I. Les colporteurs de livres hébraïques (1850-1870) d'après les sources d'archives.
L'une des caractéristiques de la présence juive en Alsace au 19ème siècle, c'est la multiplicité des villages à forte population juive. Un seul exemple parmi tant d'autres, celui de Struth, dans le canton de la Petite Pierre. On y comptait 440 habitants répartis ainsi : 87 luthériens, 113 réformés, 6 dissidents et 147 israélites (1). Dans ce village, les juifs forment la confession la plus importante (soit plus du quart de la population). Globalement, le Haut-Rhin compte une communauté de 15 000 juifs en 1866, le Bas-Rhin 21 000. Les deux départements alsaciens concentrent ainsi plus du tiers de la population juive de France à cette époque (2), soit dans le cas du Haut-Rhin 3 % de la population, dans le cas du Bas-Rhin 3,6 %.
Deux études récentes consacrées au judaïsme alsacien au 19ème siècle insistent sur les aspects suivants : "Le respect assez scrupuleux des préceptes religieux du judaïsme parmi la paysannerie juive de l'époque" (3) et l'importance d' "une masse misérable vivant d'expédients, de petits commerçants qui portent la balle ou tirent une vache efflanquée" (4).
Il n'y a en effet guère de juifs travaillant la terre comme le note une enquête en 1860 par le Consistoire de Strasbourg : Il n'existe qu'un seul journalier ou valet de labour israélite dans tout le département, savoir à Niederroedern ; (...) il y a, à la vérité, des israélites possesseurs de terres et de domaines, mais cultivés par des journaliers chrétiens, (...) il y a, en outre, encore une autre classe de coreligionnaires qui possèdent également des biens fonds, mais uniquement pour en faire un objet de commerce et de lucre (5).
Notons enfin la persistance, à travers le rapport du préfet du Bas-Rhin au ministre de l'Intérieur en juin 1863, de certains traits d'antisémitisme en ce qui concerne ces colporteurs ici traités de "brocanteurs" : ce sont les moins avancés en civilisation. Faux, rusés, déloyaux, ils joignent à ces vices traditionnels une malpropreté extérieure qui ne l'est pas moins (6).
Il pouvait donc sembler intéressant d'étudier le colportage juif, afin d'examiner dans quelle mesure il alimentait les communautés rurales en livres de prières hébraïques, et aussi comment il mettait en présence juifs et non juifs, au point que l'on puisse avoir recours au juif pour arranger un mariage de chrétiens (7). Afin de répondre à une telle interrogation nous avons étudié les années 1850-1870 qui constituent une période "faste" pour l'historien.
Après la révolution de 1848 et la propagande républicaine faite par certains colporteurs (8), le pouvoir politique se méfie de ces "pieds poudreux " que sont les colporteurs. Aussi la loi du 27 juillet 1849 à laquelle s'ajouteront les circulaires de M. le Ministre de la Police générale en date du 28 juillet et 12 septembre 1852 est-elle très strictement appliquée à trois niveaux : au niveau du colporteur, de sa marchandise, et au niveau de l'attitude du pouvoir préfectoral (9). En ce qui concerne le colporteur, il est nécessaire de produire quatre documents pour obtenir un permis : l'extrait de naissance, un certificat de bonne vie et mœurs signé par le maire du domicile, un bulletin de patente ou d'indigence, le catalogue en deux exemplaires des ouvrages colportés. Dès le départ, deux obstacles donc : il faut obtenir un "bon" certificat du maire et présenter le catalogue des ouvrages colportés qui doivent être autorisés par la censure impériale.
En 1852, Moïse Lévy, par exemple, âgé de 26 ans, obtient un certificat du maire de Balbronn où il réside. Ce certificat est en fait un exemple classique de surveillance politique :
.. Nous Maire... certifions que ledit Sr. Levy est un homme probe dont la conduite tant morale que politique est satisfaisante. Nous estimons en conséquence que sa demande tendant à obtenir l'autorisation de continuer son petit commerce de livres hébreux peut bien lui être accordée et qu'il ne fera point abus de cette autorisation (10).
Le critère politique donc est déterminant.
En 1860, un cas se présente : le nommé Rhein demande un permis de colportage et il a volé. Le préfet tranche lui-même :
"La condamnation n'ayant trait ni à la morale ni à la politique, je ne vois aucun motif d'ordre public qui défend de lui accorder l'autorisation" (11).
Au vu de ces quatre documents, le préfet accorde le permis de colporter des "livres, écrits, brochures, gravures et bibliographies, à l'exclusion des journaux et écrits périodiques". Les ouvrages doivent être "approuvés par le Ministère de la police générale et revêtus de l'estampille rouge", (celle de la préfecture) ou bleue (celle de la Direction de l'imprimerie, de la librairie et de la presse). Il ne peut donc s'agir ici de marchands ambulants : encore en 1898, le docteur Geissenberger différenciait nettement l'activité du marchand ambulant (Hausieren) du colportage (Kolportage) (12).
Permis de colportage délivré à Ohlmann Moïse en 1853, renouvelé en 1854 et 1855. Cliquez sur l'image pour la voir en grande dimension |
Quant au préfet et à son administration, ils sont également surveillés. Chaque mois, l'administration préfectorale doit adresser au "Ministère de l'Intérieur, Direction de l'imprimerie et de la librairie, 2e division, 1er bureau, colportage" deux états. Ceux-ci sont destinés à faire connaître le nom des colporteurs, les titres et le nombre des publications estampillées à la Préfecture. De 1854 à 1869, au moins neuf circulaires ministérielles rappellent cette obligation au préfet du Bas-Rhin.
Il est dès lors évident qu'une telle réglementation engendrait une quantité impressionnante de documents. Les archivistes se sont trouvé devant une alternative : soit la conservation, soit la mise au pilon. Selon les régions et les tempéraments, les dépôts d'archives varient considérablement. Dans le département de la Côte d'Or, un simple registre a été conservé, qui permet toutefois de saisir la répartition des colporteurs sur une longue période (16). Dans le Doubs, le dossier "colportage" ne commence qu'avec la Troisième République (17). En Alsace, au contraire, nous nous trouvons devant une véritable débauche de documents ! Aux Archives du Haut-Rhin, il existe un registre pour les années 1849 à 1860, une masse de permis de colportage pour les années 1860 à 1870 et un registre des objets colportés (18). Aux archives du Bas-Rhin, il a été difficile de venir à bout d'une source gigantesque où les registres partiels côtoient les bordereaux d'envoi, les permis et les listes d'ouvrages colportés... (19). Au total pour le Haut-Rhin, nous connaissons cinq cent vingt colporteurs ayant effectué mille demandes de permis de 1850 à 1860 ; pour le Bas-Rhin, nous avons dépouillé onze cent cinquante demandes de permis de 1850 à 1870, ce qui représente effectivement six cents colporteurs. Notre échantillonnage porte donc sur 2100 cas de demandes de permis et sur 1120 colporteurs. Quelles que soient les lacunes de cette source, certaines années paraissant incomplètes, elle permet une étude du colportage dans deux départements, ce qui n'a pas encore été fait (20).
Avant d'aborder le colportage juif proprement dit, il nous faut ajouter une dernière remarque : l'étude du colportage est inséparable de l'étude de la librairie. Le contrôle obstiné que le Second Empire exerce sur le métier de colporteur s'explique aussi par le souci d'étendre un réseau de librairies plus aisément contrôlables. Les grandes villes sont les premières à être dotées d'un brevet de librairie. Pour les juifs, le cas semble être différent. En 1853, Aron Bloch, s'installe à Colmar. Natif de Soultz (Haut-Rhin), il a acheté en juillet 1852 l'épicerie de la veuve Cahen qui s'est retirée à Paris. Or, à ce commerce d'épicerie, la veuve Cahen joignait depuis de longues années le débit de livres de piété, en langue hébraïque, à l'usage des israélites. Une lettre datée du 4 février 1853 nous apprend qu'Aron Bloch dispose de l'appui du Grand Rabbin président du consistoire israélite de la circonscription de Colmar. Le maire de la ville signale de son côté que depuis qu'il habite Colmar, le pétitionnaire tient une conduite régulière, et la librairie qu'il se propose d'établir sera d'une surveillance facile et ne nuira en rien aux autres établissements de ce genre.
Le Ministère de l'Intérieur refuse à Bloch un brevet de libraire - brevet indispensable pour exercer la profession -, mais accepte une tolérance sous la responsabilité de l'autorité publique. Si d'aventure Bloch outrepassait ses droits, la tolérance serait aisément supprimée.
D'autres juifs colmariens, Lazard Lévy, bedeau attaché au temple israélite de Colmar et Weil, ancien marchand de grains et de farine à Colmar, font une démarche identique à celle de Bloch en 1855 mais leur demande est rejetée, une seule tolérance suffit (21).
Ainsi dans les centres urbains, il existe un point de vente qui évite à l'autorité de délivrer des brevets de colporteurs, et qui est plus facilement contrôlable.
Quant aux colporteurs de livres hébraïques proprement dits, 19 dans le Haut-Rhin, 35 dans le Bas-Rhin, il convient de les analyser suivant quatre aspects : les causes, le caractère habituel, exceptionnel du colportage, la nature des objets colportés et enfin l'origine géographique et professionnelle des colporteurs.
Liste des ouvrages colportés par un marchand juif en 1854 (Archives du Bas-Rhin, T.46). Cliquez sur l'image pour la voir en grande dimension |
Les causes du colportage : un colportage de la misère ?
Sur les 54 colporteurs juifs repérés, nous ne disposons que de quatre indications sur les motifs du colportage.
Dans le cas de Wolfgang Ah, né en 1800 et domicilié à Haguenau, on nous signale qu'il est "pauvre et infirme". Son condisciple haguenauvien, Israël Ah, fait commerce de livres de prières en langue hébraïque tant vieux que neufs ; il s'agit de la succession paternelle car Seligmann Ah, de son vivant rabbin honoraire domicilié à Haguenau, exploitait depuis longtemps seul cette branche de commerce dans le Bas-Rhin.
Isaac Bloch, né en 1800 à Niederhaguenthal (Haut-Rhin), écrit en 1853 que le trafic auquel il se livrait jusqu'à présent (à Rosheim) ne lui suffit plus pour sustenter sa famille composée de cinq enfants en bas âge, et que, n'ayant point d'autres ressources pour pourvoir à leur entretien, il s'est décidé à colporter des livres hébreux.
Le cas de la famille Hermann est certainement le plus net. En 1868, Louis Hermann natif de Trimbach (Bas-Rhin) et domicilié à Surbourg, exerce la profession de marchand de livres hébraïques et autres objets en compagnie de sa femme et de son fils âgé de 17 ans. Le maire de Surbourg certifie que les époux sont d'une indigence complète, leur petit commerce est pour ainsi dire insuffisant à leur entretien. Un passeport gratuit, pour circuler de Surbourg aux Etats de la Confédération germanique leur est donc accordé par la sous-préfecture de Wissembourg en 1868, passeport renouvelé en 1869 (22).
On retiendra donc de ce maigre bilan, outre le caractère familial du colportage (héritage ou circulation en famille) l'importance de la misère qui, dans trois cas sur quatre, est à l'origine de cette activité. L'un des exemples nous prouve d'ailleurs que la pauvreté n'est guère atténuée par ce commerce.
Colportage habituel ou exceptionnel ?
Sur les 54 colporteurs juifs connus (48 si l'on ne compte pas les double-emplois), 12 dans le Haut-Rhin et 13 dans le Bas-Rhin ont colporté pendant une année seulement. Il semble donc qu'il s'agisse d'une solution temporaire à la misère pour près de la moitié des colporteurs juifs. Si l'on ajoute à ces 25 colporteurs exceptionnels, les 13 colporteurs ayant circulé deux années, on se rend compte qu'il n'existe que 16 colporteurs juifs habituels que nous présentons dans le tableau suivant :
Nom et prénom | Domicile | Années de colportage (*) |
1. Ah Israël | Haguenau | 1853, 1857 puis 1859 à 1866 (67) |
2. Ah Wolfgang | Haguenau | 1854, 1857, 1858 (67) |
3. Bloch Elie | Muttersholtz | 1853 (67 et 68), 1854 et 1855 (68), 1858 (67 et 68) |
4. Bloch Isaac (23) | Rosheim |
1853 (67), 1854 (68), 1856 (68), 1857 et 1858 (67), 1859 (67 et 68), 1860 (68), 1861 à 1865 (67 et 68), 1870 (67) |
5. Gougenheim Léopold | Strasbourg | 1856 (67), 1857 (67), 1858 (67), 1859 (68), 1863 (67) |
6. Herzog Heymann | Ringendorf | 1856, 1857, 1858, 1860 (67) |
7. Hirsch Heymann | Dettwiller | 1864, 1865, 1866 (67) |
8. Katz Abraham | Strasbourg | 1866, 1868, 1870 (67) |
9. Levy Heymann | Epfig | 1862 à 1865, 1869, 1870 (67) |
10. Lévy Moïse | Balbronn | 1852 (67), 1853 (67 et 68), 1854 (68), 1857 et 1858 (67), 1859 et 1860 (67 et 68), 1861 à 1866 (67 et 68) |
11. Meyer Joseph | Struth | 1861 à 1866 (67) |
12. Meyer Samuel | Hattstatt | 1857 (68), 1858 (67), 1859 (67 et 68), 1860 (67) |
13. Ohlmann Moïse | Wittersheim | 1853, 1855, 1857, 1859, 1861 à 1870 (67) |
14. Rotschild Isaac | Muttersholtz | 1853 (67 et 68), 1854 (67), 1857 (67) |
15. Schmoll Samuel | Hegenheim | 1853, 1855, 1856 (67) |
16. Weill Nephtali | Strasbourg | 1856, 1859 (67 et 68), 1860 et 1861 (67) |
Seize colporteurs "habituels" circulent en Alsace ; mais l'examen du tableau permet de saisir que parmi ces "habituels", en fait seuls quatre sont des "professionnels" qui reviennent régulièrement : Ah Israël colporte à Haguenau pendant dix ans ; Bloch Isaac passe du Bas-Rhin au Haut-Rhin durant treize ans il en est de même avec Lévy Moïse pour la même durée ; enfin Ohlmann Moïse, ne circule que dans le Bas-Rhin, également pendant treize ans. Ce faible nombre de colporteurs "professionnels" ne doit pas nous induire en erreur sur leurs réelles possibilités. A titre de comparaison, on peut signaler que l'imagerie Wentzel de Wissembourg diffuse 100 000 images par an dans le seul département du Bas-Rhin par l'intermédiaire de sept colporteurs professionnels eux-aussi, auprès d'une clientèle essentiellement catholique (24).
L'origine géographique et professionnelle des colporteurs.
Haut-Rhin | Bas-Rhin | Haut-Rhin | Bas-Rhin | 1850 | 3 | 1 | 1861 | 7 | 7 |
1851 | 1 | 0 | 1862 | 7 | 8 |
1852 | 0 | 2 | 1863 | 1 | 9 |
1853 | 8 | 8 | 1864 | 2 | 7 |
1854 | 4 | 4 | 1865 | 2 | 8 |
1855 | 4 | 1 | 1866 | 2 | 9 |
1856 | 4 | 5 | 1867 | 1 | 1 |
1857 | 1 | 9 | 1868 | ? | 2 |
1858 | 2 | 8 | 1869 | ? | 2 |
1859 | 6 | 7 | 1870 | ? | 6 |
La nature des objets colportés
Si l'on met à part la demande de colportage de Haller, instituteur de l'école israélite de Bergheim (Haut-Rhin), demande du 6 mars 1860 qui porte sur la vente de la Méthode intuitive et élémentaire de la langue hébraïque à l'usage des commençants, on ne dispose pour le Haut-Rhin que de maigres éléments. Sur vingt colporteurs qui sillonnent à un moment ou l'autre le département, on ne connaît que quatre indications précises de livres hébraïques, deux mentions de colportage de "livres" et deux professions : Schwob Moïse "commerçant", Weill Elie "marchand de fer" (et Isaac Rotschild, " ferrailleur ambulant"dans le Bas-Rhin qui colporte également dans le Haut-Rhin). Sur ces huit indications on ne connaît avec précision le contenu que de quatre balles de colporteur :
On retiendra de ces faits trois données : la précarité de nos sources dans ce domaine, l'importance des livres de prières et la variation du nombre d'exemplaires de quatre à cent trente.
Pour le Bas-Rhin, nos données sont plus rigoureuses : sur 35 colporteurs bas-rhinois, alors qu'on ignore ce que colportent sept personnes, quatorze colportent des "livres hébraïques": trois catalogues bilingues français-hébreux nous sont restés, nous en publions deux (celui d'un "inconnu " et celui de Loeb qui date de 1853).
Mais voici d'abord le catalogue de Bloch Isaac, colporteur professionnel :
Au terme de cette patiente enquête, il est impossible de dresser le portrait type de ce colporteur juif en Alsace sous le Second Empire. Plutôt jeune et chargé de famille, il trouve dans le colportage un supplément de ressources qui est même parfois insuffisant. Rarement professionnel, il colporte deux ou trois ans, puis disparaît. Originaire du Bas-Rhin, il s'aventure assez facilement dans le Haut-Rhin, et diffuse essentiellement des ouvrages religieux édités en Allemagne. A ce portrait type correspond entièrement l'un des colporteurs : Isaïe Rotschild, ferrailleur ambulant de Muttersholtz. A côté de lui, revenant régulièrement dans les deux départements pendant treize ans, Isaac Bloch colporte, lui aussi des ouvrages religieux.
Isaac Bloch et Isaïe Rotschild sont deux témoins du judaïsme rural en Alsace au 19ème siècle. Ils personnifient par ailleurs cette poignée d'hommes obscurs par lesquels une minorité religieuse perdue dans une masse, trouve son aliment, voire évangélise. A cet égard, la réflexion que livre Daniel Halévy mérite réflexion : lorsqu'il visite en 1910 les paysans du Centre, il fait la connaissance de Desnoix, l'un des voisins d'Emile Guillaumin. Il pénètre dans son intérieur, observe "une planche longue et chargée de livres [avec la Bible] dont je fus surpris : il n'est pas habituel de la trouver dans une habitation française catholique "... or Desnoix précise qu'il a acheté cet exemplaire à un colporteur protestant (27). En effet, en parallèle à ce colportage juif, destiné à alimenter en ouvrages religieux une communauté minoritaire, existe un colportage de même nature, et portant sur l'écrit, pour les protestants, aussi bien à travers la Mission Populaire Évangélique (28) en France que la Société Évangélique en Belgique (29). Ainsi, l'étude des colporteurs religieux montre le rôle irremplaçable des hommes dans le tissu religieux, trop souvent analysé exclusivement en fonction de critères institutionnels ou hiérarchiques (30) : le colportage juif en est le témoignage.
II. Le colportage juif dans la littérature.
Dans la deuxième partie de cette étude nous nous proposons d'évoquer, à partir de témoignages littéraires, la vie quotidienne de l'ensemble de ces "laissés pour compte" de la lente accession à la respectabilité et à la bourgeoisie, les colporteurs juifs. Alors que dans la seconde moitié du 19ème siècle, une partie non négligeable de la communauté juive d'Alsace commence, modestement certes, à améliorer sa situation économique et à être admise dans la société majoritaire, les colporteurs demeurent en marge de cette réussite sociale.
Daniel Stauben a évoqué dans ses Scènes de la vie juive en Alsace (Paris 1860) la figure "pittoresque" de Lazare le mendiant-colporteur de livres hébraïques, qui, chaque année, est invité à prendre part au Seder (la Cène Pascale) d'une famille aisée de Bollwiller. "Ce petit vieillard, personnification saisissante de la Judée nomade, cumulait, je l'ai dit, avec le métier de schnorrer (mendiant) celui de marchand de livres hébreux. En cette double qualité, il parcourait pendant l'année entière toutes les villes, tous les bourgs et tous les hameaux de la haute et basse Alsace. Aussi connaissait-il son monde juif à trente lieues à la ronde. C'était un gazettier ambulant, une chronique vivante que ce brave Lazare. Salomon, à chaque fête, se plaisait, pendant le repas, à le faire jaser, et Lazare, qui n'était pas fâché de payer à sa façon et avec sa monnaie l'hospitalité qu'on lui accordait, versait à pleines mains toutes les nouvelles qu'il avait pu recueillir dans les intervalles de sa vie tant soit peu vagabonde". Ces nouvelles sont, certes, assez insignifiantes, mais elles contribuent à renforcer le tissu social qui lie les juifs de la campagne alsacienne : "Le ministre officiant de Blotsheim avait perdu la voix depuis les dernières fêtes ; la fille du riche Lehmann Hirsch de Biesheim, allait épouser un ancien militaire sans sou ni maille ce mariage était tout un opéra (histoire) - nous la saurons bientôt - ; le fils du parness (administrateur) de Dornach, pour avoir fait une réponse maladroite à sa fiancée avait fait avorter le mariage, etc., etc. Voilà ce que nous débita Lazare avec une verve joviale qui rachetait la pauvreté du fond". Il se sent bien ce soir devant la table dressée, et il oublie toutes les misères de son existence quotidienne. "Sur mon âme, monsieur Salomon, on se trouve mieux ici que sur la grand'route. Toute l'année, durant, je mène une rude vie ; mais quand arrive la Jontof (Jour de Fête), j'oublie mes misères et je les noie toutes dans ce bon vin, que je connais de longue date et qui me connaît. Et il vida sa coupe, que Schémélé, à l'instant même, remplit de nouveau". Pourtant il ne réussit pas à oublier ses soucis, et la lutte dérisoire qu'il est contraint de livrer au snobisme et à "l'assimilation ". "Et les petites affaires ? continua Salomon.
- Ne m'en parlez pas ! Vous dirai-je que tout ce qui sort des imprimeries de Roedelheim et de Soultzbach ne se vend quasiment plus ? Autrefois, à l'approche de Pâque, je vendais des haggodas en masse. Aux environs du Roschhaschonoh (nouvel an) et du Kippour (jour des expiations), je ne pouvais suffire, dans les foires, à toutes les demandes pour les recueils des prières de ces grandes fêtes. La fabrique, dont j'avais la confiance, me les passait à un prix fixe modéré, et ce que je pouvais en tirer, en plus, était pour moi mais depuis quelque temps il leur est venu en idée à Paris de traduire en français Bible, Rituel, Haggada et prière pour les grandes fêtes de l'année, tout enfin : c'est une abomination. Est-ce que Dieu peut et veut être prié dans une langue autre que la langue de nos ancêtres de la Palestine ? C'est dans la grande Bofel (Babel) qu'on imprime ces belles choses. On envoie ces abominables traductions dans tous nos villages, où des messieurs comme le gros Getsch vont les colporter. Et dire, monsieur Salomon, que la plupart de ceux qui les achètent ne comprennent pas plus le français que vous et moi ! Mais que voulez-vous ? C'est la mode à présent, à ce qu'il paraît, Aussi vrai, voyez-vous, que nous avons un Dieu unique, créateur du monde, aussi vrai que c'est aujourd'hui le premier soir de Pessach (Pâque) dans tout Israël, tout cela ne peut nous amener que des malheurs. Qui est-ce qui a perdu Iérouschalaïm(Jérusalem) ? Les impies et les novateurs, n'est-ce pas ? Laissez faire ; les impies et les novateurs de Paris nous empêcherons d'y retourner et de la relever ; c'est moi qui vous le dis...".
Nombreux sont les juifs qui se livrent au colportage, à la friperie, à la brocante et au ferraillage. Dès que la lumière de Havdalah, qui marque la clôture du Shabath s'est éteinte, le colporteur reprend son habit de tous les jours et son ballot et se met en route. Il lui faut, parfois, parcourir huit ou dix lieues dans la nuit, pour se trouver tôt le matin à un marché ou à une foire. Les colporteurs de Marmoutier vont jusqu'au Dabo, leur marchandise sur le dos, pour y vendre un peu de vaisselle ou de mercerie. A la tombée de la nuit, Reb Shmoûl (31) voit passer un colporteur juif. "Ses fortes épaules retiennent les courroies du lourd ballot. Sa blouse est fanée : son visage bronzé s'encadre dans un collier de barbe grise. Il allonge le pas, et sa bouche grimace, pour serrer la grosse pipe où il fume du tabac de cantine. Le pauvre porte-balle vient de loin ; depuis le matin il marche bravement, et il ne s'arrête qu'à la nuit, à l'auberge près de Mommenheim ; il y sera le bienvenu, car les protestants de Mommenheim savent qu'Itzig (32) est un brave homme, qui ne surfait pas le prix de ses almanachs, de son fil, de ses aiguilles, de ses mouchoirs à carreaux ; on ne lui refusera pas la botte de paille pour se coucher, et le verre de vin pour se rafraîchir".
Tous les témoignages que nous possédons sur la condition du colporteur mettent l'accent sur la dichotomie qui rythme son existence : sa lutte pour le pain quotidien, loin des siens une semaine durant, et le temps de Shabath , celui de la plénitude recouvrée au sein de la famille et de la communauté. Le fils de Rabbi Gerson (33), le chantre de Wertheim, était marchand de toile. "Son commerce le retenait la semaine entière dans les villages semés parmi les vallées des Vosges. Il partait le dimanche et restait dans les montagnes jusqu'au vendredi, colportant ses lourds paquets de toile de hameau en hameau, de ferme en ferme, et vivant plus que sobrement". Il se nourrissait de pain, d'œufs, de pommes de terre cuites sous la cendre. Mais, lorsqu'après une longue semaine de marches et de fatigues il retournait au village, "son cœur battait joyeusement quand il revoyait la première maison du village à travers la haie d'aubépines et les saules tordus qui bordaient le ruisseau ; non seulement parce qu'il rapportait le petit pécule de la semaine, mais parce qu'il allait redevenir homme, en passant le Shabath parmi les siens."
Les colporteurs de Bollwiller, qui, "la semaine entière, un bâton à la main et le dos courbé sous quelque ballot de marchandise - toute leur fortune -", courent par monts et par vaux, vivent d'eau et de pain noir. Mais, dès le vendredi, ils s'en reviennent au village, et le soir, après un copieux repas où le bœuf succède au poisson, ils s'assoientLe colporteur juif remplissait une fonction économique très utile, car il apportait au paysan tout ce dont il avait besoin dans les fermes dispersées. Il constituait également un lien entre les villages isolés, transmettait des nouvelles du monde lointain de la ville, et souvent conseillait très utilement les agriculteurs. Il servait d'intermédiaire entre la ville et le village et fournissait aux habitants de la campagne les objets fabriqués par la ville ; mais, en même temps que ces marchandises, il apportait des informations inédites et faisait fonction en quelque sorte, de journal parlé ambulant.
Par ailleurs, les colporteurs juifs entretiennent le stéréotype du juif errant, du nomade, sans scrupules qui échappe à toute poursuite ; on menace les enfants désobéissants de les donner au juif pour qu'il les emmène au loin. A la frugalité et à l'endurance que même certains anti-juifs concèdent aux colporteurs, G. Weill (35) oppose le témoignage du bailli de Molsheim qui stigmatise : "ceux qui rendent visite dans presque toutes les maisons, trouvant une femme qu'ils dupent en lui cédant un morceau de mauvaise étoffe ou autre bagatelle de peu de valeur, pour laquelle ils emportent à l'insu du mari, ou un meuble, ou de la denrée de triple valeur, engagent des jeunes gens à leur vendre à vil prix des meubles et effets dérobés à leurs parents, favorisant l'infidélité des domestiques et souvent le vol d'autres mauvais sujets". Ben Lévi (36) se rappelle dans ses Mémoires qu'il ne traversait pas le moindre village, sans qu'une meute de gamins ne le harcelât en lui jetant des pierres et en lui criant des injures. "Oh ! que de fois mes mains se sont-elles crispées avec rage au contact de ces criantes injustices ! Que de fois j'ai été saisi d'idées de vengeance et de représailles !" Mais il courbe la tête, et, accablé d'humiliation, justifie son sort en invoquant l'expiation du péché des pères, " qui ont laissé détruire Jérusalem et son saint temple". Par une chaude journée d'été, alors qu'il est à jeun et qu'il chemine harassé de fatigue, un laquais galonné l'interpelle aux abords d'un château. Le serviteur le fait patienter dans la canicule, puis lui explique qu'il peut repartir : on l'avait appelé pour faire peur au jeune seigneur dont la nourrice ne parvenait pas à calmer les cris.
Johann Peter Hebel (37) relate le stratagème d'un pauvre colporteur du Sundgau, que les enfants des villages escortaient en criant impitoyablement : "Jud ! Jud ! Judenmauschel", De guerre lasse, il décida de donner un sou à tous les enfants qui le salueraient par le quolibet "Jud ! Jud ! Judenmauschel" et tint parole pendant plusieurs semaines. Puis un beau soir, il déclara aux enfants qu'ils étaient trop nombreux et qu'il ne pouvait plus leur distribuer leur manne hebdomadaire. Mécontents et vexés, ceux-ci refusèrent dorénavant de l'appeler Judenmauschel.
Berthold Auerbach (38) relate l'histoire d'un colporteur juif que tout le monde désignait sous le nom de "Lederherz", "coeur de cuir". "Dans mon village, les paysans avaient l'habitude d'acheter de grands morceaux de cuir épais pour y faire tailler, quand ils en avaient besoin, des semelles chez le cordonnier. Lederhez fournissait cet approvisionnement dont il portait l'enseigne sur lui-même, car les coudes de sa redingote étaient garnis de morceaux de cuir taillés en forme de cœurs". Il achète des plumes d'oie à la femme du pasteur et vend à son époux des bottes fourrées. Il n'accepte chez eux qu'une tasse de café et se couvre, pour la boire, d'une calotte de velours. "Lederhez était d'une haute stature, bien charpentée ; mais on voyait qu'il se nourrissait mal. Pendant six jours de la semaine, en effet, il ne vivait presque que de café et de pommes de terre ; il s'accordait rarement un plat d'œufs ou de farine, qu'il préparait lui-même, dans sa vaisselle à lui, chez son hôte, le cordonnier Lipp. Il vivait avec celui-ci dans une intime amitié, qui, cependant, ne se manifestait guère que par des agaceries continuelles et des discussions religieuses. Le cordonnier Lipp était versé dans l'Ecriture et cherchait à convertir son ami juif à sa croyance ; mais Lederherz lui résistait vaillamment, et sa réplique ordinaire était : "Il y a au moins une chose que vous ne pouvez pas nous reprocher : jamais nous ne cherchons à faire déserter à quelqu'un sa religion". Et lorsque Ledezherz sent la mort approcher, alors qu'il est loin des siens, il demande à Lipp de l'aider à mettre ses phylactères : - Je n'ai pas encore prié aujourd'hui, gémit le malade tu sais comment je m'attache les lanières sacrées aide-moi, je ne puis me remuer. Lipp aida le malade à mettre les Tephillîn sur son bras gauche et à son front, et lui dit en souriant : - Voilà qui est fait ; maintenant tu peux mieux conduire la voiture. Le malade répondit d'une voix faible : - Ne plaisante pas en ce moment, ne fais pas cela, tu commets un péché ; mais je ne t'en veux pas ; donne-moi la main, et je te prie de me pardonner, à moi aussi, tout ce que je t'ai jamais fait de mal, en actions ou en paroles, et si mon frère et les autres ne me trouvent plus en vie, dis-leur que je leur ai pardonné à tous... s'ils m'ont fait quelque mal, sciemment ou non... Qu'ils me pardonnent aussi.
Il ne convient pas de voir dans ce récit une vignette édifiante et larmoyante, mais un témoignage, d'autant plus significatif qu'il n'est pas isolé, des rapports privilégiés que pouvaient entretenir certains colporteurs ou marchands de bestiaux juifs avec les familles chrétiennes qui les accueillaient.
Dans ses mémoires, Monseigneur Jean-Julien Weber évoque une famille juive qui était installée à Pfastatt dans le dernier quart du 19ème siècle et dont les garçons allaient vendre du tissu dans les villages alentour. "Cette famille comprenait deux garçons, l'un, Jacques, qui voyageait avec une petite voiture à âne, l'autre "le Moïse", un peu simple d'esprit, avec un gros ballot sur le dos, si bien que plus tard les gamins lui criaient " Zeppelin". Ce Moïse, du même âge que ma mère, venait souvent chez nous, pour se reposer ou pour manger quelques mets purs qu'il avait apportés avec lui. Il ne dédaignait cependant pas d'accepter l'un ou l'autre dessert que la Thérèse, peu scrupuleuse en la matière, lui assurait être pur, Il priait chez nous, priait pour nos défunts, ne manqua jamais de réciter des psaumes "à l'Eternel notre Dieu" lors de nos examens de collège ou, plus tard, lors de mes ordinations. J'ai célébré la messe pour cet humble ami lors de son décès, car il faisait partie de mon horizon alsacien familial" (39).
Les colporteurs faisaient rarement fortune. Cependant, dans Kella (Paris 1860), Alexandre Weill évoque la rencontre sinistre que fit Kalman, un jeune colporteur de vingt-trois ans, un soir dans le bois de Reichstett, où reviennent errer les âmes des pendus privés de sépulture. Il venait de Strasbourg, "où il avait vendu des chiffons superfins recueillis dans les villages du canton, en échange desquels il donnait aux hommes une fourche, une houe, une pelle, une étrille ; aux femmes et aux jeunes filles, un fichu, un mouchoir, une croix une bague. Chaque fois qu'il livrait une pacotille de chiffons au fabricant de papier de Strasbourg, il faisait en même temps ses achats en gros, pour recommencer son trafic pendant un mois". Pauvre, et n'ayant d'autre éducation que les maximes bibliques que lui avait enseignées sa mère, il nourrissait depuis six ans son vieux père et sa sœur. "Naguère, il faisait le voyage à la ville avec un paquet de dix francs qu'il portait sur son dos. Maintenant, il s'y rendait avec un chariot chargé de marchandises d'une valeur de cent cinquante francs, sur laquelle il gagnait un peu plus du tiers. Kalman était à la tête d'une fortune de trois cents francs, et il se croyait riche".
Au début du 20ème siècle, les colporteurs alsaciens furent rejoint par les juifs galiciens, qui étaient venus des limites extrême-orientales de l'Empire des Habsbourg vers les confins occidentaux de l'Allemagne, dont l'Alsace faisait alors partie. Plutôt que de se faire boutiquiers et être tentés de transgresser le Shabath , ils préféraient exercer le métier méprisé de colporteur, allant de village en village débiter des chemises et des chaussettes aux campagnards, en tournée durant toute la semaine, mais toujours de retour le vendredi tôt dans l'après-midi. "La célébration sabbatique était la grande affaire par excellence et c'était précisément pour être en mesure d'honorer convenablement ce Sabbat que l'on avait subi - du lundi au vendredi - les féroces aboiements des chiens dans les fermes, les interpellations et réprimandes des gendarmes sur la grande route, en se nourrissant dans les auberges, de pain sec arrosé de bière ou de café noir [le lait était déjà considéré comme non-cachèr]" (Arnold Mandel).
Telle vieille personne que nous avons interrogée se souvient encore que lorsque son père partait le dimanche avec sa lourde balle sur le dos, pour rejoindre après une marche de sept heures un village de montagne, la grand-mère se tenait sur l'escalier de bois à l'extérieur de la maison. Après avoir béni son fils, elle récitait la prière appelant la protection divine sur celui qui se met en route, jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus l'apercevoir. Il était d'usage aussi que l'épouse fit quelques pas avec son mari et récitât cette même prière :
"Dénne hät mer daerfe Bor'hes Kaounem norsage dass si wider gsund ham kumme sen", "il n'était pas inutile qu'on récite la bénédiction du voyage au fur et à mesure qu'ils s'éloignaient de la maison, afin qu'ils y reviennent en bonne santé".
Les colporteurs juifs ont disparu progressivement du paysage alsacien, leurs fils sont devenus des boutiquiers ayant pignon sur rue, ou même des représentants éminents des professions libérales. Mais leur souvenir, entretenu par le mythe du juif errant, perdure.