Très tôt, depuis la fin du 18ème siècle, les écoles
juives privées se développent en Alsace mais de façon
inégale. Il est nécessaire d'organiser, à la suite de
l'émancipation des Israélites d'Alsace en 1791, l'instruction
laissée aux soins de précepteurs, d'instituteurs non brevetés,
des rabbins et des hazanim (chantres). Les consistoires, sous le
contrôle du Ministère de l'Instruction publique, vont avoir le
rôle de moteur dans la création d'écoles consistoriales.
Les communes assurent plus tardivement le soutien financier de ces écoles
en vue de les réglementer et de les financer.
La population juive du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle est importante. Le Bas-Rhin en 1808, comprend, en effet, 16 155 habitants juifs, dont 1476 à Strasbourg ; le Haut Rhin 9915 personnes, Wintzenheim, 536 habitants et Paris seulement 2733 habitants. Le nombre d'écoles israélites dans les trois départements du Bas-Rhin, Haut-Rhin et de la Moselle s'élève à 52 en 1833 : sur 35 écoles israélites 24 écoles alsaciennes sont réglementaires. Douze d'entre elles ne sont pas contrôlées, et désignées par le rapport des inspections de 1833 comme "clandestines". Parmi elles, huit écoles alsaciennes mais il y en a sans doute davantage. Pour les autres, le caractère d'école ne peut être clairement établi, indique ce même rapport (1).
Quelle sera l'œuvre des consistoires et quels sont les motifs qui les
conduisent à assumer cette tâche ?
Pour appréhender cette question, il est nécessaire de prendre
en compte le statut du savoir dans le judaïsme
Les consistoires ont la charge de recruter les instituteurs compétents sous le contrôle de l'académie, les communautés juives de trouver des locaux adaptés, les parents de payer les frais d'écolage pour assurer le paiement du maître et l'équipement de l'école nécessaire à son fonctionnement (2). A ce propos, le rapport des inspecteurs sur l'état des écoles en 1833 qui est demandé à la suite du vote de la loi Guizot par le ministère de l'Instruction publique souligne à plusieurs reprises que malgré leur pauvreté, les familles israélites font de gros sacrifices afin d'entretenir leurs écoles. L'instruction tient une place essentielle dans les familles juives. Erckmann Chatrian dans le "Sous-maître" de la commune d'Abreschwiller (Moselle) est explicite à ce sujet. A propos de la qualité des écoles juives et protestantes en 1816, il écrit: "Tout est arrêté par l'ignorance des femmes qui sortent de leurs écoles [école des Sœurs], malgré ce qu'il m'en coûte d'avouer, les luthériens et les juifs élèvent bien mieux leurs enfants; ils s'en occupent beaucoup plus, ils y consacrent une partie de leur fortune (3)." Les enfants juifs sont tenus d'aller en classe même en pleine chaleur poussée par les parents. "l'esprit de sacrifice des parents les pousse à entretenir les écoles", même si l'écolage des écoles juives - du fait du trilinguisme allemand, français, hébreu- est plus élevé que pour les écoles protestantes et catholiques (4).
Pour aborder les autres raisons qui ont conduit les consistoires à créer des écoles, il faut évoquer la nécessité d'instruire et de moraliser les populations rurales comme celle urgente de franciser ses habitants au nom de l'unité du pays et d'exclure ainsi tout maintien de la langue vernaculaire (5).
L'ordonnance royale du 29 juin 1819 édicte dans son article 3 et 4 que : "Les dépenses d'instruction religieuse des écoles primaires qui après l'avis du Consistoire central auront été approuvées par l'autorité compétente seront compris dans les frais de culte mentionnés dans l'article 23 du règlement". Entre temps les Instructions du Consistoire Central du 10 Août 1819, adressées aux consistoires départementaux soulignent "la nécessité d'établir des écoles d'instruction religieuse et primaire". Les consistoires départementaux demandaient auparavant l'approbation du Consistoire central pour les projets d'écoles, mais l'ordonnance législative préalable du 29 juin 1819 était nécessaire afin de légitimer ces projets.
Les instructions du Consistoire central de 1819 sont très inspirées dans leur contenu, des idées de l'Emancipation, et la liberté de conscience et de l'égalité, l'accès pour tous aux connaissances : "La carrière de toutes les connaissances est rouverte aux Israélites avec le rétablissement de la justice et d'humanité". Les consistoires vont faire de gros efforts "pour perfectionner l'instruction de la jeunesse" et soulignent également l'importance de l'enseignement religieux. "Il faut guider la jeunesse, la moraliser pour diriger celle-ci vers des occupations utiles : Que des écoles primaires s'ouvrent dans toutes les communes où il réside un nombre suffisant d'israélites ; que les enfants des parents indigents soient gratuitement instruits dans ces écoles de leurs devoirs religieux et généralement de tout ce qui est propre à former l'israélite et le citoyen; qu'enfin l'on inspire aussi de bonne heure à ces enfants le goût et l'amour des arts, des métiers et des professions utiles. (6)"
Afin d'évaluer l'apport des écoles consistoriales, il apparaît important de connaître le niveau d'alphabétisation de la population juive. En 1808, lors de la déclaration de changement de noms, Moché Catane constate que sur les 3019 noms masculins et 2229 noms féminins sur 113 villes et villages alsaciens, 92 % des hommes signent de leur nom, les 8% restants apposent une signature et peuvent être considérés comme illettrés. Les femmes ne sont que 62 % à écrire leur nom, 38% ne laissent qu'un simple signe. Très peu de juifs comprennent le français et les notaires royaux français apposent régulièrement la formule "traduit et interprété en allemand par nous notaire" (7).
Au delà des orientations générales, les écoles sont strictement réglementées par les consistoires. Des conseils précis, en effet, sont donnés pour l'ouverture des écoles primaires qui indiquent l'urgence de ces établissements : "Tout projet doit comprendre le mode d'enseignement, le règlement administratif de l'établissement, si cet établissement se trouve dans une commune ou relève de toute une circonscription et doit recevoir l'approbation du Consistoire central."
Il est également nécessaire d'ouvrir des écoles primaires dans toutes les communes et d'assurer la gratuité pour les enfants de parents indigents.
Dans la perspective de "régénération", il était donc urgent d'assurer l'enseignement profane à côté de l'enseignement sacré. Une rude bataille se livre entre les tenants des écoles privées dénommées "clandestines", dont l'enseignement est assuré par des précepteurs depuis déjà le 18ème siècle, par les instituteurs itinérants, par les rabbins sans réelle formation profane, et les instituteurs des écoles consistoriales, progressivement brevetés et formés par l'Ecole normale et reconnus par l'Académie.
L'écrivain Alexandre Weill résume en quelques mots le contenu de l'enseignement reçu dès l'âge de trois et demi ans par le rabbin Samuel en 1814 dans son ouvrage, Ma jeunesse : "Le matin de l'hébreu, l'après-midi de l'hébreu, le soir de l'hébreu" (10).
Les écoles certes sont indispensables, mais elles se doivent d'instruire utilement l'enfant. Il faut donner l'accès à des métiers, une qualification aux jeunes juifs qui n'ont pas accès aux corporations, former artisans et ouvriers juifs, créer des écoles d'apprentissage : Ecoles des Arts et Métiers. Les Ecoles du Travail vont être financées par l'ensemble des communautés juives rurales et urbaines. Elles sont créées d'abord en direction des indigents.
Ainsi en est-il des Ecoles des arts et métiers, à Strasbourg en 1820, à Mulhouse en 1842. Ces Ecoles visent à assurer l'éducation manuelle des indigents. Créées à l'initiative du Consistoire, elles sont largement soutenues par des notables juifs, puis par des bienfaiteurs chrétiens ; financées dès 1839 par le Conseil départemental du le Bas-Rhin, et reconnues d'utilité publique par ordonnance royale du 18 avril en 1842, pour l'Ecole des Arts et Métiers du Bas-Rhin.
L'Ecole de garçons à Strasbourg est créée en 1820 après plusieurs années de correspondance entre le recteur Strasbourg, le Préfet du département du Bas-Rhin et le Consistoire. Elle est financée sur les fonds de frais de culte du Consistoire du Bas-Rhin et du Haut-Rhin (11). Elle comprend en 1823 un nombre élevé de jeunes soit 70 élèves. Elle se veut selon le souhait de ses fondateurs "une école modèle, une école normale" qui devait former les instituteurs pour la campagne en diffusant l'enseignement du français pour préparer de futurs citoyens, tout en décriant le jiddisch-daitch.
Le Recteur s'étonne par ailleurs qu'il n' y ait qu'une école d'un seul sexe : "Ne faut-il pas répandre dans les deux l'amour du travail ?",… "La réforme doit pénétrer dans toutes les parties de la famille". Il insiste en faisant un plaidoyer du rôle des femmes dans la transmission des habitudes, de la langue, des connaissances aux enfants et conclut : "Je croirais essentiellement utile d'établir autant une école de filles qu'une école de garçons et de donner dans la dernière de très bonnes leçons dans tous les ouvrages de femmes" (12).
En 1824, à la suite de la création de la première école de garçons, le rapport rend compte des premiers résultats. Avant tout autre chose, il est nécessaire d'enseigner le français et d'expulser le dialecte, souci que l'on trouve aussi dans l'ensemble des écoles en France : "La langue qu'ils (les élèves) parlent, n'est plus ce jargon ridicule et grossier, ce langage hébraïco-allemand, reste honteux d'une antique barbarie, dont ils se servaient avant d'entrer à l'école" (13).
L'Ecole de filles ne verra cependant le jour que vingt années plus tard. Demande est faite par le Consistoire à Strasbourg de créer une école primaire, une école de filles, une salle d'asile et l'Ecole du travail en 1842 (14). L'Ecole des Filles gratuite pour les jeunes filles indigentes est créée en 1844. Si cette école est soutenue par la Ville de Strasbourg, le financement principal en est assuré par les grandes familles juives éclairées de l'époque : le rabbin Aron et les familles Créhange, Bamberger, Rastisbonne, Rotschild de Francfort, elle est administrée par leurs épouses sous forme de Comité des dames (15).
La Ville de Strasbourg apporte une subvention de 400 francs. Le personnel en son entier ne touche pas plus de 1000 francs pour l'année. L'école est gratuite et a pour objectif, la bienfaisance et la régénération : "voir ces jeunes infortunées arrachées à la misère et au vice". Dès sa création, le comité des dames signale l'insuffisance des moyens de l'institutrice de l'école des filles. (16)
Selon le rapport du comité du 1er janvier 1845, 42 filles attendent l'ouverture de l'école le 9 février 1844 qui va croître rapidement. Les élèves admises dès l'âge de quatre ans doivent recevoir l'instruction primaire, se perfectionner dans les ouvrages de l'aiguille et au sortir de l'école, être placées en apprentissage pour un métier de leur choix.
Pour les plus jeunes, l'enseignement se compose de lecture française allemande et hébraïque, de l'écriture dans ces trois langues, les autres plus avancées, reçoivent des notions élémentaires de grammaire française, de géographie, d'arithmétique et font des traductions françaises et allemandes. l'instruction religieuse n'est pas oubliée. Monsieur Ennery est désigné pour assurer des leçons d'histoire sacrée deux fois par semaine et tous les samedis un cours de morale et de religion. Et selon l'inspection des membres du comité de l'Ecole, "il s'applique à mettre à la portée de ces jeunes intelligences les sublimes paroles de l'Ecriture, et à développer dans leur coeur le sentiment religieux si nécessaire aux femmes."
Malgré cette création, la situation n'est pas à l'avantage des filles et le rapport de 1833 souligne que les écoles de fille sont déficitaires même dans les grandes villes comme à Haguenau ou à Strasbourg, et n'admettent pas de filles dans les écoles de garçons. Ce n'est pas toujours le cas : Ainsi à Struth (Bas-Rhin) l'école multiconfessionnelle comprend garçons et filles protestants et israélites, tout comme à Kolbsheim (Bas-Rhin) dès 1816 et à Bischheim en1835. Cependant, l'école juive de Marmoutier n'accueille les filles qu'en 1845. (17)
L'insuffisance et l'inégalité de formation des filles sont largement soulignées par les Consistoires eux-mêmes, et ils insistent sur la nécessité pour les filles déjà en 1842 de participer aux offices religieux et de passer un rite d'initiation. En octobre 1842, le Consistoire du Bas-Rhin arrête que l'instruction religieuse et morale déjà encouragée par les écoles primaires sera soutenu par les soins du Consistoire dans les écoles secondaires, soit privées soit universitaires, sans excepter les collèges royaux fréquentés par les élèves israélites. Il souligne que "la même instruction sera organisée au profit des filles dans les communes où elle n'existe pas et parallèlement qu'une initiation religieuse précédée d'un examen public sera instituée dans tous les temples de la circonscription pour les garçons comme pour les filles"(18). Ce rite d'initiation religieuse reconnaît la légitimité d'instruire les filles comme les garçons et souligne l'égalité entre les deux sexes. Nous ne savons pas quelle sera la portée de ces prescriptions.
Des indications plus générales nous sont données par deux rapports, celui très complet sur la situation des écoles en 1833 et celui rendu par l'inspection de rabbins en 1842
A la suite de la loi Guizot, un rapport est élaboré dans chaque canton par les inspecteurs d'Académie, les directeurs de collège, les juges de paix, les curés à l'aide de formulaires fournis par l'administration de l'Instruction publique de Louis Philippe. Le tout est fait avec "un esprit de tolérance et de justice", souligne Paul Lévy. (19)
Le statut différent des écoles est l'un des
premiers constats à relever :
Sur les 53 écoles visitées, dans les trois départements
en 1833, douze sont désignées comme clandestines et ne sont
pas autorisées par l'Académie. On trouve un enseignement trilingue,
français, allemand, hébreu et des rudiments d'histoire, de géographie
et de dessin linéaire dans certaines d'entre elles. Une école
est satisfaisante lorsqu'elle apprend à lire et à écrire
les trois langues, l'hébreu, l'allemand, le français. Très
souvent les maîtres des écoles clandestines, veulent garder le
monopole de l'enseignement juif et sont hostiles aux nouvelles écoles
dont celle de Strasbourg qu'il considère comme anti-religieuse (20).
Parmi les écoles clandestines, celles de Grussenheim,
Hattstatt,
Guebwiller
et Muttersholtz.
Elles ne satisfont pas aux exigences requises quant au contenu de l'enseignement,
la qualification du maître.
De très bons résultats sont soulignés à l'égard du canton de Ferrette et notamment à propos de l'école de Durmenach dans le sud de l'Alsace : le français, l'histoire et la géographie et les deux grammaires. Le français est prioritaire comme les traductions du français en allemand et vice versa. Dans certaines écoles cependant, on enseigne un "hébreu corrompu". Certains instituteurs ne connaissent pas le français, un peu l'allemand et l'hébreu. Et le constat est sévère: "l'hébreu est primordial dans les petites écoles, le reste est relégué au second plan", selon l'inspecteur à Langensoultzbach, "les enfants n'apprennent rien de ce que le citoyen français devrait savoir". Et puis plus loin : "Si l'on excepte les écoles de Wissembourg et de Niederbronn, on peut dire que les autres ne méritent point le nom d'écoles. On n'y enseigne que la lecture et l'écriture de l'hébreu et même dans cette langue on fait peu de progrès, on lit mal sans connaître les règles de grammaire" (21). En outre les classes sont irrégulières, l'ordre et la discipline laissent à désirer comme à Colmar. Pourtant, le nombre de bonnes classes est élevé et plus élevé que dans les écoles protestantes et catholiques.
Une deuxième observation concerne l'introduction du français
dans les écoles. Celle-ci est longue et d'une utilisation
difficile.
A Strasbourg est créée la première école normale
de France par le préfet Lezay Marnésia. En Moselle ensuite en
1818, dans le Haut-Rhin en 1833 (22).
Il s'agit déjà d'éradiquer les dialectes, le jiddisch
daitch, d'enseigner en priorité le français. Des sanctions
sont prises dans les Ecoles du Travail quand les enfants ne parlaient pas
en français. Dans l'école israélite de Colmar créée
par Joseph Bloch, des moniteurs spéciaux surveillent les enfants jusque
dans les rues (23).
Cet apprentissage est malaisé pour des causes diverses : le nombre
de manuels et de documents en français est totalement insuffisant,
le mauvais vouloir des parents qui refusent d'acheter les ouvrages, la formation
des instituteurs qui ont du mal à déchiffrer le français.
Dans les classes, on ne trouve en général qu'un abécédaire
allemand, (rarement en trois langues comme à Bergheim),
un abrégé de la Bible, des tables de calcul. La grammaire française
est considérée comme accessoire de grand luxe. Le livre de lecture,
soit en allemand soit en français est Une vie de Mendelssohn
rédigé par l'inspecteur Cottard (24).
"Les tableaux de lecture allemande et française que l'Administration
a fait parvenir à toutes les écoles sont loin d'être utilisés
partout ou tout simplement utilisables" (25).
Une troisième observation est relative au nombre d'élèves
et à leur fréquentation qui varie en fonction des communes.
Il est très difficile de compter le nombre des élèves
à l'époque du rapport de 1833 ; nous disposons seulement de
quelques chiffres : l'école de Metz,
110 élèves ; celle de Strasbourg
90 ; de Haguenau 82
; de Hegenheim
80, moins de 50 à 20 élèves avec Bischheim
40 élèves ; Lauterbourg
38 ; Colmar 30
; Mertzwiller
30 ; mais il y a moins de fréquentation dans les écoles dites
clandestines : Lembach 17 ; Soultz
18 ; Langensoutzbach 3 ; et 30 élèves à Mertzwiller.
Une quatrième remarque porte sur la formation de l'instituteur
: clandestins et normaliens
Les maîtres clandestins exerçaient un monopole de fait de l'enseignement
juif et voyaient d'un mauvais œil toute réglementation et le succès
de l'école de garçons de Strasbourg. Sans réelle formation,
sachant parfois à peine lire ou écrire l'allemand mais à
peine le français, ils prônaient avant tout l'enseignement des
livres saints et s'insurgeaient contre le trop large enseignement des sciences
profanes au détriment du Pentateuque. A Sarre
Union, l'instituteur non reconnu disposant de quelques rudiments d'hébreu
et d'allemand se déclare instituteur sans capacité réelle
et sans être breveté par l'académie (26).
En 1842, les jeunes maîtres obtiennent des bourses pour l'école normale de Strasbourg mais peu de bourses sont accordées :6 seulement en 1842, une bourse pour 25 écoles. d'une manière plus générale, "un grand nombre de communes sont dépourvues d'écoles du fait du manque d'instituteurs…" Les autres candidats israélites non boursiers sont admis à titre de pensionnaires libres dans les écoles normales. Se pose aussi le problème de l'instruction religieuse des élèves maîtres qui est déjà mise en place pour les protestants et les catholiques. Celle-ci ne sera autorisée à l'intérieur de l'école qu'à partir du 28 janvier 1859 professée par Monsieur Ulmann qui enseigne au Lycée impérial de Strasbourg (27).
Une entrave importante au développement des écoles est la rétribution très inégale des instituteurs et leur statut précaire. Le paiement des instituteurs est très variable, proportionnel à l'importance de la commune et à sa richesse. Les instituteurs font avec leurs coreligionnaires un accord pour six mois, un an ou deux ans. Après ce temps, on est libre de se séparer d'eux. Les instituteurs ont donc un traitement fixe très modique, mangent à la table des parents de leurs élèves le "platte essen". D'une manière générale, leur situation n'est pas enviable, nous dit le rapport de 1833 : dans les communes de Biesheim, Soultz, Wissembourg et de Struth, l'instituteur touche 200 f. par an, c'est à dire le minimum fixé par la loi Guizot. La rémunération reste très basse pour les trois-quarts des maîtres d'écoles. Mais dans certains endroits, la situation est meilleure, ces derniers gagnent entre 800 f. et 1000 f. à l'école israélite de Strasbourg et le comité scolaire remet 1100 f. auquel s'ajoute 1,40 f.pour chaque élève payant 30 f., soit 350 f.
La stabilité des instituteurs est variable, d'un an à 43 ans. Hercule Heymann, natif de Marmoutier en 1830 sera instituteur de 1849 à 1892. Albert Kahn, le banquier éclairé mettra à sa disposition la maison familiale qu'il possédait à Marmoutier en 1892 pour le loger (28).
Une autre remarque porte sur la non gratuité de l'école : nulle part l'écolage n'était aussi fort que dans les écoles juives. A Altkirch 3,50 f. par mois durant dix mois, A Bischheim les grands payaient 1,40 f.. Dans certaines écoles, la somme due variait selon la richesse des parents et le sexe : à Durmenach, il était de 1f. pour les filles 1,50 f. pour les garçons. Sans doute est-ce dû au petit nombre des élèves, à l'apprentissage de l'hébreu et au coût des manuels.
Le dernier constat est celui de l'inégalité entre les pauvres et les riches : les pauvres ne fréquentent pas l'école. Aucune école n'est gratuite même si les communes allègent leur coût par une subvention. C'est l'écolage qui forme le plus important revenu de l'instituteur mais le comité scolaire réserve quelques places pour les indigents. : 60 pour Strasbourg ; à Bischheim 12 ; à Colmar15 ; à Metz, 80.
A la suite du premier rapport de 1833, celui du Consistoire du Bas-Rhin en 1842 n'est pas plus tendre sur la situation des écoles primaires juives
Rapport du Consistoire du Bas-Rhin du 15 juin 1842 : l'état déplorable des écoles
Lors de la séance du Consistoire du Bas-Rhin, M. Samuel souligne "l'état déplorable où se trouve l'instruction primaire dans beaucoup de communes" et propose de désigner un membre du consistoire pour inspecter les écoles. Il s'agit "de répondre au besoins moraux et intellectuels des Israélites". Et le rapport souligne une liste de 31 communes susceptibles d'être inspectées. Ainsi selon l'inspection annuelle du grand rabbin Aron du 6 février 1843, à peine six mois après, des progrès dans les écoles semblent être réalisés.
Le grand rabbin Aron "se félicite d'avoir trouvé les israélites de la campagne en voie de progrès, de s'être aperçu que depuis dix ans le nombre des écoles s'est sensiblement accru, que le système d'enseignement s'améliore rapidement, que la jeunesse marche vers un meilleur avenir" (29). Pourtant le préfet du Bas-Rhin n'est pas aussi optimiste
En 1843, la même année, un rapport confidentiel sur l'émancipation
des Juifs en Alsace est demandé par le sous-secrétaire d'Etat
de l'Intérieur au préfet du Bas-Rhin. La réponse du préfet
au ministre de l'intérieur est la suivante :
A la question "Quelle influence constatée par des faits ou par la notoriété,
l'émancipation des juifs a-t-elle exercé sur leur vie civile
et privée, leurs relations, leurs habitudes et leurs manières
d'être ?
"Elle a créé parmi les juifs une classe moyenne qui s'est
promptement dépouillée, du moins extérieurement, des
vieux griefs qu'on reprochait avec le plus de raison à un religionnaire
! Cette classe qui absorbe ce qu'il y a de véritablement intelligent
et de disposé au progrès intellectuel, dans la classe inférieure,
espèce de lie croupissante dans l'ignorance et nourrissant de vieux
préjugés parmi lesquels on retrouve quoique à un degré
modifié tous les péchés originels de la nation juive…"
Et le compte-rendu poursuit en soulignant l'avènement d'une classe
moyenne en ville bien différente de celle de la campagne (30).
Les propos sont marqués par les préjugés et stéréotypes
de l'époque et par l'état de pauvreté et d'indigence
des juifs de la campagne dont les juifs de la ville se différencient
rapidement.
Pourtant le nombre des instituteurs n'est pas négligeable. En 1851, selon le recensement du département du Bas-Rhin et du Haut-Rhin,on comptait 70 instituteurs israélites en activité dans le Bas-Rhin et dans le Haut-Rhin. Sur 26, six viennent d'Allemagne, de Bavière de Pologne, de Bohême, sept sont aide-instituteurs, trois seulement se déclarent instituteurs privé.. Deux sont aussi hazanim (chantres).
Mais la situation est loin d'être satisfaisante. Pour modifier cette situation et l'améliorer les quatre Consistoires de Metz, Nancy, Colmar et Strasbourg se réunissent le 5 décembre 1861 avec comme ordre du jour (31) :
La bataille conduite par les Consistoires dès les années 1830
consiste à trouver des moyens pour financer les écoles juives
et donc les faire reconnaître comme écoles communales. Cela se
passe au cas par cas, en fonction de l'importance de la population juive dans
la commune, de la formation des maîtres, de la situation des écoles,
et de la position du conseil municipal.
Alors, le traitement de l'instituteur est en partie payé par la commune,
le chauffage pourvu, les locaux entretenus par la commune ou reconstruits
à ses frais. Ces demandes sont appuyées par le Consistoire central
qui intervient auprès du Ministre de Instruction publique.
La situation ne s'améliore vraiment qu'à partir des années 1850 quand les écoles israélites deviennent communales. Ce lent processus rencontre souvent l'opposition des communes peu favorables à un supplément de dépenses. Les conseils municipaux préfèrent que les enfants fréquentent les écoles chrétiennes plutôt que de soutenir des écoles israélites. Les difficultés rencontrées proviennent de la reconnaissance de ces écoles par les communes. Celle-ci est importante pour aider les familles. L'école en effet n'est ni, ni obligatoire, ni gratuite. Elle est à la charge des parents exception faite pour les familles indigentes.
Avec l'amélioration des conditions scolaires, l'alphabétisation se développe chez les juifs d'Alsace entre 1830 et 1840. l'exception demeure pour les femmes des milieux ruraux dont seulement 63 % signent leur registre de mariage en lettres latines, 90% pour les hommes. Entre 1850-1862, seulement 77%, d'entre elles savent signer, 90% pour les hommes alors que la compétence des hommes et des femmes à Strasbourg se rapproche: 93% pour les femmes, 100% pour les hommes, et la situation est équivalente pour les deux sexes à Colmar : 100% de signatures (32).
En quelques années, en 1862 et 1866, des écoles israélites comme celles de Struth, de Kolbsheim sont reconnues écoles communales confessionnelles, et nombre d'entre elles suivront cette voie. Grâce aux efforts conjoints du Consistoire et du préfet du Bas-Rhin, le département possède 36 écoles communales israélites. Simon Bloch, directeur des Archives israélites se félicite des progrès accomplis en trente ans dans son école de Reichhoffen. De 1835 à 1865, l'on est passé du "heder" à une véritable école avec un enseignant qualifié (33).
Et malgré les obstacles considérables, les écoles communales sont autorisées dans les communautés à forte population israélite comme à Bischheim. Zadoc Kahn natif de Mommenheim y a fait des études primaires (37). Le coût du loyer est de cent francs, la commune y contribue pour 60 francs. Face à la baisse de la population, elle est fermée en 1892 (38).
Parallèlement, la formation des instituteurs s'améliore. Ces derniers suivent l'école primaire supérieure, se présentent devant l'Académie ou sont brevetés par l'école normale de Strasbourg qui devient école normale impériale en 1871.
Des conflits surgissent entre rabbins et instituteur formés dans les
écoles normales.
Le rabbin Ulman, rabbin de Muttersholtz, tente d'interdire aux enfants de
l'école israélite d'étudier les matières profanes
tête nue. L'instituteur, élève de l'école normale
de Colmar, en appelle au recteur de l'académie de Strasbourg et obtient
gain de cause (42).
La génération de nos grands-parents ira à l'école allemande, dans des écoles multiconfessionnelles ou dans des écoles protestantes et catholiques et se croiseront les mains au cours de la prière du matin ou arriveront, après accord de l'instituteur, juste après celle-ci Nombre d'écoles confessionnelles sous le régime allemand sont fusionnées en écoles multiconfessionnelles de garçons et de fille. Dans des familles aisées, sous la période allemande de 1871 à 1918, certains enfants vont suivre l'enseignement du français à l'institution de Madame Lemaître à Colmar ou d'autres sont envoyées en pension à l'école privée juive de Nancy ou à Remiremont voire même à Versailles. Les familles d'industriels inscrivent leurs enfants à l'école allemande et disposent d'un précepteur à domicile pour le français (43).
La suppression de ces écoles date d'après
la guerre de 1914-1918.
Pourquoi cette disparition ? Sans doute en raison du nombre insuffisant d'enfants
juifs dans les campagnes. Dans les villes, certains parents préfèrent
mettre leurs enfants dans des écoles multiconfessionnelles ou comme
à Colmar au Collège impérial.
Selon Joseph Bloch, en 1924, les écoles proprement israélites dans les trois départements ont pratiquement disparu mais la question scolaire laïque ou confessionnelle est devenue aiguë dans le Bas-Rhin, le Haut-Rhin et la Moselle (44). Rappelons que nous sommes en plein combat pour la laïcité en France, que l'Alsace avec son statut concordataire (1801) et ses articles organiques de1808 à 1852 et la loi locale de 1909 fait exception. Au retour de l'Alsace à la France, se pose alors la maintien du statut local et donc de l'enseignement religieux dans les établissements d'instruction publique, enseignement religieux qui se perpétue de manière obligatoire jusqu'à maintenant.
Le réseau des écoles israélites qui doit beaucoup aux
efforts conjoints des consistoires et des communautés a disparu en
cent ans.
Cependant les résultats ne sont pas à négliger. En 1862,
le nombre de conscrits de toute confession considérée comme
ne sachant ni lire ni écrire est seulement de 4% dans le Bas-Rhin,
de 6% dans le Haut-Rhin et seulement 2% ensuite alors qu'il est de 7% dans
la Seine et 70% dans le Finistère (45).
Nationalement, en 1860, sur les 4000 élèves reçus à
l'École polytechnique en trente ans, plus de cent sont juifs, soit
un sur 40 alors que la proportion des juifs est de 1 sur 400.
Le souci des parents est d'obliger les enfants à aller à l'école quel que soit le prix de l'écolage, plus élevé que dans les autres écoles. Ces écoles bilingues et même trilingues sont ambitieuses.
Tout au long de ce siècle, nous l'avons vu, l'enjeu est de faire une place équitable à la fois aux matières profanes et sacrées comme d'y introduire le français dans le but de former les israélites à la citoyenneté française. Double mission que les écoles israélites d'Alsace s'efforcent d'assumer. Les enseignants, fait remarquable pour l'époque, proviennent de toute l'Europe, Pologne, Bohême, Bavière…
Les résultats de ces écoles sont inégaux du fait de leur grande diversité. l'on ne peut construire en effet cette histoire qu'en analysant le statut des écoles, commune par commune. De forts décalages existent d'une commune à l'autre auxquels il faut ajouter la différence d'enseignement donné aux filles et aux garçons, et ce malgré les recommandations des recteurs et des Consistoires.
La reconnaissance des écoles israélites par les communes qui ne va pas sans obstacles se fait progressivement comme dans l'ensemble du pays. Quant aux indigents, certains peuvent avoir accès à une formation spécifique, les Ecoles d'arts et métiers de Strasbourg et de Mulhouse s'efforcent de les former à des métiers manuels qui leur ouvriront l'accès à des qualifications professionnelles nécessaires à leur émancipation. Les écoles professionnelles de l'ORT en France prendront le relais des écoles du travail en 1921 (45).