Esquisse de l'histoire, tantôt heurtée, tantôt apaisée
des Juifs à Wintzenheim
par Freddy RAPHAËL et Monique EBSTEIN
Extrait de Cimetières Juifs d'Alsace, un patrimoine à préserver - Rosenwiller et Wintzenheim
avec l'aimable autorisation des auteurs


Wintzenheim est l'une des plus anciennes et des plus prestigieuses communautés juives de l'Alsace rurale. Les descendants des anciennes familles, aujourd'hui dispersées dans l'Europe entière et en Israël, ne prétendent-ils pas, en jouant avec humour sur la prononciation judéo-alsacienne du nom de la localité, être originaires de "Vincennes" ? Les rares familles qui y résident encore aujourd'hui, de même que l'imposante synagogue où, grâce à l'obstination et à la fidélité des "anciens" et de leurs enfants, sont célébrés les offices des grandes Fêtes et des mariages, attestent d'une présence juive continue durant des siècles. On y trouve également quelques inscriptions hébraïques gravées au-dessus de la porte d'entrée d'une maison, un bain rituel et surtout le vaste cimetière qui longe la route menant à Turckheim.

Lorsqu'on pénètre dans ce "Bäjs Aulem", cette "Maison de l'Éternité", le contraste est grand entre les tombes les plus anciennes en grès des Vosges, dont la pierre affaissée se penche comme un orant ployé dans sa prière, et l'ordonnancement des sépultures les plus récentes, à qui la rigidité des plaques de marbre ou de granit confère une certaine respectabilité bourgeoise. Un monument fait mémoire aussi des membres de la communauté et des villages voisins qui ont péri dans la résistance ou en déportation, durant la seconde guerre mondiale. Face à l'entrée, une grande place rectangulaire, à l'herbe rase. Un espace qui frappe par sa nudité. Une minuscule plaque déposée à même le sol rappelle que quatre cents tombes ont été arrachées de ce cimetière, emportées par la "barbarie nazie". Les traces d'au moins trois générations ont ainsi été effacées. Les tombes, comme les Juifs à la même époque, s'en sont allées vers une destination inconnue. Ce vide, redoublé par une quasi absence de Juifs, dans un lieu autrefois habité par une communauté bruissant de vie, ne manque pas de nous interroger. Il est d'autant plus significatif que les Juifs ont participé depuis près de cinq siècles à l'histoire de la cité.

Dans son étude sur les Juifs dans l'Alsace médiévale, Gerd Mentgen signale la présence de Juifs à Wintzenheim (1) en se basant sur la liste des impôts perçus en 1499. Aux 15ème et 16ème siècles, le bourg était divisé en deux parties : l'une dépendait de la Prévôté impériale de Kaysersberg, seigneurie "d'ancienne domination" autrichienne, l'autre relevait de la seigneurie de Hohlandsbourg, ce qui favorisa la présence des Juifs. Les archives font apparaître, certes, l'importance dès la fin du 15ème siècle des marchands de bestiaux, des brocanteurs et des colporteurs, voire des guérisseurs (2), mais elles mentionnent surtout des litiges. Elles nous informent qu'en 1521, malgré le privilège octroyé à la commune "de ne pas tolérer les Juifs", la décision de l'empereur Charles Quint d'expulser tous les Juifs de la Prévôté de Kaysersberg ne fut pas appliquée. En 1534 et en 1535 cependant, les deux seigneurs du village s'accordèrent pour ne pas admettre plus de quatre familles à Wintzenheim (3).

Notre dette est grande à l'égard des historiens qui nous ont précédés. Leurs contributions nous ont apporté des éléments décisifs quant au destin de la communauté de Wintzenheim. Aussi bien Élie Scheid (4), Auguste Scherlen (5), André Schaer (6), Denis Ingold (7) qu'Ivan Geismar et le grand rabbin Jacky Dreyfus (8) nous ont aidés à comprendre à la fois la singularité et l'exemplarité d'un judaïsme rural ouvert au monde environnant.

De la précarité de la condition juive à Wintzenheim jusqu'à la fin du 17ème siècle

Le château du Hohlandsbourg
L'histoire des Juifs de Wintzenheim est caractérisée par leur présence ininterrompue depuis la fin du 15ème siècle jusqu'à la veille de la seconde guerre mondiale. Dans les années 1499-1500 "des documents fiscaux font état de deux ou trois familles juives domiciliées dans cette localité" (9). Au 15ème et au 16ème siècle le bourg de Wintzenheim appartenait en partie à la Prévôté de Kaysersberg et en partie à la seigneurie de Hohlandsbourg, où les Juifs étaient moins nombreux. Les Juifs établis dans la Prévôté en 1413, devaient payer une taxe de 4 florins à la Saint-Martin et de deux florins à Noël. André Schaer (10), sur la base de "la taxe de protection des Juifs" perçue en 1416, estime la présence de ces derniers à cinquante familles dans l'ensemble de la Prévôté.

C'est au château du Hohlandsbourg qui domine Wintzenheim que l'une des figures les plus éminentes du judaïsme rhénan médiéval, Rabbi Samuel ben Aron Schlettstadt, trouva refuge au 14ème siècle. Il avait dû fuir Strasbourg, où il était poursuivi pour avoir condamné deux délateurs avec la plus extrême rigueur.

La condition faite au 16ème siècle aux Juifs de la bourgade voisine de Turckheim nous renseigne sur leur statut à l'époque. Ils jouissaient du droit de bourgeoisie et de protection ("Bürger unter Schutz und Schirm") moyennant une prestation annuelle proportionnelle aux ressources de chacun et le don de quelques oies gavées. "Mais il leur était interdit de prêter de l'argent aux acquéreurs de biens immobiliers ; de prendre en gages des objets du culte, spécialement des ornements d'église "dont leurs femmes et leurs servantes se montraient souvent très friandes» ; d'héberger des coreligionnaires de passage et de se réunir pour des actes religieux, tels la circoncision et la fête des Tabernacles, sans l'autorisation préalable du prévôt et du bourgmestre"(11).

Au 17ème siècle, la population s'insurgea contre la "prolifération" des Juifs qui profitaient indûment des pâturages et dilapidaient les ressources forestières.

À la précarité s'ajoute l'enseignement du mépris qui rejette les Juifs du côté de l'impureté. Dans la ville libre de Turckheim, il leur est ordonné d'éviter les rues par lesquelles est porté le Saint-Sacrement et celles qu'empruntent les processions (12). Les comptes de la fabrique de l'église font état de dépenses, "buis, paille, bois pour brûler le Juif" (13) la Semaine Sainte.

Pendant les guerres de Trente Ans et de Hollande, Wintzenheim perdit les quelques familles juives qui y résidaient. Elles quittèrent le bourg. Mais la paix revenue, la communauté s'accrut rapidement. En un siècle, de 1698 à 1784, elle passa de neuf familles à quatre-vingt huit familles, soit 430 individus. Elle était désormais la plus importante d'Alsace. Cet accroissement significatif était dû essentiellement à un fort taux de natalité. La population locale n'eut de cesse d'intervenir auprès de l'autorité royale pour exiger que l'on réduisît le nombre de ménages juifs à quatre. Les Juifs qui s'affirmaient comme les "aînés " des Chrétiens, dénoncèrent "la colère insensée d'une population fougueuse", pour qui "la persécution tient lieu de religion" (14). Mais par un arrêt du 19 décembre 1732 le Conseil Souverain d'Alsace accéda partiellement à la demande des habitants de Wintzenheim, en défendant aux deux seigneurs du bourg de recevoir dorénavant des Juifs étrangers. Six années plus tard, un arrêt de la même juridiction interdit à la Ville de Colmar, à qui appartenait la seigneurie du Hohlandsbourg, ainsi qu'à la Prévôté de Kaysersberg, d'accueillir des Juifs dans leurs murs. Quant à ceux qui y résidaient déjà, l'acquisition d'une maison ou d'un nouveau bien foncier leur fut formellement interdite.

Le Magistrat de Wintzenheim et celui des communautés avoisinantes firent preuve d'un véritable acharnement pour limiter au 18ème siècle la présence juive à un petit nombre de familles. C'est ainsi que les notables de Horbourg dénoncèrent cette "engeance " qui "s'est multipliée... jusqu'à atteindre six familles", et firent part à leur seigneur de leur crainte que "ces sangsues du Peuple ne se multiplient encore davantage" (15). Des incidents graves témoignent de la précarité de la condition juive au 17ème et au 18ème siècle. Un Juif de Wintzenheim, accusé d'avoir vendu des grains de mauvaise qualité, fut roué de coups en 1669 sur le chemin de Niedermorschwihr. Quant au chantre de la communauté, qui était également colporteur et brocanteur, il fut violemment frappé à Turckheim (16).

Par ailleurs, en 1726, un arrêt du Conseil Souverain d'Alsace, alléguant l'absence d'un permis de construire, ordonna la démolition de la synagogue de Wintzenheim. Jusque-là les Juifs s'étaient réunis dans une maison juive du bourg dont une pièce servait aussi de salle d'étude. Cette ordonnance visait également les synagogues de Hagenthal et de Biesheim, qui avaient été construites "audacieusement" par "les Juifs et leurs chefs". Le Conseil avait décidé en outre que les matériaux de ces bâtiments devaient être vendus au profit des églises catholiques des localités. Six années plus tard, un arrêt de la même juridiction interdit à la Ville de Colmar, à qui appartenait la seigneurie du Hohlandsbourg, ainsi qu'à la Prévôté de Kaysersberg, d'accueillir des Juifs dans leurs murs.

Au début du 17ème siècle, deux Juifs de Wintzenheim furent punis pour avoir vendu du blé à la halle aux grains de Kaysersberg en dehors du marché régulier. En 1731, le Magistrat de la cité interdit tout commerce avec les Juifs en dehors de l'unique jour du marché hebdomadaire (17). En 1750, Isaac Levy fut dévalisé et laissé pour mort dans un fossé par deux gardes suisses de Colmar, dont l'un fut exécuté sur la roue. Lorsqu'en 1790 les habitants de Wintzenheim voulurent chasser un Juif de la localité, celui-ci obtint la protection de gardes du corps, puis de soldats de la garnison de Breisach, mais il dut les rétribuer lui-même. Lorsque ces derniers voulurent participer à un bal organisé dans une auberge par la jeunesse du pays, en proie à l'hostilité de la population, ils en furent chassés. Pour se venger, les soldats tirèrent des coups de feu à travers les portes et les volets. Ils blessèrent mortellement une jeune fille et gravement l'un des danseurs. Le Juif fut condamné aux frais du procès qui s'en suivit et au paiement des dommages et intérêts (18).

L'espace-temps des Juifs de Wintzenheim

La deuxième synagogue de Wintzenheim
photo : © Ch. Hamm
La première trace que nous ayons d'une synagogue à Wintzenheim est, comme nous l'avons vu précédemment, l'Ordonnance du Conseil Souverain d'Alsace de 1726 qui exigea sa destruction. Par la suite, les Juifs de Wintzenheim obtinrent l'autorisation de construire une deuxième synagogue. Édifiée en 1748 sur l'emplacement de l'édifice actuel, elle était de proportions modestes (125 m2). Si bien qu'en 1827, alors que la communauté comptait cent vingt-trois chefs de famille (19), une première demande d'agrandissement fut déposée, suivie d'une seconde en 1869. Le bâtiment actuel, de 33,50 m de long sur 12 m de large, est de style néo-roman. Pendant la seconde guerre mondiale, il fut épargné car il avait été transformé en garde-meubles.

Il y avait également à Wintzenheim une Schlaufstätt, un asile de nuit pour accueillir les errants de passage, et offrir un havre aux pauvres.

Presque jusqu'à la fin du 18ème siècle, les Juifs de Wintzenheim devaient enterrer leurs morts au cimetière de Jungholtz, distant de trente kilomètres environ. Ils devaient s'acquitter d'une taxe dans chaque village et dans chaque bourg traversés. Ce n'est qu'en 1795 qu'ils furent autorisés à ouvrir un cimetière en bordure de la route de Turckheim. À sa création, le cimetière occupait une superficie de 26 ares. Une parcelle de 16 ares, acquise en 1826, permit de l'agrandir afin d'enterrer également les Juifs de Turckheim, Ingersheim, Wettolsheim, Munster. La tombe la plus ancienne qui subsiste actuellement date du 2 germinal de l'an II (1797).

Les tombes les plus anciennes, de 1797 à 1860 environ, sont caractérisées par une relative uniformité, conforme à l'impératif de simplicité et d'égalité qui doit unir les Juifs dans la mort. Elles répondent à une retenue qui refuse l'ostentation des disparités sociales : chaque tombe est constituée par une dalle de grès verticale. La plupart ne portent pas de motifs décoratifs. Quelques-unes sont surmontées d'une boule, d'une pomme de pin, d'une fleur stylisée, ou encore d'un fronton décoré. A partir de la seconde moitié du 19ème siècle, on constate progressivement plus de variété dans le décor : mains des Cohanim, aiguière des Lévy, saule pleureur et sablier ailé. La distinction religieuse, et surtout sociale, impose sa marque.

Des métiers et des hommes

Des pièces d'archives témoignent de la diversité des métiers exercés par les Juifs de Wintzenheim au 16ème siècle. En 1569, l'un d'entre eux est connu pour ses talents de guérisseur (20). En 1555 deux maîtres d'école, qui s'engagent à "ne gagner leur vie qu'en s'occupant de l'école juive" (allein von der schulen uns zu erhalten), demandent l'autorisation de s'établir à Wintzenheim.

Du 16ème au 17ème siècle, la situation économique des Juifs de Wintzenheim fut partiellement conditionnée par le Magistrat de Colmar qui, avec acharnement, voulait empêcher les Juifs d'entrer dans la ville pour y faire commerce. Dès 1544, il ordonna aux bourgeois placés sous son autorité de ne rien leur emprunter, de ne rien leur vendre ni leur acheter, pour leur enlever tout prétexte de pénétrer dans la cité. Notons toutefois pour la petite histoire, que le Conseil Souverain accorda le droit à certains aubergistes de prendre des domestiques juifs, afin "de servir des plats selon le rite, spécialement la soupe aux pois concassés avec de la saucisse à l'ail" (21). Des condamnations prononcées par le Magistrat de la cité voisine de Munster au 17ème siècle nous donnent des informations concernant certaines professions exercées par des Juifs de Wintzenheim et des alentours. "En 1605, Hans Thoman doit répondre devant l'autorité de la confiance qu'il a accordée à un médecin juif en faisant soigner par lui - et guérir - son oeil accidentellement blessé" (22). En 1741, un bourgeois de Breitenbach fut mis à l'amende pour avoir échangé un cheval avec le Juif David Bloch de Wintzenheim. Au 18ème siècle, des litiges avec un tapissier, des marchands de biens, des colporteurs et des Juifs faisant le commerce de bijoux, sont également évoqués (23).

Au 16ème siècle, nombre de Juifs de Wintzenheim vivaient du commerce de l'argent, comme en atteste le chiffre élevé des recours qu'ils introduisirent, entre 1150 et 1573, contre leurs débiteurs colmariens devant le tribunal aulique de Rottweil (24). Le fait que les Juifs aient été longtemps confinés dans la pratique du prêt contre intérêt, et réduits à la "vile" fonction "d'éponges à finances", ne pouvait qu'aviver la haine suscitée par l'enseignement du mépris. Cette activité n'était pas sans risque pour le prêteur, car il arrivait qu'à la suite d'une mauvaise récolte ou d'une épizootie, le paysan ne puisse pas rembourser sa dette. Parfois, le capital du Juif fondait par "le fait du prince", qui n'hésitait pas à prélever une forte somme au titre de droit d'accueil ou de protection.

Certains Juifs avaient un comportement de minoritaires qui, pour survivre, n'avaient pas trop de scrupules dans leurs relations commerciales avec leur entourage. Cette dérive, déjà condamnée énergiquement par Yossel de Rosheim au 16ème siècle, fut également dénoncée par les responsables des communautés durant les siècles ultérieurs. C'est ainsi que Jean Guillaume Escher de Biringen reçut en 1627 l'appui de la communauté de Wintzenheim, lorsqu'il entreprit de poursuivre un Juif qui l'avait trompé dans une affaire de chevaux (25). Au 17ème siècle, les Juifs de Wintzenheim se livraient en effet au commerce des chevaux. Ils étaient autorisés à se rendre devant la Porte de Theinheim à Colmar, sur l'emplacement de l'ancien cimetière juif détruit en 1444, pour y exercer leur métier, et aussi pour y acheter des agneaux à l'approche de la "Pâque" juive. Ils livraient également du fumier aux jardiniers (26). Mais ils exerçaient aussi d'autres métiers : par exemple, en 1623, l'un d'entre eux déclare au poste de péage de Bergheim, des plumes de matelas, de l'étain et de l'argenterie, ainsi que des ustensiles de cuisine.

Au milieu du 18ème siècle, il est fait mention, dans les communautés voisines, de Juifs pauvres chargés d'une famille nombreuse. Certains, tel un tapissier et un dentiste ambulant, exerçaient des métiers peu considérés (27). D'autres Juifs vivaient de la mendicité. Pour l'éthique juive l'aumône est un dû, la contribution des plus nantis devant réparer le désordre du monde. La "tsedaka" ("tsdoke" en judéo-alsacien) est un impératif catégorique, car le terme associe charité et justice.

Avec la réussite sociale et l'entrée dans la bourgeoisie d'une partie de la communauté juive villageoise, le statut du savoir se modifia. L'étude (le "Lernen") et l'érudition connurent un relatif discrédit au profit de la réussite dans les affaires. Au 18ème siècle, le chantre (hazan) ne pouvait vivre de ses seuls émoluments. Denis Ingold (28) cite le cas du chantre Jacques Hirtzel, également colporteur et brocanteur. Parfois, le chantre procédait aussi à l'abattage rituel des bêtes. Moïse Ginsburger (29) mentionne un " ministre du culte" qui exerçait ses dons "d'exorciste" à Wintzenheim au 18ème siècle, car il avait retrouvé "les formules magiques". Certains instituteurs avaient une forte personnalité et, malgré la modestie de leur rétribution qui ne leur valait qu'un rang des plus humbles dans l'échelle sociale, étaient très respectés par leurs coreligionnaires.

À la fin du 19ème siècle, les professions les plus courantes étaient celles de marchand de bestiaux (Päjmess Händler) et de marchand de tissu (Srore Händler). Certains marchands de chevaux et de bestiaux, qui s'approvisionnaient en Bourgogne et revendaient les bêtes à Colmar, vivaient dans une relative aisance.

Dans les armées trente, il y avait à Wintzenheim un médecin, trois bouchers (katsef), plusieurs marchands de bestiaux et des marchands de tissu. Certains Juifs exerçaient une profession particulière : ils vendaient des limes, parfois jusque dans les contrées lointaines d'Asie ou d'Amérique. La "Gchér Aechter" ("Esther la vaisselle") parcourait les villages du vignoble en poussant sa carriole d'osier ; elle proposait aux vignerons des cruches, des pots, des bols et des soupières. Les plus démunis arpentaient les rues du bourg, un sac sur l'épaule, à la recherche de peaux de lapins (Kénjelepeltz) et de tartre (Wistajn), qu'il leur fallait récupérer sur les parois intérieures des fûts. Il y avait aussi dans chaque communauté quelque "original" qui s'obstinait à étudier l'Écriture Sainte, les Commentaires et le Talmud, parfois avec le rabbin, parfois avec un compagnon. A Wintzenheim, lorsqu'on mentionnait Samuel Picard, par ailleurs marchand de tissu, on ajoutait : "Di Gmore, das éch for dr Samuel" ("Le Talmud, c'est pour Samuel") (30).

La scansion du temps juif

La visite aux grands-parents - gravure de Hermann Junker
La vertu de fidélité et la nécessité de la transmission furent les impératifs catégoriques qui permirent à la communauté de Wintzenheim de persévérer à travers les aléas de l'histoire.

Les Juifs les plus fortunés entretenaient un précepteur qui veillait à l'éducation juive de leurs fils et leur enseignait les commentaires de la Torah et le Talmud. L'accent mis sur la nécessité de "l'étude" (Lernen) des textes de la tradition souligne la valorisation du savoir. Dès le 18ème siècle, le nombre important de maîtres d'école à Wintzenheim - pas moins de huit en 1748 - et de personnes gratifiées dans les contrats de mariage du titre de "haver", c'est-à-dire "de sage et d'érudit", témoigne de l'importance de la connaissance de la chaîne interprétative des Écritures.

L'un des témoins les plus précieux de la vie juive à Wintzenheim au 19ème siècle est Daniel Stauben, de son vrai nom Auguste Widal. Il éprouve de l'empathie pour sa culture d'origine et, en même temps, il fait preuve de la lucidité d'un esprit cultivé. Presque tous les hommes présents dans le bourg assistaient aux offices quotidiens et à ceux du Shabath et des fêtes. Durant la période austère de la " Convocation d'automne", des femmes se joignaient à eux dès l'aube. La participation à la vie collective, et plus particulièrement aux offices, allait de soi. Si un chef de famille venait à manquer, on s'inquiétait et on s'empressait de lui rendre visite. Pas de doute, il devait être malade.

Le Shabath, jour où l'on donnait du temps au temps, les liens familiaux se resserraient. La présence du père, qui la semaine durant arpentait sa "contrée" (medine), rehaussait l'éclat de la fête, tout comme l'exotisme d'un hôte de passage. Émissaire de la Terre Sainte ou mendiant, le "schnorrer" qui faisait sa tournée s'acquittait de son écot en évoquant l'infinie splendeur du pays où coulent "le lait et le miel", et en relatant la geste villageoise d'une communauté proche. Les enfants devaient rendre visite à leurs grands-parents qui les gratifiaient d'une friandise ("s' Schabbess Obst", "le fruit du Shabath"). Le Shabath et les jours de fête, les notables allaient à la synagogue en haut de forme à huit reflets, en pantalon rayé et queue de pie. En hiver, quand le haut poêle de fonte avait du mal à chauffer la vaste nef, ils n'hésitaient pas à venir en sabots. Et quand un enfant se plaignait du froid, il se faisait rabrouer : "in a schüle éch nor kanner g' frore" ("nul n'est encore mort de froid dans une synagogue"). Lors des offices, le bedeau (chamess) arborait au 19ème siècle un bicorne à cocarde et, sur sa poitrine, une imposante plaque en argent.

Tous les ans, à "la Convocation d'automne" entre Roch Hashana, "le premier de l'an" et Yom Kippour, "le Grand pardon", on se rendait sur les tombes des ancêtres (mer gäjt Käjfer Ofess). Les familles qui habitaient à proximité de la synagogue se faisaient un honneur d'accueillir, après la sonnerie du shofar (la corne de bélier), les Juifs des communautés voisines. On offrait du café et de la tarte aux quetsches à ceux qui étaient venus à l'aube, dans le brouillard d'automne, de Turckheim et d'Ingersheim. Dans beaucoup de maisons juives, il y avait une pièce sous les combles qui servait de soucca lors des "Fêtes d'automne" : il suffisait d'enlever des tuiles du toit et de la recouvrir de branchages de sapin pour la transformer en "cabane", c'est-à-dire en demeure provisoire.

Le hazan ou chantre, était accompagné durant l'office par deux "aides", qui complétaient leur maigre salaire par quelques "leçons " : ils enseignaient aux enfants les premiers éléments de la lecture et de l'écriture hébraïques. Parfois, ils faisaient office de barbiers le vendredi après-midi, quand les chefs de famille se préparaient à accueillir le Shabath.

Le bedeau (chamess) est un personnage clef dans la communauté. Daniel Stauben crédite le bedeau de Wintzenheim de pouvoirs étranges. Pour ses coreligionnaires il est l'homme des visions, qui entretient une relation privilégiée avec l'au-delà. "Il vous dira comment, quelques heures après la mort du vénérable Rabbin Naphtalie Hirsch Katzenellenbogen, il vit, à la tombée du jour, une flamme céleste planer sur le front chauve du pieux défunt, et en même temps des caractères cabbalistiques se dessiner sur le mur".

La conclusion d'un mariage est un événement des plus importants dans la vie de deux êtres, mais aussi de leurs familles, et souvent de la communauté tout entière. Elle suit un déroulement rigoureusement codé, dont les scansions sont autant d'étapes bien réglées. La "pchau" (l'entrevue) en constitue l'épreuve initiatrice et instauratrice. Parfois, un personnage au statut social mal assuré, le "chadchen" (l'entremetteur), joue un rôle incontournable : il met en scène la rencontre. Voici comment Daniel Stauben (31) relate la première visite du prétendant Schémele à Nadel, son éventuel futur beau-père :
"Combien de temps comptez-vous rester à Hengenliheim ?", demanda Nadel à Schémele.
- Je me trouve si bien ici que je n'ai plus envie de m'en aller, répondit Schémele. Et le père Nadel, après avoir des yeux pris l'avis de sa femme et de sa fille :
- Plus longtemps vous nous resterez, Mr Schémele, plus vous nous ferez plaisir.
Pour qui savait comprendre, tout cela voulait dire que de part et d'autre on s'était convenu".

Les archives nous permettent parfois d'appréhender des traits spécifiques de la vie cultuelle. C'est ainsi qu'en 1727, les Juifs de Ribeauvillé tentèrent en vain d'obtenir l'autorisation de rétablir l'usage de flambeaux dans les défilés nocturnes lors des cérémonies de mariage (32). Dans les communautés, où les familles, dans leur majorité, n'étaient guère fortunées, l'usage était que la jeune mariée fasse don de sa robe à la synagogue pour confectionner le "mantele" qui protégeait les rouleaux de la Loi.

La tonalité religieuse, à la veille de la seconde guerre mondiale, conjuguait une fidélité sans faille à la Loi tout en permettant des accommodements avec le monde environnant. La plupart des Juifs n'aurait pour rien au monde renoncé à assister aux offices du Shabath et des Fêtes. Les jeunes, qui fréquentaient les établissements scolaires de Colmar, se rendaient ce jour-là en ville à pied et s'abstenaient d'écrire.

"Eux et nous"

Ce n'est que progressivement, après la rupture innovatrice de la Révolution, et à l'issue de la longue marche qui aboutit à l'acceptation des Juifs dans leur altérité, que Wintzenheim devint pour ces derniers leur lieu d'appartenance.

Au 17ème et au 18ème siècle les Juifs étaient considérés comme des êtres nuisibles, dont la seule présence portait atteinte à l'unité confessionnelle et culturelle de la communauté villageoise. Le rapport d'une visite pastorale en 1705 les met sur le même plan que les blasphémateurs et les pécheurs publics (33). Lors de la Semaine sainte, les gamins de Wintzenheim parcouraient les rues du bourg, afin de récolter des fagots de sarments (Havele) pour "brûler le Juif éternel". De Judas "le traître" on passait au "Juif" de tous les temps.

Au milieu du 18ème siècle, les ordonnances royales sont très dures à l'égard des Juifs, à qui il est interdit d'habiter sous le même toit que les Chrétiens. "Défense leur est faite de loger des gens de guerre, d'être reçus dans une nouvelle localité et d'acquérir de nouveaux immeubles, de tenir cabaret, d'avoir une domestique chrétienne, d'entretenir des synagogues, sous menace de leur destruction immédiate" (34). Cependant, si les Juifs sont souvent considérés comme des " impies", les Chrétiens ne sont nullement opposés à leur conversion. À Wintzenheim, en 1728, le fils du maître d'école de Wettolsheim épouse Sybille Guggenheim qui accepta le baptême pour se marier. On signale également une conversion à Wintzenheim en 1734 (35). Mais dans l'ensemble, ces démarches furent peu nombreuses, et souvent il s'agissait de Juifs originaires d'Allemagne, ou encore de jeunes gens qui n'avaient pas atteint leur majorité religieuse.

Ce n'est qu'au 19ème siècle que le Juif passe du statut d'intrus maléfique à celui d'"étranger", selon l'acception que Georg Simmel donne à ce terme. Il devient "l'autre le plus proche", rivé dans sa différence, mais présent dans la cité dont il fait partie intégrante. "Laeve un laeve lon", "Vivre et laisser vivre". Cette pétition de principe, qui paraît bien prosaïque, était l'impératif catégorique qui orientait la vie quotidienne des Juifs dans la campagne alsacienne au cours de la deuxième partie du 19ème siècle et au début du 20ème siècle. Il ne s'agit pas là d'une déclaration d'intention consensuelle, proclamée avec complaisance, mais d'une règle de vie qui structurait le rapport à l'autre. Elle signifiait que les Juifs voulaient que soit reconnu et respecté leur mode de vie spécifique, et qu'ils puissent participer, sans orgueil ni complexe d'infériorité, à la trame commune du bourg. Mais elle exigeait que les Juifs, à leur tour, respectent les mœurs de leur entourage, sans céder à une suffisance condescendante. Nombre de services que se rendaient Juifs et Chrétiens témoignent de la solidarité et de la bonne entente qui régnait entre les deux communautés. Des voisins apportaient des branches de vignes avec de belles grappes de raisin pour décorer la "cabane" (la souka) lors de la fête des Tabernacles. Ils mettaient à la disposition des Juifs leur pressoir pour faire du vin "casher". Certaines familles cependant ne dissimulaient pas leur aversion à leur égard. C'est ainsi qu'à Pessa'h, la Pâque juive, leurs enfants invectivaient les petits Juifs qui arboraient une nouvelle robe ou un nouveau costume : on les appelait des "rechessbonem", des "antisémites".

Progressivement, avec le passage en ville, le nombre de jeunes décrut et l'école juive ferma ses portes. Fréquenter l'établissement communal renforça les liens entre les écoliers des différentes confessions ; des amitiés se forgèrent qui résistèrent à l'épreuve, du temps. Il n'était pas rare que la religieuse à cornette, la " chère Soeur", pour ne pas léser les petites écolières juives qui, elles, n'avaient pas été à la messe, récompensât d'un bon point leur présence à l'office du Shabath.

Après la prise du pouvoir des nazis en Allemagne en 1933, leur propagande trouva des relais à Wintzenheim, et les rapports entre les communautés se détériorèrent jusqu'à la veille de la seconde Gguerre mondiale.

"Unser Réwe" - "Notre Rabbin"

À la tête de la communauté se trouvaient au 18ème siècle un "parness", un préposé, appartenant à l'une des familles les plus aisées, et un "commis-rabbin" subordonné au rabbin provincial qui siégeait à Ribeauvillé. Le "commis-rabbin " était élu par l'assemblée des chefs de famille de la communauté, tandis que le rabbin provincial était choisi lors d'une réunion des préposés.

Ce n'est qu'au 19ème siècle que Wintzenheim, qui était alors la communauté la plus importante du Haut-Rhin, deviendra le siège du grand rabbinat. Elle le restera jusqu'au transfert du Consistoire à Colmar en 1824. Dans les années 1930, les Juifs des bourgs voisins, de Hastatt, Grussenheim, Neuf-Brisach, Biesheim et Sainte-Marie-aux-Mines, dépendaient du rabbinat de Wintzenheim. La communauté comptait une trentaine de familles, y compris celles d'Ingersheim et de Turckheim.

Les rabbins qui se succédèrent à Wintzenheim à partir du début du 19ème siècle se caractérisaient par une érudition hébraïque - et parfois profane - qui tranchait avec la culture relativement modeste de leur communauté. A cette époque, ils étaient formés auprès de maîtres éminents dans les écoles talmudiques (yechivoth) d'Allemagne, d'Europe Centrale et d'Europe Orientale. Par la suite, ils firent leurs études dans une école rabbinique institutionnelle, en France ou en Allemagne.

Si l'on tente d'esquisser une typologie du rabbinat de Wintzenheim à travers les âges, plusieurs traits méritent d'être soulignés. On ne peut qu'être frappé par la longue durée du ministère qu'exercèrent les différents rabbins, ce qui atteste de la confiance et du respect que la communauté leur témoignait. Les surnoms qu'on leur donna prouvent la familiarité, voire l'affection, dont ils furent l'objet. C'est ainsi que Theodore Diedisheim resta en fonction à Wintzenheim de 1832 jusqu'à sa mort en 1883. On l'appelait affectueusement "Réb Toderlé". Autre caractéristique : malgré la distance objective qui séparait ces rabbins érudits, formés par des maîtres prestigieux, de leurs fidèles dont les connaissances juives s'appauvrissaient de plus en plus au 19ème siècle, une réelle proximité les unissait. "Unser Réwe", "notre rabbin", était l'expression d'un lien fort, prouvant qu'il était un recours dans les épreuves, et que c'était à lui que confiait dans les situations difficiles.

Non seulement le rabbin présidait tous les offices des fêtes calendaires et les cérémonies qui scandaient les grandes étapes de l'existence de ses fidèles, mais il était à l'écoute de celui qui souffrait, il était présent à ses côtés. Le rabbin entretenait souvent de bonnes relations avec le curé et le pasteur, car ils partageaient une culture savante pour partie commune. Les rabbins de Wintzenheim, originaires d'Alsace, portaient un amour vibrant à la République et à la France, tout en affirmant leur lien indéfectible avec la Terre Promise. Pour certains, elle représentait le lieu mythique de l'Alliance passée entre Dieu et son peuple. D'autres soutinrent le sionisme naissant.

Le travail pastoral du rabbin n'était pas pensable sans la présence active de son épouse qui le secondait surtout dans l'écoute des affligés, l'aide aux démunis, et l'accueil des errants. Elle l'accompagnait dans certaines circonstances des plus douloureuses. Lorsque le grand-père de Freddy Raphaël, Armand Levy de Turckheim, tomba en 1914 à la frontière germano-russe à l'âge de 32 ans, il laissait une jeune femme et deux petites filles de 5 et 3 ans. La gendarmerie chargea le rabbin d'aller annoncer la terrible nouvelle à la veuve. Il se rendit à Turckheim avec son épouse. Or, il y a quelques années, alors que Freddy Raphaël s'entretenait avec la veuve du rabbin Zivi, elle lui rapporta qu'aujourd'hui encore elle entendait le cri déchirant de sa grand-mère hurlant : "Non, non, ce n'est pas vrai ! Allez-vous en, allez-vous en !"

Parmi les rabbins prestigieux qui reposent au cimetière de Wintzenheim, deux personnalités méritent plus particulièrement d'être évoquées : Naphtalie Lazare Hirsch Katzenellenbogen (1750-1823) et Joseph Zivi (1865-1935. Au nombre des personnalités dont le souvenir est encore présent aujourd'hui dans la mémoire des anciens de Wintzenheim, il convient de mentionner le grand rabbin Simon Fuks et son épouse. Il succéda en 1936 à Joseph Zivi, et dès août 1939, fut enrôlé comme aumônier militaire. Il s'occupa particulièrement des jeunes et enseigna aussi bien à Colmar qu'à Ribeauvillé. Il ne délaissa pas les malades de l'hôpital psychiatrique de Rouffach, mais sut aussi organiser des réunions et des fêtes. Ce n'est pas seulement l'érudition de ces rabbins qui leur valut le respect de leurs fidèles, mais avant tout leur capacité d'écoute et leur présence à autrui.

En guise d'ouverture...

Une bourgade - apparemment - immobile et sereine, que caractérisent la trame de la vie communautaire tissée par les Juifs, et leur proximité chaleureuse avec l'entourage, telle est la vignette reconstruite par la mémoire des "anciens".

Les Juifs de Wintzenheim ont su, à travers le temps, humaniser l'exil. Leur obstination à s'établir et à demeurer, malgré tout, dans le bourg a répondu à la vindicte populaire et à la volonté d'expulsion des autorités municipales. Lorsqu'ils évoquent la vie dans la communauté d'autrefois, telle que la nostalgie la recrée, ils se plaisent à dire : «Wintzenheim, c'était une belle «kélle» ! (communauté)". Par là, ils mettent l'accent, non seulement sur l'importance de la communauté où, du rabbin et du "parness" (le président) jusqu'au colporteur et au mendiant, en passant par le chantre et l'instituteur, chacun avait sa place, mais avant tout sur la densité des liens sociaux et un art de vivre définitivement engloutis.


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