Cérémonie à la Synagogue de la Paix
Une cérémonie marquant la retraite et le départ en Israël de René Gutman, grand rabbin du Bas-Rhin depuis 1987, a eu lieu le dimanche 25 juin 2017 à la grande synagogue de Strasbourg, en présence d'une nombreuse assistance.
Les discours prononcés ont été ponctués par des chants interprétés par le 'hazan Jacky Ouaknine et la chorale du Chant sacré. Jean-Paul Kling, président du Consistoire israélite du Bas-Rhin, a vanté "la bonne humeur, l'humour, la sagesse, le sérieux du grand rabbin, et salué son épouse Sarah "qui participe discrètement et efficacement à la vie de notre communauté".
Bernard Roth a lu un message adressé par le grand rabbin de France Haïm Korsia, dans lequel il rendait hommage "à l'action inlassable menée au sein de note communauté" et à "l'image éclairée" qu'il avait su donner de notre foi. La lettre se terminait par ce post-scriptum manuscrit : "Ta pensée va continuer à produire de l'intelligence pour nous tous".
Le rabbin Claude Heymann, adjoint de René Gutman, a évoqué le "départ d'un compagnon de route depuis plus de quarante ans". Les deux hommes se connaissent depuis la fin des années 60 ; ils ont étudié ensemble dans les yeshivoth israéliennes et ont "beaucoup en commun". Claude Heymann a parlé avec tendresse de l'amour des livres du grand rabbin (300 cartons de volumes feront le voyage de Strasbourg à Jérusalem !). Il a salué la qualité du dialogue entretenu pendant ces décennies, malgré "des échanges souvent vifs et des désaccords".
Anthony, un des fils de René Gutman qui s'exprimait au nom des quatre enfants, a souligné l'engagement très prenant de ses deux parents pour la communauté, et il a témoigné de son admiration pour eux : "vous vous êtes inscrits dans le chemin de l'Amour et de la recherche de l'Autre avec l'Autre"...
Quant au grand rabbin Gutman, il a salué toutes les personnes aujourd'hui disparues avec lesquelles il a travaillé pendant cette longue période. Il a rendu hommage à tous ceux qui, "en vivant pour les générations futures", ont contribué après la guerre à faire renaître le judaïsme à Strasbourg. Il a souhaité que cette communauté "qui lui manque déjà", soit capable encore davantage, dans l'avenir, de revitalisation. "Soyons moins prudents, moins effrayés par les expérimentations et les nouveautés".
René Gutman va s'installer en Israël où vivent déjà trois de ses quatre enfants et ses petits-enfants. Il a exercé comme grand rabbin du Bas-Rhin pendant trente ans. Il a succédé au grand rabbin Warschawski, qui exerça cette fonction de 1970 à 1987. Harold Weill, aujourd'hui en poste à Toulouse, prendra sa succession à la rentrée.
Réception à la Mairie de Strasbourg
Lundi 26 juin 2017, Roland Ries, maire de Strasbourg, a donné une réception en l'honneur du grand rabbin René Gutman.
Le maire a évoqué sa présence de tous les instants, dans la vie communautaire et lors des événements personnels touchant chaque famille, ainsi que son rôle de porte-parole de sa communauté au sein d'organisations nationales et internationales.
Durant trois décennies, il s'est fortement impliqué dans le dialogue avec les autres cultes. Ainsi, il a été l'un des premiers représentants religieux à soutenir le projet de grande mosquée. Il compte aussi parmi les artisans des Sacrées journées : un festival réunissant les musiciens de religions différentes, invités à se produire dans des lieux de culte, dont la grande synagogue.
Yves Séguy, représentant le préfet du Bas-Rhin, a rappelé les épreuves traversées par la communauté juive du département durant le "mandat" de René Gutman : profanations de cimetières, violences physiques, slogans hostiles lors de manifestations. Et la présence, "sur tous les fronts" , de celui qui s'inscrit "dans la grande tradition intellectuelle portée par les grands rabbins de Strasbourg".
Le Professeur Freddy Rapahaël a déclaré qu'il "il a su résister aux pressions contraires de ses fidèles, effrayés par la recrudescence de la haine, tentés par le repli sur soi et la ghettoïsation (…). Il a maintenu un judaïsme de l'échange".
L'invité d'honneur a souligné "l'accueil "chaleureux" qu'il a reçu de tous à Strasbourg. Il a remercié "tous les acteurs du dialogue interreligieux".
Hommage du Conseil régional
Mardi 27 juin, le Conseil régional a rendu hommage à Jean-Pierre Grallet, archevêque émérite de Strasbourg, et au grand rabbin René Gutman, qui quitteront tous deux leurs fonctions en 2017.
Les représentants des différentes confessions - juive, catholique, protestante, musulmane, bouddhiste - , ont pris part à ce repas informel, qui s'est tenu à la Maison de la Région.
Un double hommage a été rendu par le président Philippe Richert à ces deux figures marquantes du dialogue interreligieux.
Christian Albecker, président de l'UEPAL (Union des Eglises protestantes d'Alsace et de Lorraine ), Driss Ayachour, représentant des musulmans, et Olivier Reigen Wang-Genh, président de la Communauté bouddhiste d'Alsace, se sont remémorés les moments partagés, souvent motivés par de tristes actualités, mais qui ont contribué à créer des liens profonds.
(27 juin) C'est une très grande personnalité, un grand universitaire qui quitte notre ville. Le grand Rabbin René Gutman me manque déjà. Ses discours à la synagogue, analysant l'actualité grâce aux enseignements de la Torah, ses prises de parole remarquables comme lors de la première pierre de la grande Mosquée, son action de conciliation et d'apaisement à des moments de tension, tout cela a contribué fortement au rayonnement universitaire, spirituel et culturel de Strasbourg, à sa concorde et au dialogue interreligieux aussi.
Il laisse dans notre ville de nombreux amis, de toutes religions, et de très nombreux habitants admiratifs et reconnaissants.
Je lui souhaite une belle nouvelle vie, tant méritée, à Jérusalem où il a fait le choix de s'installer près de ses enfants.... et non loin des bibliothèques universitaires. Mille MERCIS.
Je voudrais rendre hommage au grand rabbin René Gutman à double titre. D'une part d'avoir su capter l'esprit d'une communauté, celle des Juifs d'Alsace, héritière d'une histoire contrastée, et en second lieu d'avoir saisi avec autant de finesse l'esprit d'une cité, Strasbourg.
Se situant résolument dans cette tradition, le grand rabbin Gutman a su résister aux pressions contraires de certains de ses fidèles, qui ressentent une réelle insécurité, qui sont effrayés par la haine grandissante, qui ont cédé à la tentation de la ghettoïsation, du repli sur le même.
Le grand rabbin Gutman a su maintenir un judaïsme de l'ouverture, un échange avec toutes les composantes de la cité. Il n'a eu de cesse de reconnaître l'autre sa différence et de le respecter dans sa singularité.
Le grand rabbin Gutman a su entendre la petite musique singulière des Juifs d'Alsace.
Au fil du temps, depuis le 13ème siècle jusqu'à nos jours, les Juifs d'Alsace ont occupé une place particulière dans leur terre d'accueil. Après des siècles de relations tantôt heurtées, tantôt apaisées, ils ont su construire une demeure dans l'exil. Ils ont arpenté les collines couvertes de vignes et de houblon, les sentiers des forêts vosgiennes. Progressivement, ils ont apprivoisé les habitants des villages et des bourgs. A partir du milieu du 19ème siècle, jusqu'à la veille de la seconde guerre mondiale, ils ont participé, à leur manière, à la vie campagnarde, puis urbaine.
Ils ne se sont pas assimilés, ils ont gardé, non sans dynamisme, leurs traditions culturelles dans la vie familiale comme dans leur existence collective. En attestent une création langagière, un humour jamais dénué de tendresse, une cuisine liée à chaque fête religieuse, un art populaire, une ligurgie et des mélodies qui ont leur tonalité propre, et une scansion particulière des travaux et des jours. Des romans, des poèmes, des comédies et des contes témoignent de la vitalité de leur imaginaire.
Cette singularité assumée déterminait aussi leur rapport à la société environnante. On enseignait aux adolescents l'impératif que répétaient les aînés : "laewe un laewe lon", "vivre et laisser vivre". Derrière son apparent prosaïsme, cette injonction souligne à la fois la volonté d'être reconnu et respecté dans sa spécificité, mais aussi l'obligation de respecter l'autre.
C'est le refus de l'ostentation et de la pompe, le rejet du pathos, qui caractérisaient aussi bien la pratique familiale que la liturgie collective. S'y exprimait la confiance envers un Créateur capable de comprendre les limites et les manquements de ses "enfants", et toujours de leur pardonner.
Le même devoir de réserve prévalait dans la relation au malade et au mourant auprès de qui l'on se rendait. C'est avec discrétion aussi qu'il convenait de secourir les pauvres, de doter les jeunes filles démunies, et de payer l'écolage des enfants doués.
Leur humour décapant dégonfle la boursouflure du parvenu et sa suffisance. Au marchant de bestiaux vantard, qui proclame fièrement à ses coreligionnaires : "vous ne devinerez jamais combien de vaches j'ai vendu aujourd'hui", ceux-ci rétorquent "si ; la moche !"
Même si certains Juifs d'Alsace, en s'embourgeoisant, ont trahi l'impératif éthique de la solidarité, et refusé d'ouvrir leurs portes à leurs coreligionnaires chassés d'Europe centrale, orientale et d'Allemagne, les communautés n'ont pas failli. Le "schnorer" (le mendiant) trouvait légitimement sa place à la table des jours de fête. Il honorait son hôte en déclarant : "tout compte fait, c'est chez vous que je vais rester pour passer le Shabath". Il ne réclamait ainsi que son dû.
Même le "schlemil" (le perpétuel malchanceux), tenait son rôle dans le tissu communautaire. Certes, sa tartine tombait toujours du mauvais côté, et il suffisait qu'il se mette à fabriquer des cercueils pour que plus personne ne meurt dans la communauté. Mais il n'était pas risible ; comme Charlot, il incarnait la fragilité de la condition humaine, la dimension arbitraire de toute destinée, et la volonté acharnée de faire face.
Une transposition poétique de cette fragilité et de cette opiniâtreté à vivre pourrait être la figure de Bip, que créa le mime Marceau. Fils d'un boucher strasbourgeois venu de Pologne, Marcel Marceau a su faire vivre ce funambule amoureux d'un papillon, qui vacille sur la corde raide, et lutte contre le vent. Mais, lorsqu'il tombe à terre, d'un bond il se redresse et il reprend sa route.
Le grand rabbin a également incarné la fidélité à la Nation.
Chez le Juif, l'attachement pour l'Alsace s'est doublé d'un fervent patriotisme à l'égard de la France. Il voue une reconnaissance indéfectible à la nation qui fut la première au monde à l'arracher à sa relégation pour le réintroduire, comme acteur à part entière, dans l'histoire des hommes. Sans négliger la carrière militaire, c'est surtout comme grand serviteur de l'Etat qu'il paiera sa "dette", célébrant l'heureuse convergence entre les valeurs de l'éthique juif et les vertus requises par la République : d'Alfred Dreyfus à Léon Blum, à Marc Bloch, à Raymond Aron, nombreux furent ces Juifs qui transcrivirent les impératifs de la tradition religieuse dans le domaine d'une laïcité éthique, prônant le souci de l'autre.
Le courage de ceux qui s'engagèrent dans la Résistance pour combattre le nazisme et ses collaborateurs vichyssois zélés, qui exposèrent leur vie pour sauver les enfants, est impressionnant.
Comment ne pas évoquer enfin la stature d'envergure de l'intellectuel qu'est René Gutman. Il s'inscrit résolument, et avec brio, dans une longue tradition du judaïsme d'Alsace, trop souvent minorée, voire ignorée. Celle de l'ouverture et de la quête intellectuelles en prise avec le questionnement de leur temps.
Depuis le débat de Josselman de Rosheim avec Luther qui se déroba, jusqu'à André Neher, en passant par David Sintzheim, Jacob Meyer, Zadoc Kahn, Isidore Loeb, les frères Damsletter, s'est affirmée en Alsace et en Lorraine une relecture créatrice des Ecritures et de leurs commentaires, une confrontation dynamique avec les courants de pensée qui prévalaient à chaque époque. Les travaux d'historien de René Gutman, depuis ceux qui portent sur le Grand Sanhedrin, jusqu'à ceux qui arrachent à l'oubli les déportés juifs d'Alsace, font autorité.
Je conclurai cette esquisse de l'engagement sincère du grand rabbin Gutman en disant qu'il a bien mérité du judaïsme d'Alsace. Face à la barbarie, le judaïsme n'a pas renoncé à célébrer la vie, à l'accueillir, le regard fixé sur un horizon d'attente et d'espérance. "Leh'ayim !" ("Pour la vie !"), tel est l'impératif qui ponctue la gorgée de vin du Shabath et des jours de fête.
Il n'a rien perdu de sa pertinence le cri de protestation de "Mauchele Zelwiller", Moïse le mendiant jeté sur le champ de bataille durant la Grande guerre. Face à son supérieur qui ordonne à ses hommes de s'élancer, le fusil pointé, à l'assaut des lignes ennemies, Moïse se dresse et rétorque, indigné, en judéo-alsacien : "mais vous êtes complètement fou mon capitaine ! Mais il y a des hommes là-bas!"