrière. Qu'un tel recensement ait pu seulement être ordonné constitue déjà en soi un scandale.
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