Des migrations juives en décalage
Si la migration juive alsacienne lorraine ressemble en de nombreux points aux migrations des Alsaciens Lorrains et à celle des migrants d'une manière plus générale, nous devons souligner que les causes de du départ du fait de l'histoire spécifique de l'Alsace et de la Moselle, annexées en 1870, par l'Allemagne. Cette migration s'apparente à la migration française ou allemande mais doit s'étudier aussi du point de vue religieux et national. Les caractéristiques des migrations juives sont marquées, en effet, par le statut des juifs dans leur pays d'origine. Ensuite, autre spécificité, l'histoire des juifs allemands et français diffèrent grandement comme je l'ai montrée longuement dans ma thèse Des berges du Rhin aux rives du Mississippi, une culture recommencée : Migrants juifs du 19ème au XXe siècle (1), et dans l'article publié en 2002, Enemies abroad, Friends in the United States: Jewish Diaspora from Alsace-Lorraine vs Jewish Diaspora From Germany, 19th century-20th century (2) des autres migrations . Il est possible de dégager des traits communs aux migrations comme le souligne Lee Shai Weissbach (3) mais aussi des traits spécifiques de l'émigration juive et voire de la migration juive alsacienne-lorraine. En effet, les manières de s'accommoder au nouveau pays ne s'effectuent pas de la même façon à La Nouvelle Orléans, à New York ou en Californie.
A San Francisco, les migrants juifs français adhèrent aux associations de philanthropie française (Benevolent Societies), au Comité d'administration de l'Hôpital Français de mais ne parviennent pas à créer leur propre synagogue du fait de leur nombre insuffisant. Ils se joignent alors aux migrants juifs allemands pour fonder le Temple Emanuel El, se séparant des juifs polonais ou russes. A La Nouvelle Orléans, le processus est différent. Juifs allemands et français prient ensemble dans une première une synagogue à majorité séfarade, entre 1827-1840, Chesed Synagogue, (Gates of Mercy - Portes de la Miséricorde). Les séfarades se séparent ensuite des migrants rhénans pour fonder Nefutzoth Jehudah, (Dispersed of Judah - Dispersés de Juda) grâce au philanthrope Judah Touro et à l'initiative du rabbin Gershom Kursheedt en 1848. Allemands et Alsaciens-Lorrains se retrouvent dans le comité de fondation de la synagogue Congregation Share Tefilah (Gates of Prayer - Portes de la prière) en 1850. Le couple migration-intégration diffère également sur le plan local en fonction de l'histoire de chaque Etat. Le développement du judaïsme dans le Sud est fort éloigné de celui de l'Est et du Nord des Etats-Unis.
Fait important : peu de familles alsaciennes ou allemandes juives ayant migré en Amérique retournent au pays. Cette situation diffère des émigrations régionales françaises comme celle du Béarn, du pays basque, émigration liée au monde agricole. L'étude des archives, des journaux et la rencontre des descendants des migrants mettent en lumière avec humour la diversité de la composition de la communauté juive de La Nouvelle Orléans. Aaron Steeg, fondateur du Jewish Ledger, hebdomadaire juif du Sud, le 4 janvier 1895 : "Within this busy town, Israelites lived and labored in joy and sorrow, the cheery Alsatians, the excitable nervous Lorrainese, the steady Badinser, the methodical Rhinepfalzer, an heterogeneous aggregation of Israelites from many nationalities but all Yehudim in the full acceptance of the term.""Dans cette ville industrieuse, les Israélites vivent et travaillent dans la joie et la peine, les Alsaciens enthousiastes, les Lorrains agités et inquiets, les Badois stables, les Palatins méthodiques, un ensemble hétérogène d'Israélites de nationalités différentes mais tous juifs dans la peine acceptation du terme."
Mon travail a porté principalement sur les Juifs du Rhin établis le long du Mississippi. Je n'ignore pas pour autant la grande dispersion des migrants installés dans les différentes régions des Etats-Unis. Mes recherches incluent de Cincinnati, (Ohio), Dallas, (Texas), à Montgomery (Alabama) et la côte ouest. Certaines informations recoupent celles de l'historien Lee Shai Weissbach.
Le contexte, la situation économique et politique de la France et de l'Alsace Lorraine sont longuement mentionnés dans mes travaux précédents : un contexte défavorable aux métiers pratiqués par la population juive du fait de la mutation économique de la moitié du 19ème siècle, les débuts de l'épargne collective et du système bancaire, une démographie trop importante auxquelles viennent s'ajouter les révolutions de 1830 et 1848 suscitant des émeutes antisémites du Nord, du Sud de l'Alsace, de la Moselle et du pays de Bade. Cet ensemble de causes s'agrègent et provoquent le départ. Un autre phénomène important pour appréhender l'émigration juive à ne pas omettre est celui la conscription militaire longue de sept à huit ans en France sous l'ère napoléonienne jusqu'en 1855 (même s'il est possible de se faire remplacer ou de payer une taxe).
Il est opportun aussi de souligner que des décalages temporels demeurent entre les migrations juive et non-juive. Plus de dix ans séparent la migration générale d'Alsace-Lorraine pour la première vague (1820-1840) et celle de la migration juive des années 1850. Cette dernière va reprendre entre 1870-1880, suite à l'annexion de l'Alsace-Moselle par le deuxième Reich. Elle accompagne le flot général de la deuxième vague de la migration alsacienne-lorraine mais elle est proportionnellement plus importante. En effet, en fonction des listes étudiées, près de 10 à 12 % de la population migrante est juive alors que la population juive résidant en en Alsace correspond à 2 à 3 % de la population générale. Certains villages comportent cependant de plus fortes proportions de Juifs soit près du tiers dans les villages de Grüssenheim ou de Shirhoffen. Au total, l'émigration juive d'Alsace et de Lorraine, de 1871 à 1914, s'élève à 5 000 personnes mais il est difficile d'en évaluer le nombre avant cette date (4).
Dans les deux départements de l'Alsace, la population rurale va pour l'essentiel constituer la population migrante des demandeurs des demandeurs de passeports. Elle provient, en effet, du Nord de l'Alsace, du canton de Saverne et de Wissembourg. Ces deux cantons sont des lieux de déperdition de population alsacienne en général (5). On retrouve des migrants provenant de Reichshoffen, d'Ingwiller, Bouxwiller, Bischwiller, Lembach, Soultz-sous-Forêts, Niederbronn, Mertzwiller. Pour la Lorraine, les villages de Puttelange, de Forbach, Sarreguemines, Sarrebourg, de Grosbliederstroff, Phalsbourg, en Moselle.
La grande diversité des destinations entre le Nord et le Sud de l'Amérique en est la caractéristique.
Diversité des destinations
Les destinations des émigrés juifs du Haut-Rhin entre 1840-1870 peuvent se lire ainsi : sur les 134 émigrants juifs, 12 indiquent La Nouvelle Orléans, 2 San Francisco, 1 la Pennsylvanie, l'État de Minnesota, 1 Saint Louis, 2 Washington, 1 Buffalo, 1 le Canada, 89 New York, 5 l'Amérique du Sud, pour le reste l'Amérique. Les ports de New York ou celui de La Nouvelle Orléans ne constituent parfois que des étapes.
Dans le Bas-Rhin, selon les listes d'émigrants en partance de la gare de Wissembourg (1865-1869), gare de transit pour l'émigration allemande, on trouve 103 partants juifs sur les 764 Français et 16 686 Allemands. Les destinations connues permettent de comptabiliser 66 émigrants en partance pour New York, 10 pour La Nouvelle Orléans, 1 pour Pittsburgh, 2 pour Cincinnati, 2 pour Rio de Janeiro.
De manière plus générale, au regard des listes des deux départements, près des deux tiers des émigrants se rendent à New York, le choix de La Nouvelle Orléans varie entre 8 à 12% environ. Seul un nombre plus restreint de villes du nord des Etats-Unis sont choisies comme première étape. Beaucoup d'émigrants débutent leur épopée à New York, puis à La Nouvelle Orléans, et, dans les années 1850, la Californie à l'époque du Gold Rush.
Le choix de la destination s'effectue en fonction des familles ou des amis qui peuvent répondre des migrants, condition nécessaire du passage. Il s'opère aussi en fonction des langues parlées, des débouchés économiques mais aussi du réseau d'associations capables d'aider les migrants à trouver un logement et un travail (Landmannshaften).
Il serait inexact de croire que les émigrants les plus pauvres et sans formation sont ceux qui partent. Comme l'a démontré Vicki Caron, il s'agit les jeunes issus de classes modestes qui ont un bagage culturel et des possibilités financières qui désirent avoir de "meilleures opportunités" en Amérique (6).
Les émigrants et leurs métiers
Les catégories socioprofessionnelles de la population juive émigrante du Bas-Rhin entre 1827 et 1837 sont plus homogènes que celles de l'Alsace en général. On y trouve un petit nombre d'ouvriers textiles, une majorité de négociants et d'artisans. Les émigrés du Haut-Rhin disposent d'une qualification professionnelle : métiers du livre, milieu artistique. On trouve, peintre, photographe, instituteur. Sur la liste, les femmes sont 19 sur 134 à émigrer. Neuf déclarent une profession : couturières, modistes, repasseuse, institutrice, femmes de chambre (7).
Rappelons aussi pour montrer la disparité des situations que la population juive des Etats du Texas, de Caroline du Sud, du Mississippi, de l'Alabama et de la Louisiane est évaluée, en 1927, à 82291 personnes, celle de l'Etat de New York, à la même date est de 1903890 Juifs (8).
Quelles sont les sources ?
Elles sont historiques, archives françaises et américaines, de passeports listes des émigrants mais aussi au réseau de contacts entre l'Alsace, New York et la Californie, qui reconstruit dans la longue durée la diaspora juive.
Les réseaux de connaissance m'ont permis d'aller à New York rencontrer la Société israélite française de New York en 1991. Grâce à Henri Gros za"l de New York, au Musée Juif du Sud de l'Expérience à Jackson (Mississippi) en 1992, j'ai pu 'explorer la Louisiane et le Mississippi, puis ensuite à l'ouest de la Louisiane, l'Alabama et le Texas. Cette dernière région est le lieu d‘implantation de Français et d'Allemands juifs de la deuxième génération.
A partir de réseaux des familles Weil et Fraenkel, je me suis rendue en Californie entre 1997 et 2000, dans l'Ohio, à Cincinnati pour consulter le centre de dépôt d'archives familiales importantes, le Jacob Rader Marcus Center of Jewish American Archives.
Mon enquête débutée auprès de la Société Israélite de New York en 1991, s'est prolongée dans le Sud grâce aux informations transmises aimablement par les familles new yorkaises emigrées.
La Société Israélite Française de New York
Cette installation new yorkaise date pour les juifs alsaciens des années 1850 et pour l'essentiel 1870-1890. Une émigration importante débarque à New York également dans les années 1920, 1930 (9).
Ces émigrants sont arrivés à New York pour avoir une perspective d'avenir. Ainsi sur 45 familles juives de Goersdorf (Bas-Rhin), 23 sont partis à New York en 1871, nous explique Henri Gros, secrétaire général de la Société. Les Français israélites de New York, bilingues, trilingues, ont des attaches très fortes ave l'Alsace et la France. Ils ont recréé une petite Alsace pendant au moins un siècle. La majorité des personnes proviennent de petites villes rurales de moins de 2000 habitants telles Wissembourg, Soultz-sous-Forêts, Pfaffenhoffen, Ingwiller, Hochfelden, Westhouse, Lingolsheim, Haguenau et Vendenheim. La Société Israélite Française de Secours Mutuel de New York est fondée le 23 novembre 1873 par cinq Alsaciens : Arthur A Klein, Abraham Werdenschlag, Daniel Strauss, Jacques Netter, Leopold Lévy (10).
Cette société structure la vie sociale des émigrants sous forme de conférences, de bals et de repas. Elle soutient les migrants en difficulté et achète des concessions dans différents cimetières pour éviter la dispersion des Juifs français : Mont Zion, cimetière à Long Island, Mount Pleasant à Westchester, Bayside Cemetery à Brooklyn. Elle a compté près de 400 membres selon sa constitution fondatrice (11). En 1961, selon la liste de ses membres, elle avait 183 membres qui habitaient Brooklyn, Jamaica, le Bronx et quelques uns d'entre eux, Long Island et le New Jersey.
Durant la guerre de 1940, le comité de soutien (War Committee Relief), est dirigé par René Loeb, Julien Meyer, Rabbi Simon Langer, Rudolph Levy, Léon Wolff, Jacques Weill, Raymond Baumann, banquier. Ils accomplissent des efforts considérables pour aider leurs compatriotes alsaciens. Ils collectent 250.000 dollars pour médicaments, nourriture et vêtements. Après la guerre, Henry Miller est un généreux donateur du Home de jeunes filles de Strasbourg, Laure Weil et de l'hôpital Adassa. L'ARIF, autre association a œuvré à la reconstruction des édifices sociaux et des synagogues de l'après-guerre (12).
Sur le plan religieux, la Société israélite est hétérogène : le monde orthodoxe, Orah Chaim de rite allemand, Conservative fréquentée par le rabbin Langer.Trente ou quarante alsaciens rejoignent Lexington Avenue, Conservative Synagogue. Les juifs réformés, les financiers Charles Weill, Raymond Bauman, Raymond Weil, Geismar, Katz fréquentent les synagogues des quartiers chics, celle de Park synagogue notamment (13).
Il existe un grand écart entre les membres de la finance, les grandes fortunes, membres de l'ARIF des émigrants plus modestes résidant dans le quartier de Queens, à Jamaica.
Dans des moments de crise, de guerre, les enrôlements sont obligatoires : service militaire en France pour les binationaux, service durant la seconde guerre mondiale. Après la démobilisation, le bi-national peut être enrôlé par son nouveau pays et faire la guerre dans l'armée américaine.
L'implantation des juifs de l'Est de la France dans l'Ohio et à Chicago n'est pas aussi documentée et demanderait une plus ample investigation de terrain.
Chicago, (Illinois) Cincinnati (Ohio), Muncie (Indiana)
Ces villes sont à dominante allemande lors de la première immigration de la moitié du 19ème siècle, puis russe et polonaise à la fin du 19ème siècle.
Je possède peu d'éléments sur la colonie alsacienne et lorraine de Chicago et de Cincinnati. Certaines familles de bouchers s'y sont installées en relation avec la famille Fraenkel de Noirmoutier-Strasbourg. Chicago reste à explorer.
Dans l'Ohio, je note un membre de famille Blin à Toledo, les Lazard Kahn originaires d'Ingwiller à Hamilton. (Ohio). Ils deviendront les fondateurs de la compagnie de poêles Ohio Stove Company, nationalement connue, une très longue histoire de réussite industrielle. Ils se sont d'abord installés dans le Sud, à Nashville (Tennessee) comme fabricants de meubles et de poêle. Ils s'allient aux Lemann de Donaldsonville (14). D'Ingwiller les rejoignent Joseph Lazarus, marié à Clementine Meis, Lazard Lazarus marié à Mary Reins. Ces familles sont attirées par la richesse industrielle de l'Etat d'Ohio, par ses potentialités d'emploi dans l'industrie métallurgique, la fabrique de vêtements et de chaussures.
A Muncie (Indiana), venant de Forbach (Lorraine) s'implante, en 1850, la famille Henry Marks dans le commerce des vêtements également. Il s'agit de Jeannette Mendel, femme de Joseph Marx, Henry Marks fils de Joseph et Hannah Max, Jeannette Marx et Léon Marx. Henry Marx, le frère de Lon se marie à Hélène Wertheimer en 1852 à Cincinnati sous le haut patronage du Docteur Isaac M. Wise, grand rabbin, fondateur du mouvement libéral aux Etats-Unis.
Le Sud
Les émigrés ayant choisi le Sud débarquant à La Nouvelle Orléans, traversée plus longue et moins chère que celle de New York, s'installent le long du Mississippi ou dans l'Alabama. Un nombre important d'émigrants du Bas-Rhin (45 émigrants) opte pour Montgomery entre les années 1850-1865 et puis après la Guerre de Sécession, à partir des années 1870. Nul doute que ces Etats agricoles du coton, du sucre et du riz ont besoin d'intermédiaires, petits et gros vendeurs, agents de commerciaux du coton, propriétaires de magasins généraux polyvalents, à portée des plantations comme à l'intérieur les petites villes proches des embarcadères .
Quant à Castroville (Texas), village emblématique alsacien fondé dans les années 1840 par l'aventurier sépharade Castro, elle ne comporte aucun juif.
Dans le Sud, intermédiaires entre le monde urbain et le monde rural
Une fois débarqué dans les grands ports de New York, de La Nouvelle Orléans, de Galveston, le migrant juif joue un rôle important et indispensable dans l'économie. Il est agent de médiation, lien entre le rural et la ville. Il devient vendeur de produits non périssables (dry goods), marchand d'outils, de vêtements, de quincaillerie et prêteur d'argent dans les villages. Dans les grands ports, il occupe les métiers de vendeur de marchandises en gros, vêtements, épices, tabacs et pour les plus fortunés, négociant en import-export.
A partir de 1848, le Gold Rush incite un certain nombre d'entre eux comme le jeunes Lazare à partir de La Nouvelle Orléans pour la Californie.
Une autre aventure émerge alors.
La Californie ou l'appel de l'or
Une des régions les plus françaises est la Californie : 5 à 10 % de l'immigration juive en Californie aurait été française, selon Annick Foucrier, spécialiste des Français de Californie (20). En 1854, le nombre de Français est évalué à 5000, un nombre à peu près équivalent à celui de la population allemande (21). Les migrants proviennent en priorité de la côte Est, de La Nouvelle Orléans, ensuite d'Europe. Au moment du Gold Rush des années 1850, l'Alsace et la Lorraine sont les régions d'origine de la plupart des San Franciscains français juifs. Ils viennent de Lixheim, Bouxwiller, Balbronn, Phalsbourg, Strasbourg (22). Voici des noms connus de San Francisco: Coblentz, Weill, Godchaux, Lévy, Cerf, Hirsch, Haas, Bloch, Blum Falk; Roth (22).
La plupart des pionniers californiens débutent, eux aussi, comme colporteurs, vendeurs de vêtements dans les petites boutiques. On appelle les petites boutique juives, des "Jewa shops", tant les juifs sont nombreux à les tenir : des boutiques de vêtements, de produits d'épicerie, de quincaillerie et de tabacs, de bijoux. San Francisco dans les années 1850 est le lieu du petit et du grand commerce de la banque, du crédit, de l'import export. On peut même écrire qu'en Californie, on s'enrichit plus vite qu'ailleurs. En 1861, on compte 10.000 juifs dans toute la Californie et 5000 à San Francisco (24).
L'or est un appel très fort pour certaines familles qui s'embarquent directement vers la Californie dans les années 1850 et qui vont constituer la "colonie française de San Francisco". Ainsi en est-il des Phalsbourgeois qui partent directement vers la Californie en 1855 (25). Vingt quatre hommes vont former une landmannshaft (association de migrants). Le banquier Alexandre Weill, membre du groupe des 24, retournera en France pour construire la banque Lazard Frères en France en 1880 (26). La plupart de membres de l'association des Phalsbourgeois ont émigré grâce à l'aide d'Alexandre Weill, cousin des Lazard. La société des Phalsbourgeois organise en 1880 un banquet d'adieu à Alexandre Weill.
Que faisaient-ils ?:Joaillier, quincailler, importateur, marchand, boucher , ferrailleur, vendeur de lingerie, marchand de grains, boulanger, marchand de cigares, capitaliste (27).
Quelques célébrités de Californie
Salomon Lazard (28)
est originaire de Frauenberg, (Lorraine). Il est le cousin des frères Lazard. Il est d'abord employé à New York chez les Lazard frères en 1844. Il rejoint les Lazard installés à La Nouvelle Orléans et ensuite, en 1848, navigue avec eux jusqu'à l'isthme de Panama. Il traverse ensuite l'Ouest pour rejoindre le Pacifique. Après des aventures à Sacramento, à Stockton, Salomon s'établit à Los Angeles, ville de 1610 personnes. En 1851, l'enseigne de son magasin de marchandise générale se lit ainsi: "The highest price is always paid for gold dust" ("Le meilleur prix est toujours donné pour de la poussière d’or"). Son magasin de détail et de gros sert aussi de dépôt de billets bancaires. Il devient Lazard et Kremer store en 1852. En 1852, quatre ans après son arrivée en Californie, Lazard obtient la citoyenneté américaine.
Les frères Lazard : une ascension fulgurante
Alexandre, Simon, Lazard Lazard créent un premier grand magasin à La Nouvelle Orléans. Ils migrent en Californie à la suite de l'incendie de La Nouvelle Orléans en 1848. Au début, ils vendent des marchandises sèches (dry goods). A San Francisco, Elie Lazard gestionnaire et Alexandre Weil dans l'import-export possèdent "une manufacture de laine californienne et toutes sortes d'articles qui défient l'Amérique toute entière", selon Mark Twain. Il s'agit de Woolen Mills en 1862. Seize ans plus tard, en 1878, les frères Lazard deviennent une banque au cœur du Financial District. En 1886, l'expansion du groupe et de la firme devient London Paris and American Bank (29).
Raphaël Weill, fondateur de La Maison Blanche
Raphaël Weil est arrivé à San Francisco le 5 septembre 1855, à l'âge de19 ans, de Phalsbourg. Il est embauché chez Davidson and Lane, un dry goods store (magasin général). Il prend la direction de la société Davidson and Lane Company, trente ans plus tard après en avoir été partenaire, trois ans après son entrée dans la société. Elle devient Raphael Weill Company. On y lit, dès le début, l'attachement de la société pour la langue française : "Ici on parle le français" qui se trouve affiché à l'entrée de la société.
Weill fonde le grand magasin, La Maison Blanche, en 1870, à Kearny et Post Street. En 1930, y travaillent 700 employés. Raphaël Weill soutient la création du Bohemian Club en 1872. Cinq journalistes du San Francisco Examiner (qui en furent exclus par la suite) sont à l'origine de ce club. Il est l'un des clubs les plus fermés du monde. Club néo-conservateur de l'élite et des personnes d'influence, il regroupe quelque deux mille membres
En 1906, le magasin est détruit par le feu. Raphael Weill le rouvre quelque temps plus tard à Van Ness Avenue, grande artère commerciale de San Francisco. Le magasin ferme en 1966.
Weill est très engagé dans les activités civiques et philanthropiques : soutien au Board of Education de la ville, à l'Hôpital Français, à la communauté française de San Francisco. La ville lui est reconnaissante pour avoir organisé une énorme collecte de vêtements après le tremblement de terre de la ville en 1906. Une école publique élémentaire porte son nom (30).
Les sœurs Godchaux
A San Francisco résident les sœurs Godchaux venant de Reichshoffen (Bas-Rhin). Le père Adolphe, établi à La Nouvelle Orléans en 1851, part pour San Francisco. Les parents se spécialisent dans les produits français. Mais à la suite d'effondrement d'actions minières, les quatre filles Godchaux donnent des leçons de français et de musique à plusieurs générations d'enfants. Parmi ces derniers, Yehudi Menuhin. Rébecca Godchaux a reçu la médaille de la légion d‘honneur du gouvernement français par le consul de San Francisco (31).
"Les juifs sont très respectés par les non juifs (...) et estimés dans le cercles sociaux et politiques. Le commerce, la banque dans une grande mesure sont dans leurs mains. Le marché dépend d'eux complètement parce que ce sont eux qui importent le plus. Les juifs sont considérés parce qu'ils veulent apporter leur contribution et de telles entreprises sont en général des réussites…(32)".
Daniel Lévy, correspondant des Archives israélites souligne que les Israélites sont prêts à tous les métiers. Le même auteur déplore à quel point l'intérêt pécuniaire l'emporte sur la pratique religieuse et que les offices de Sabbat réunissent peu de monde et il ajoute : le magasin l'emporte sur le temple, même chez ceux qui par dévotion s'abstiennent de manger taref et qui ferment le samedi. Si l'on est Américain comme homme religieux, on l'est bien davantage comme homme pratique (33).
La vie sociale et sociétale
De nombreuses sociétés de bienfaisance se créent à San Francisco. Madame Kirshenbaum Willard, de la troisième génération, membre de la société juive de généalogie de Paris, écrit une brève synthèse sur les juifs français de San Francisco en précisant clairement l'appartenance maçonnique de sa famille : "les sociétés de secours rassemblent de très nombreux juifs, les juifs d'Alsace et d'Allemagne sont parmi les membres les plus actifs, fidèles ainsi à la tradition de la hevra (34)déjà très ancrée dans leurs pays d'origine. Celles-ci se sont transformées en sociétés laïques." (35) La Société française de Bienfaisance mutuelle de San Francisco écartant toute question religieuse ou politique date de 1851, elle comprend 1555 membres dont 55 juifs, en 1951 (36). "On les trouve dans les loges maçonniques. Mon grand-père paternel ainsi que mon père furent membres- pendant plus de soixante années de la loge "La Parfaite Union". Mon grand-père était arrivé avec sa famille à La Nouvelle Orléans au moment où éclatait la Guerre de Sécession entre le Nord et le Sud. Mon père et mon frère ont traversé l'isthme de Panama quelques années plus tard mais avant Ferdinand de Lesseps (37)".
Des "Congrégations"
A San Francisco, il existe plusieurs congrégations dont la plus célèbre est la la synagogue Emanu-El,à forte majorité bavaroise mais où les Français sont nombreux. Orthodoxe à ses débuts, elle devenue réformée en 1860 avec un service en allemand. En 1884, les Français envisagent, eux aussi, de fonder un lieu juif français et correspondent avec les institutions consistoriales françaises pour obtenir l'assistance d'un rabbin. Mais l'initiative n'aboutit pas (38).
Des clivages se forment très tôt à l'intérieur du groupe allemand. Les Allemands orthodoxes n'acceptent pas les changements libéraux du Temple Emanu-El, et créent une congrégation avec les Polonais en 1861 : Stockton Synagogue. Les Allemands libéraux restent avec un grand nombre de Français dans la congrégation Temple Emanu-El.
Peu de Français juifs restent orthodoxes à l'instar Emmanuel Blochman, consul français durant trente ans de San Diego. D'Ingenheim (Bas-Rhin), la famille Blochman a émigré en 1848 du Havre à La Nouvelle Orléans, pour s'installer ensuite à Memphis (Tennessee). Blochman va jouer par la suite un rôle éminent à San Diego avec toute sa famille (39). Cette famille est attachée aux traditions et résistent aux tendances réformatrices.
Claire Isaacs, une de mes interlocutrices dont la famille est une des pionnières de la ville a été très proche du Temple Emanu-El. Elle vit et me raconte encore ces tensions à San Francisco, longuement relatées par les auteurs, Daniel Lévy, Franz Rudolf, Rudolf Glanz et par Fred Rosenbaum (40).
Patriotisme, dynamisme et sens civique
Les émigrants alsaciens sont des éléments très dynamiques de la communauté française et restent très attachés à la France. Daniel Lévy en est emblématique. Il est acteur dans la communauté juive, acteur dans la vie de la cité tout en demeurant fidèle à son pays d'origine.
Lévy déroule une carrière de journaliste et d'enseignant à San Francisco. Il est né à Lixheim en Lorraine, en 1826 et fait ses études à l'Université à Paris en langues. Il devient enseignant, est envoyé à Oran en Algérie par le Gouvernement français. Il s'installe à San Francisco, le 4 février 1855. Il est à la tête des enseignants de l'école juive primaire et secondaire du Temple Emanu-El. Il y enseigne l'allemand, le français et l'hébreu. Cette école est vite appelée l'institut Lévy. Elle a d'ailleurs été fréquentée par l'arrière grand-mère de Claire Isaacs, famille de pionniers alsaciens, les Weill de Dambach installés à San Francisco en 1853 (41). David Lévy est aussi hazan (ministre officiant) du Temple El Manuel jusqu'en 1864 avant que le rabbin Elkan Kohn ne soit nommé rabbin. Lévy célèbre les mariages de la communauté juive française.(42) Il est également correspondant des Archives Israélites de 1855 à 1858. Il rentre en France et rend des services au Gouvernement français, qui lui valent l'insigne de chevalier de la Légion d'honneur. A son retour à San Francisco, il devient président de l'Hôpital Français. Il est aussi fondateur de l'Alliance Française en 1902. Doyen de la communauté française, il est aussi maître-maçon, membre du Cercle français et président de la Ligue nationale. Il a écrit Les Français en Californie en 1884 et un ouvrage plus politique l'Histoire d'Autriche et de Hongrie. Il commence une bibliothèque française en 1875. Cet homme s'est ainsi engagé sur trois fronts : cultuel, culturel et politique (43).
Durant la guerre franco prussienne (1870), la population assiste à une division des Allemands et des Français. Alexandre Weill préside une réunion des français d'Alsace et de Lorraine pour protester contre l'annexion des terres par les Allemands. "Les trois quarts des noms sont juifs" souligne Rudolf Glanz. (44) Des ventes aux enchères ont lieu au profit des veuves et des orphelins et des blessés de guerre. La vente a lieu dans le Metropolitan Theatre. Le premier objet présenté est une bouteille de liqueur de Phalsbourg offerte par Léon Weill. Au nom de "Phalsbourgé, la salle se lève dans un tonnerre d'acclamations, rapporte le San Francisco Newsletter du 3 septembre 1870.(45)
Ces prises de position ne s'opposent aucunement au geste de ces mêmes Californiens français qui, en 1876, érigent un arc de triomphe dans la rue Kearny pour commémorer le centenaire de la révolution américaine, soulignant ainsi leur loyauté envers leur pays d'adoption.(46)
En conclusion
La plupart des réseaux de sociabilité ne distinguent pas en Louisiane à Montgomery, à Cincinnati, juifs allemands et juifs alsaciens .(47). La minorité juive française n'est pas assez importante. Ce n'est pas le cas de la Californie où les découpages sont tranchées : La minorité française y est affirmée parce que plus nombreuse. La mobilité en est le caractère fondateur.
L'itinéraire de Rosanne D. Leeson, habitante de Los Altos (Californie) illustre ces déplacements et la nécessité de construire sa filiation pour définir les éléments constitutifs de son identité. Elle a retrouvé les ancêtres de sa famille grâce à ses recherches généalogiques. Les Hemmerdinger, une lignée de rabbins viennent de Fegersheim, de Sherwiller, Blotzheim en Alsace. Samuel Hemmerdinger, rabbin est envoyé à Einchstetten au pays de Bade, en 1796, et a épousé une demoiselle Dreyfuss d'Altdorf près de Lahr :
"Il (Henry Dreyfuss), mon grand-père est né à Altdorf en 1840. Presque tous ses proches comme ses cousins quittent le pays de Bade en 186-1868 quand le Grand Duc de Bade a permis à ses citoyens juifs de partir. Ils sont tous arrivés aux Etats-Unis à cette époque notamment à Paducah, Kentucky.
Je ne sais pas et je doute plutôt que mon grand-père et ses parents soient conscients de leurs liens avec l'Alsace. Ils n'en ont jamais fait mention en ma présence, seulement que la famille venait d'Allemagne. Ce n'est que lorsque j'ai commencé des recherches généalogiques que j'ai appris toute l'histoire et que j'ai établi des relations à nouveau des deux côtés du Rhin. (48)."