Présence juive en Alsace et Lorraine médiévales
Dictionnaire de géographie historique
Simon Schwarzfuchs & Jean-Luc Fray

2016 ; Cerf - Nouvelle Gallia Judaica ; ISBN : 978-2-204-10811-9 ; 39 € ; préface de Danièle Iancu-Agou

INTRODUCTION
Nous présentons ce texte avec l'aimable autorisation de son auteur, le Professeur Schwarzfuchs

L'histoire des Juifs d'Alsace est une discipline relativement récente. Son inventeur fut un historien amateur, Elie Scheid (1841-1922), qui y consacra ses loisirs de secrétaire général du Comité de bienfaisance israélite de Paris et de représentant du baron Edmond de Rothschild dans les colonies que celui-ci avait établies à partir de 1883 dans la Palestine d'alors. Il publia son Histoire des Juifs d'Alsace en 1887. Cet ouvrage est resté le seul ouvrage consacré à ce sujet jusqu'à nos jours.
Le rabbin Moïse Ginsburger (1865-1949) posa par la suite, pour reprendre une expression connue, de nombreux "jalons pour une histoire des Juifs en Alsace", qui ne se transformèrent jamais en livre. Il avait écrit plusieurs notices sur l'histoire des communautés juives d'Alsace et même de Lorraine jusqu'en 1238 dans les deux premiers volumes de la Germania Judaica, qui couvrent la période allant des origines jusqu'aux massacres de la Peste Noire en 1348/9. Nous avons assumé nous-même la responsabilité des notices alsaciennes dans les deux premiers tomes du troisième volume de la Germania Judaica, 1350-1519, Tübingen 1987-2003.
Le développement de l'Alsace et la multiplication des sources documentaires aidant, le nombre des notices a considérablement augmenté d'un volume à l'autre. Les responsables de la Germania Judaica s'étaient proposés de faire le point sur l'histoire des communautés juives de l'aire germanique sur la base des résultats acquis par la recherche et des publications connues. Ils ne s'opposaient cependant pas à des recherches nouvelles et certains de leurs collaborateurs n'ont pas manqué d'ajouter les résultats de leurs propres travaux dans leurs exposés. Nous disposons à présent de la remarquable étude de notre excellent collègue Gerd Mentgen : Studien zur Geschichte der Juden im mittelalter-lichen Elsass, Hanovre 1995. Cet auteur, qui a pu prendre connaissance des notices publiées ou préparées pour publication dans les deux premiers tomes de la Germania Judaica III, a bien voulu relire notre texte et nous faire profiter de ses remarques et ses corrections : nous lui en exprimons toute notre reconnaissance. Il a rejeté dans ses Studien les limitations que s'étaient imposées les rédacteurs de la Germania Judaica et repris l'étude des Juifs d'Alsace par la base, grâce à un contact renouvelé avec un grand nombre de fonds d'archives, parmi lesquels certains qui ont été longtemps négligés. Il a également pu faire le meilleur usage des excellentes publications de détail des érudits locaux dont les découvertes ne se comptent pas. Ils sont trop nombreux pour être tous énumérés ici, mais nous nous en voudrions de ne pas rappeler ici le souvenir de l'excellent chercheur que fut Denis Ingold, décédé récemment.

L'histoire des Juifs d'Alsace au moyen-âge est une mosaïque que l'historien s'efforce de reconstituer, mais il ne dispose pas d'un modèle sur lequel il pourra coller les pierres qui la composeront. Il n'y a pas de séries juives dans les archives et il faut les retrouver pour les regrouper dans des ensemble virtuels mais cohérents. L'historien sait qu'il n'y arrivera pas toujours. La difficulté pour les communautés juives médiévales devient d'autant plus grande que leurs archives intérieures sont pratiquement inexistantes et que l'apport des sources hébraïques contemporaines est souvent décevant sur ce plan particulier, d'où l'intérêt grandissant des études locales et de détail qui pourront nourrir des tentatives plus importantes.

L'Alsace médiévale faisait partie de la zone d'influence germanique et ce qui se faisait en Allemagne s'appliquait également dans une Alsace, qui ne restera jamais bien éloignée du Brisgau. Elle ne se débarrassera de ce corset que bien plus tard, bien après la période qui nous concerne ici. Les Juifs de l'Alsace seront donc régis comme ceux de l'Empire. Comme eux, ils seront définis à partir de 1234 en tant que servi camerae nostrae, serfs de notre chambre, c'est-à-dire du Trésor royal ou impérial, ce qui ne signifie pas qu'ils étaient réduits à la condition servile, mais qu'ils devaient payer un impôt spécifique, le Judensteuer, au Trésor royal et que le souverain leur devait sa protection, ce qui impliquait le versement d'un droit qui devint régalien, mais qui put également être partagé avec un protecteur local ou régional, phénomène qui aura tendance à s'étendre avec l'essor des villes et la parcellisation progressive de l'Empire.

Les Juifs ne seront pas devenus pour autant la propriété du souverain, mais ce dernier pourra considérer à plusieurs reprises que leurs biens lui appartenaient, ce qui l'amènera à leur imposer des impôts et des contributions de tout ordre. Ils constitueront dans le cadre de l'Empire un groupe protégé, mais à part, de la population, pour lequel il y aura une législation ou une réglementation particulière. Ils forment une communauté unifiée et repliée sur elle-même, qui jouit d'un régime d'autonomie intérieure avec ses institutions, ses tribunaux pour les affaires qui les opposent entre eux, sa hiérarchie rabbinique et ses dirigeants laïcs. L'impôt des Juifs, dont ils s'acquittent, constitue un chapitre séparé des revenus du Trésor, sans aucun rapport avec les impôts payés par le reste de la population. Les Juifs le payent en tant que membres du groupe juif, à titre personnel et non sur une base territoriale. Le souverain était leur maître qui pouvait soit les admettre à la résidence, soit les expulser, soit même les donner en gage. Son arbitraire est cependant limité par sa volonté de tirer d'eux le plus grand rapport économique possible, le rapport des Juifs constituant une partie non négligeable de ses revenus. Son appétit restera donc limité par la nécessité dans laquelle il pourra se trouver à plus d'une reprise d'en partager le produit avec un grand seigneur ou une ville qui n'entendent pas renoncer à leur part. Cette situation règne dans tout l'Empire et les communautés juives d'Alsace n'y échapperont pas.

L'Empereur Louis IV de Bavière, qui croulait sous ses besoins d'argent, décida en 1342 de régulariser la rentrée des impôts levés sur les Juifs : il enjoignit donc à tous les Juifs ayant dépassé l'âge de douze ans, ainsi qu'aux veuves, possédant une fortune d'au moins 20 florins, de payer chaque année à Noël une capitation d'un florin. Cet impôt appelé peut être dérisoirement Opferpfennig, l'impôt négligeable, ou Goldener Opferpfennig,
négligeable en or, devait connaître une longue histoire. Le roi Sigismond réussit à y joindre le dritter Pfennig ou tiers denier à titre de droit de couronnement exigible lors de l'avènement d'un nouveau roi ou Empereur. Ces impôts ne les dispensaient pas du versement de leur impôt ordinaire, le Gewerf taille. Il est évident qu'il pouvait également s'y ajouter des levées d'impôts extraordinaires.

Les lettres de sauvegarde qu'obtiendront les Juifs seront limitées dans le temps, puisqu'il importait de les empêcher de s'enraciner. Les fameuses lettres de non tolerandis Judaeis, de ne pas tolérer de Juifs, accordées par les Empereurs ne prononçaient pas leur expulsion immédiate, mais conféraient aux villes et entités de tout ordre le droit de proclamer leur expulsion quand elles la trouveraient opportune. Un important laps de temps a donc pu séparer à plus d'une reprise l'octroi d'une telle lettre de sa mise en oeuvre.

Le rectangle alsacien est cette terre qui s'étend du Rhin aux Vosges et des contreforts du Jura jusqu'au Palatinat, seule frontière non naturelle d'un quadrilatère, qui semble a priori promis à l'unité. Il ne semble pas qu'il ait attiré des colons juifs avant le douzième siècle, ce qui peut surprendre, étant donnée l'ancienneté des établissements juifs dans la vallée du Rhin central et en Lorraine. Leur première apparition semble s'y être produite avec l'éveil des villes à partir du 12ème siècle. Au début de ce siècle la ville de Strasbourg était seule reconnue comme telle. Au cours du siècle il s'en forma cinq de plus : Haguenau, Wissembourg, Seltz, Saverne et Marmoutier. Dans la première moitié du 13ème siècle, s'y seront notamment ajoutées Colmar, Mulhouse et Sélestat. Avec soixante-dix villes créées jusque vers 1350, l'Alsace sera devenue une des régions européennes les plus urbanisées au moyen-âge. Ce mouvement urbain, qui avait connu une telle réussite - 70 villes en deux siècles ! - s'arrêta alors. Ces villes se caractérisaient bien plus par les murs qui les entouraient que par l'accroissement de leur population.

C'est au cours de cette période que des présences juives d'importance variable seront signalées, mais pas exclusivement dans ces villes nouvelles. Les Juifs y auraient découvert le cadre éventuel d'une existence meilleure et celles-ci auraient apprécié à leur juste valeur la nécessité et l'efficacité des services financiers qu'ils étaient en mesure de leur rendre. L'ampleur des travaux liés au mouvement urbain et la nécessité de sa consolidation ont certainement imposé une recherche incessante de capitaux. Il fallait des prêteurs et les Juifs, pas seulement eux, étaient disposés à assurer ce service indispensable. Il n'est donc pas surprenant qu'ils se soient adonnés très majoritairement au commerce de l'argent il faut cependant noter que les concurrents éventuels, Lombards, Cahorsins et autres, n'étaient jamais très loin, et que l'interdiction chrétienne de l'usure, qui ne concernait pas les prêteurs juifs éventuels, fin tournée à plus d'une reprise par des prêteurs qui n'étaient pas Juifs.

Les informations concernant la première installation des Juifs en Alsace sont plus que lacunaires. Leur présence sera attestée à Strasbourg, Haguenau, Rosheim et Obernai avant 1250. S'y ajouteront jusqu'en 1300 des implantations nouvelles à Wissembourg, Bergheim, Colmar, Rouffach, Guebwiller, Ensisheim, Thann et Mulhouse et peut-être aussi à Marmoutier, Molsheim, Rhinau et Soultz. La première moitié du 13ème siècle donna lieu à une véritable explosion, qui fut marquée davantage sur le plan géographique que sur celui de la démographie. Les implantations s'y multiplièrent considérablement, un peu plus dans la Haute-Alsace que dans la Basse. Les violentes persécutions dont devaient souffrir les communautés alsaciennes au cours de la première moitié du 14ème siècle imposèrent la suspension de ce mouvement pendant deux ou trois décades, mais il reprit à nouveau, après cette tragique interruption, avec une ampleur moindre toutefois.

Quelle était l'origine de ces nouveaux colons juifs ? Ils ne venaient certainement pas de Lorraine à quelques rares exceptions près, comme la grande famille de banquiers originaire de Deneuvre (Tonufer), dont la présence sera signalée à Haguenau, Wissembourg et Strasbourg. Il n'y a pas de trace d'une quelconque relation entre les communautés juives alsaciennes et celle de Metz. Tout se passe comme si le grand axe de l'immigration venue de la vallée du Rhin vers la Lotharingie et la Champagne avait décidé d'ignorer l'Alsace. Les départs de l'Alsace vers la Lorraine deviendront par contre bien plus visibles au 15ème siècle. Les premiers Juifs installés en Alsace n'ont pas laissé beaucoup d'information, mais les noms qu'ils portent, montrent bien qu'ils sont issus d'un milieu germanique. L'élément français n'y apparaîtra qu'à la suite de la grande expulsion des Juifs de France de 1306 et après 1394, mais son importance ne fut jamais bien grande.

Venus de la France du nord (Tsarfat), ils s'étaient installés en Alsace et avaient pris pied en Ashkénaze (l'Alamanie, les pays de langue allemande).
Un poète inconnu - tout ce qu'on sait de lui c'est qu'il se prénommait Isaac - a décrit dans un poème hébraïque (1) leur sursaut devant la transplantation qui leur avait été imposée :

Un jour j'ai quitté Tsarfat
Au pays d'Ashkénaze je me suis rendu
Et j'y ai découvert un peuple cruel
Tel les autruches du désert.
Non Israël n'est pas allemand (2) :
que fera la paille avec le grain ? (3)

J'y attendais la prospérité,
Un jour de repos et d'apaisement.
Il n'a pas agréé leur offrande
Et mon coeur en fut brisé.
Non Israël...

J'ai cherché un remède en Alsace.
Personne n'en connaissait la valeur,
Sinon que, chose étrange,
La femme l'y emporte sur l'homme !
Non Israël...

J'étais très écoeuré par les Ashkénazes
Car ils sont tous arrogants,
Leur barbe même ressemble à celle des chèvres !
Ne leur fais confiance en rien !
Non Israël...
  יוֹם מִצָרְפַת יָצָאתְי
אֶל-אֶרֶץ אַשְׁכְּנַזִי יָרַדתִי,
וְעַם אַכְזָר מָצָאתִי
כֵּיעֵנִים בַּמִּדְבָּר.
כִי לֹא-אַלְמַן יִשְׂרָאֵל
מַה לֵתֶּבֶן אֶת-הֵבָּר ?

צִפִּיתִי לִי לִיֹשׁוּעָה
יוֹם נֹפֶשׂ וּמַרְגֹּעַ,
וּמִנְחָתָם בְּלִי שָעָה
לְבָבִי הָיָה נִשְׁבָּר.
כִי לֹא-אַלְמַן יִשְׂרָאֵל ...

חִפֵַשְׂתִּי אֶלְזוּשׁ אָרְכָּה
וְלֹא-יָדַע אֱנוֹשׁ עֶרְכָּה,
לוּלֵי שֶׁלֹּא כְּדַרכָּה
הָאִשָׁה עַל איש תגבר.
כִי לֹא-אַלְמַן יִשְׂרָאֵל ...

קַצְתִי מְאֹד בְּ אַשְׁכְּנַזִים,
כִּי הֵם כֻּלָּם פָּנִים עַזִּים,
אַף זְקָנָם כְּמוֹ עֵזִּים,
אַל-תַּאֲמֵן לָהֶם דָּבָר.
כִי לֹא-אַלְמַן יִשְׂרָאֵל ...

Ce poème, qui a certainement été écrit une ou deux décennies après l'expulsion des Juifs de France en 1306, est éloquent: les réfugiés se sentaient étrangers en Allemagne. Il n'empêche qu'après ce début plus que pénible, l'élément français se fondit très rapidement dans la masse allemande. Il a probablement été moins nombreux qu'on ne l'a longtemps cru.

La plupart de ces colons, venus du pays de Bade, qui n'a peut-être été qu'une étape, ont donc franchi le Rhin avec leurs familles pour s'établir en Alsace. Ils ne furent pas très nombreux, ainsi que le confirme l'exiguïté des communautés qu'ils créèrent. À part celle de Strasbourg, elles ne comptèrent jamais plus d'une ou deux dizaines de familles. La plupart étaient nettement moins pourvues. Certaines ne réunirent pas plus d'une ou deux familles. Il s'en faut d'ailleurs que ces communautés aient joui d'une existence continue. Seule, la communauté de Haguenau résista à toutes ses épreuves et réussit à survivre. Les autres s'écroulèrent, notamment lors des massacres liés à la Peste Noire, sous les coups qui leur furent portés. Elles ne parvinrent pas toutes à se reconstituer.

Les communautés juives alsaciennes ne s'étaient pas éparpillées au hasard. Outre la ville de Strasbourg, elles s'étaient regroupées dans leur grande majorité dans trois aires principales : la Reichslandvogtei ou préfecture et bailliage provincial de Haguenau, les terres des Habsbourg dans le Sundgau en Haute-Alsace et celles de l'Évêché et du grand chapitre (Hochstift) de Strasbourg. Des implantations juives moins importantes s'étaient établies ailleurs, notamment à Guebwiller et Wattwiller sur les terres de l'Abbaye de Murbach ; à Hohlandsberg, Marmoutier, Ribeauvillé et Rohrschwir sous l'autorité des sires de Ribeaupierre ; à Riquewihr sous celle des comtes de Wurtemberg ; à Reichshoffen et Saint Hyppolite sous celle des ducs de Lorraine ; à Barr et Sainte-Croix-en-Plaine sous celle des comtes Palatins du Rhin.

Le bailliage provincial ou préfecture de Haguenau regroupait les villages d'Empire de la région, les villes étant elles-mêmes réunies au sein de la Décapole. Souvent donné en gage, il devint en fin de compte un fief de l'électeur palatin à partir de 1408. Parmi les quelques 46 villages que comptait la Préfecture, 15 reçurent des habitants juifs à titre individuel : Batzendorf, Bossendorf, Dangolsheim, Eschbach, Ettendorf, Forstheim, Gunstett, Hochfelden, La Walck, Lixhausen, Mommenheim, Mutzenhouse, Ohlungen, Surbourg, et Wingersheim. Il faut peut-être ajouter Orschwiller, où une présence juive est signalée vers la fin du 15ème siècle. Aux termes d'un compte datant de 1449, trente-quatre familles juives, soit près de 200 âmes, vivaient alors sur le territoire de la préfecture. Ce document n'ayant pu être retrouvé, sa datation a pu être mise en doute et un historien récent a proposé de la repousser à 1549, sans doute pour mieux l'harmoniser avec le processus d'abandon du séjour des villes par leur population juive. Faut-il considérer pour autant que la date la plus récente doit être préférée à l'ancienne ? Ce qui est établi, c'est que dix-huit chefs de famille de la préfecture acquittaient leur capitation ou goldener Opferpfennig ainsi que leur taille (Gewerf) en 1499/1500. S'il faut en croire un privilège datant de 1527, leur nombre y avait beaucoup augmenté à cette date, aussi bien dans les villages que dans les villes. Les Juifs du bailliage se livraient au commerce de l'argent, mais il ne paraît pas qu'ils aient jamais compté un grand financier dans leurs rangs. Les Juifs de la Préfecture avaient établi avec ceux de la Décapole une organisation interne, qui fut reconnue par les autorités dès 1421. Elle jouissait d'une certaine autonomie sur le plan judiciaire et avait son Parnass ou chef laïc et son rabbin.

La Décapole ou ligue des dix villes (Zehnstädtebund) fut établie en 1354 par le roi des Romains Charles IV, peu avant son accession au trône impérial. Placée sous l'autorité du bailliage impérial de Haguenau, elle devait perdurer jusqu'à l'annexion française de 1648/9. En firent partie les villes d'Empire : Haguenau, qui en fut le chef-lieu, Colmar, Wissembourg, Turckheim, Obernai, Kaysersberg, où siégeait un bailli provincial, Rosheim, Munster, Sélestat, Mulhouse, qui la quitta en 1515 et fut remplacée par Landau et Seltz (de 1358 jusqu'en 1418). Strasbourg, qui était une ville libre d'Empire, n'en fit jamais partie. Après les malheurs de la Peste Noire, quelques rares survivants juifs, auxquels devaient se joindre un certain nombre de nouveaux venus, purent reprendre pied dans les communautés désertées, sauf dans celle de Munster, afin d'y reprendre le cours d'une vie si brutalement interrompue. Il n'est pas établi qu'ils furent toujours présents dans ces communautés en même temps. Ces nouvelles communautés urbaines payaient leurs impôts en commun. Leurs habitants faisaient partie, avec les autres Juifs du bailliage, de la grande communauté territoriale juive de Basse-Alsace, qui était dirigée par leur représentant, Josselman de Rosheim, lequel fut élu à cette fonction en 1510 avec un collègue, qui n'a pas laissé de souvenir. Josselman fut sans contexte le plus célèbre et le plus efficace de leurs dirigeants. Les rabbins de Sélestat et de Colmar avaient également une compétence territoriale.

Des restrictions diverses devaient bientôt être apportées aux droits des populations juives de ces villes, tant sur le plan économique que sur celui de leur sécurité. Il. semble bien que les instances municipales des villes se soient progressivement faites à l'idée d'une expulsion de leurs Juifs. Certaines profitèrent du passage des Suisses en 1476/7 pour interdire le retour de leurs Juifs, que la crainte de leurs exactions avait contraint de fuir. Une période d'incertitude s'ensuivit : ici et là des Juifs isolés furent réadmis. L'intervention du Roi fut réclamée à plus d'une reprise en leur faveur, ce qui n'empêcha pas ce dernier de délivrer quelques privilèges de non tolerandis Judaeis. La page était cependant tournée : les Juifs disparurent des villes de la Décapole, à la seule exception de Haguenau, au cours du 16ème siècle. Ils ne devaient y revenir qu'aux 18ème et 19ème siècles.

Au lendemain de la grande épreuve de 1348/9 et après l'expulsion des Juifs de Strasbourg en 1390, on trouvera quelques Juifs sur les terres de l'Evêché et du grand chapitre de Strasbourg. Ces dernières se répartissaient notamment entre la Basse-Alsace et le Haut-Mundat (au sud-ouest de Colmar). Après les événements de la Peste Noire, on trouvera à nouveau des Juifs à Soultz (1354), Rouffach (1365) et Molsheim (1377). Ils purent également s'installer par la suite à Bischofsheim, Bischwiller, Boersch, Bolsenheim, Dachstein, Dambach, Soultz-les-Bains, Wettolsheim, Zellwiller et sans doute aussi à Epfig, Odratzheim et Saverne. Il faut y ajouter ceux qui s'étaient établis sur des terres inféodées à d'autres seigneurs : à Blinschwiller, Forstheim, Marlenheim, Mittelbergheim, Niedernai, Nothalten, Schàffersheim, Wangen et Zellenberg et peut-être aussi à Herrlisheim et Holtzheim. Il est évident qu'ils ne s'y trouvaient pas tous en même temps et que leur séjour n'y fut pas toujours prolongé. Ils étaient peu nombreux : en 1439, ils comptaient huit familles en tout. Il y en aurait eu 14 en 1499, dont la moitié était domiciliée à Dambach. Dans plusieurs localités, il y avait une seule famille juive. Leur petit nombre ne leur permettait pas d'avoir leur propre rabbin et c'est peut être là la raison pour laquelle l'autorité du rabbin d'Empire Anselme de Worms fut étendue aux Juifs d'Alsace en 1435.

L'évêque de Strasbourg Robert de Bavière entreprit en 1461 de prendre la défense des Chrétiens de son évêché contre les usures excessives des Juifs, dont le commerce d'argent constituait toujours encore l'occupation principale. Ces derniers se virent également rappeler l'obligation du port du chapeau des Juifs et de leur vêtement particulier, qui étaient, semble-t-il, tombés en désuétude. Les mesures qu'il préconisait suscitèrent l'opposition de la préfecture impériale de Haguenau, qui dépendait alors du comte palatin Frédéric Ier le Victorieux, devenu son grand bailli : celui-ci ne voyait pas d'un bon oeil cette extension de la zone d'influence de l'évêque. Les Juifs des terres du grand chapitre furent expulsés par l'évêque Albert de Bavière en 1479, mais il ne paraît pas que cette expulsion fut de longue durée, étant donné que des présences isolées y seront à nouveau signalées à partir de 1482. L'un de ces Juifs sera même qualifié de Judenbürger ! L'évêque pourra cependant ordonner des expulsions, notamment de Marlenheim, Blinschwiller, Mittelbergheim et Nothalten, mais celles-ci ne semblent pas avoir dépassé le plan local. Quant au Haut-Mundat, ses derniers habitants juifs l'avaient déjà quitté en 1472 au plus tard.

Jeannette de Ferrette, l'héritière du comté de Ferrette, se maria en 1324 avec Albert II duc d'Autriche, comte de Habsbourg et c'est ainsi que cette partie du Sundgau devait progressivement passer sous la domination des Habsbourg. Ces derniers étaient déjà possessionnés en Alsace et ils portaient de surcroît le titre de landgrave de Haute Alsace. Ils administraient leurs terres de Haute-Alsace et du Brisgau dans le cadre des Pays Antérieurs Autrichiens (Vorderösterreich) depuis Ensisheim, où résidait le bailli provincial. Dans le Sundgau, diverses communautés juives se reconstituèrent ou virent le jour au cours des années qui suivirent la grande catastrophe de 1349. C'est ainsi qu'apparurent celles d'Altkirch, Belfort, Bergheim, Cernay, Delle, Ensisheim, Issenheim (à partir de 1518), Kientzheim, Masevaux et Thann et peut être aussi celles de Carspach, Hattstatt et Ferrette. Le nombre des ménages juifs y était restreint et ce n'est guère qu'à Ensisheim, Bergheim et Cernay que se constituèrent de véritables communautés. Il y a bien eu un rabbin à Bergheim au milieu du 15ème siècle, mais il semble qu'on recourait plutôt, en cas de besoin, aux services de ceux des villes de la Décapole les plus proches. Le commerce de l'argent constituait leur activité principale et il donna lieu à plusieurs règlements. Servi camerae, les Juifs du Sundgau avaient droit à la protection royale ou impériale, mais celle-ci passa plus d'une fois et pour longtemps entre les mains des seigneurs auxquels telle ou telle partie du Sundgau fut engagée au cours des années.

Malgré quelques difficultés passagères, comme la détention en 1435 des Juifs d'Altkirch, Ensisheim, Masevaux et Thann, qui auraient refusé de verser le tiers denier, les Juifs du Sundgau connurent une certaine sécurité jusqu'au passage des Suisses en 1476 et des exactions et meurtres qui s'ensuivirent. Leur situation continua de se dégrader par la suite. En 1540 on dénombrait 52 familles juives dans le Sundgau.

Au cours des 14ème et 15ème siècles les Juifs d'Alsace devinrent, à des degrés divers, les victimes de trois grands mouvements populaires, qui bouleversèrent leur existence. Cette communauté de sort dans l'adversité devait renforcer leur solidarité naturelle, puisqu'elle contraignit les rescapés à recourir à l'aide de leurs coreligionnaires dans les lieux de leur refuge.

Ils subirent une première grande épreuve lorsque les deux meneurs successifs connus sous le nom de König Armleder, le Roi Armleder, prirent la tête d'un mouvement insurrectionnel de paysans pauvres, qui attaquèrent notamment les Juifs d'Alsace rendus responsables de tous leurs maux. Le Memorbuch ou livre du souvenir connu sous le nom de Memorbuch de Nuremberg, le plus ancien mémorial juif qui nous soit parvenu, a conservé la liste des localités et communautés qui eurent à souffrir en 1336/8 des bandes de Judenschläger, des tueurs de Juifs, que ces rois éphémères avaient réunis. Furent alors visés et massacrés les Juifs des localités alsaciennes suivantes : Rouffach, Soultz, Herrlisheim, Ribeauvillé, Bergheim, Riquewihr, Kaysersberg, Munster, Turckheim, Mulhouse, Ensisheim, Cernay, Thann, Ferrette, Altkirch, Masevaux, Delle, Belfort, Rotenbourg, Florimont, Zellenberg, Soultz-les-Bains et Saverne (4). Il ressort de cette liste, qui n'est certainement pas complète, que ce sont presqu'exclusivement les communautés juives de Haute-Alsace qui furent alors visées.

Le coup fut dur, mais il n'avait pas abouti à la destruction de ces communautés, qui purent se reconstruire tant bien que mal. II en alla différemment avec l'épidémie de la Peste Noire (1348/9), dont les Juifs furent rendus coupables : leur haine de la chrétienté les aurait poussés à empoisonner les puits pour tuer le plus grand nombre de Chrétiens possible. Un véritable climat de panique se développa alors, au cours duquel plusieurs communautés juives furent livrées au bûcher. Le Memorbuch de Nuremberg énumère comme suit les communautés martyres : Thann, Ferrette, Ensisheim, Cernay, Wattwiller, Soultz, Guebwiller, Mulhouse, Herrlisheim, Kaysersberg, Munster, Rouffach, Turckheim, Colmar, Ribeauvillé, Riquewihr, Zellenberg, Saint Hyppolite, Bergheim, Châtenois, Sélestat, Marckolsheim, Ehnheim (Obernai), Erstein, Woerth, Rosheim, Saverne, Neuviller-lès-Saveme, Bischwiller, Marmoutier, Rhinau, Benfeld, Strasbourg "la communauté", Haguenau, Lauterbourg et Seltz (5). Cette énumération, qui n'est certainement pas complète, témoigne de l'ampleur de la persécution, qui constitua un tournant de l'histoire du judaïsme alsacien. Sans doute les chiffres rapportée par la tradition concernant le nombre des victimes sont-ils exagérés étant donnée l'exiguïté des communautés juives alsaciennes - il n'y a certainement pas eu 2 000 morts à Strasbourg -, mais le coup fut très rude et le judaïsme alsacien eut beaucoup de mal à s'en remettre. Il n'est pas établi qu'il y soit vraiment parvenu.

Tout au long de cette période il y eut également des persécutions d'un caractère plus local, qui ne mirent cependant pas en danger l'ensemble de la communauté juive d'Alsace. Il en fut différemment en 1476/7 lors du passage en Alsace des soldats suisses en route vers Nancy, et lors de leur retour. Arrivés dans le Sundgau le 27 décembre 1476, ils s'en prirent aux biens des Juifs, puis, dans certains cas, à leur vie. Furent alors particulièrement touchées les communautés d'Amrnerschwffir, Bergheim, Colmar, Ensisheim, Kaysersberg, Kientzheim, Mulhouse, Rosheim, Sainte-Croix-en-Plaine, Sélestat et Turckheim. Ces persécutions ne sauraient être comparées aux atrocités qui s'étaient déroulées au cours du deuxième quart du siècle précédent, mais elles pesèrent lourdement sur l'avenir du judaïsme alsacien. Beaucoup de Juifs avaient pris la fuite devant les Suisses et avaient réussi à leur échapper. Grande fut leur déconvenue, lorsqu'ils s'aperçurent que les villes qu'ils avaient quittées pour chercher un refuge ailleurs, ne tenaient guère à les revoir. Elles voulurent les empêcher de revenir dans leur foyer et réclamèrent des privilèges de non tolerandis Judaeis pour mieux s'en débarrasser. À l'exception de Haguenau, il n'y aura bientôt plus de Juifs dans les villes d'Alsace et le processus de sortie des villes en faveur d'une installation dans des villages, qui était déjà entamé, y prendra une ampleur nouvelle, qui devait conférer au judaïsme alsacien cet aspect rural, qui le caractérisera si bien au cours des siècles suivants.

Vers la fin du 15ème siècle l'agitation paysanne reprit en Alsace avec les signes annonciateurs de ce qui deviendra le Bundschuh ou guerre des Rustauds. Les paysans révoltés voulaient expulser, piller et même mettre à mort les Juifs, auxquels ils reprochaient les pratiques usuraires dont ils étaient victimes. Les Juifs de Dangolsheirn frisèrent alors l'expulsion. La situation devait s'aggraver en 1525, quand le conflit reprit de plus belle. Les Juifs de Dangolsheim et de Bergheim furent alors particulièrement visés : leurs adversaires réclamèrent alors l'expulsion de tous les Juifs du Sundgau. D'autres communautés, qui étaient également menacées, échappèrent au danger, notamment avec l'aide de la ville de Strasbourg, qui leur ouvrit alors ses portes. Le calme revint rapidement et la menace de l'expulsion ne fut plus mentionnée. Le nombre des Juifs résidant en Alsace ne devait guère augmenter au cours du 16ème siècle : cent à cent vingt familles tout au plus.

L'Alsace médiévale était restée l'écart de la liaison Rhénanie-Champagne et de l'intense développement intellectuel que le rapprochement des plus grandes communautés juives contemporaines avait favorisé. Des Jeschivot seront mentionnées dans plusieurs communautés alsaciennes, mais il semble bien que leur essor résulte en grande partie de l'arrivée en Alsace quelques sommités rabbiniques françaises et de leurs élèves. Ils voulurent y reprendre le cours de leurs études si brutalement interrompu par leur expulsion du Royaume de France. Leurs efforts ne semblent cependant pas avoir rencontré un grand succès, puisque Joseph Colon, dit le lMahariq, le principal rabbin italien du 15ème siècle - il était né à Chambéry dans une famille originaire de France - déplorait la décadence des études talmudiques dans les provinces du Sundgau, d'Alsace et de Lorraine. Ces communautés en étaient conscientes et avaient décidé d'y pourvoir en réunissant les sommes nécessaires grâce à l'imposition d'un impôt particulier. Une minorité regimbait cependant, mais le rabbin Joseph Colon répondit à la question qui lui avait été posée à ce propos, que la majorité était droit en d'imposer sa volonté dans une affaire de cette nature (6). L'Alsace juive y trouvera son compte, mais ne devint pas pour autant un des grands de la culture rabbinique médiévale.

Elle connaîtra une nouvelle période de croissance au lendemain de la Guerre de Trente Ans, mais ce sera là le début d'une nouvelle histoire.

  1. Publié par Abraham Meir Haberman, Talmoud Meir, Avigdor Shinan éd., Jérusalem, 2010, p. 132.
  2. Le poète s'est livré ici à un jeu de mots sur le verset de Jérémie 51:5 : "Lo Alman Israel", "Israël n'est pas veuf", qu'il a lu : "Lo Alaman Israel", "Israël, n'est pas Allemand" !
  3. Cf. Jérémie 23:28.
  4. Das Martyrologium des Nürenberger Memorbuches, éd. par Siegmund Saalfeld, Berlin, 1898, p. 68, 239-240. Strasbourg ne figure pas dans cette liste.
  5. Ibid., p. 69, 253-254.
  6. Responsa du rabbin Joseph Colon, éditées par E. Pines, Jérusalem, 1971, n° 38, pp. 174-175.

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