Ce n'est qu'environ deux décennies plus tard que le problème du rabbinat commença à se poser en Alsace et qu'il fallut songer à la formation des futurs ministres du culte. Sous le régime concordataire maintenu en Alsace, les autorités gouvernementales, celles du Land dans le cas présent, étaient tenues de s'en préoccuper pour les Juifs comme pour les ressortissants des autres religions. Il ne pouvait être question de créer en Alsace-Lorraine un véritable séminaire rabbinique, vu le poids modeste de la communauté juive. Il n'était plus possible de se tourner à nouveau vers la France.
Sans doute les autorités allemandes songèrent-elles un certain temps qu'il serait possible, et même souhaitable, de remédier à la pénurie de rabbins alsaciens en faisant venir des rabbins allemands. Deux ou trois tentatives furent faites dans ce sens vers 1885, notamment avec la désignation des rabbins Mayer Aschkenazé, à Seppois-le-Bas, et Meier Lerner, à Wintzenheim. Il se révéla très rapidement que le judaïsme alsacien était allergique à ce genre de procédé et on y renonça. Une école préparatoire rabbinique avait été fondée entre-temps à Colmar, en 1882, sous la direction du rabbin Zechariah Wolff, qui avait dirigé jusqu'alors l'école juive de Biblis, à proximité de Darmstadt : ses élèves prépareraient leur Abitur au lycée local et recevraient en plus un enseignement juif intensif dans les cours organisés par l'école préparatoire. Une fois leur baccalauréat obtenu, ils choisiraient la voie qui les conduirait au rabbinat.
Zechariah Wolff avait été lui-même l'élève du rabbin Azriel Hildesheimer dans sa Yechivah moderne d'Eisenstadt, laquelle avait été en quelque sorte la préfiguration de son Rabbinerseminar qui devait ouvrir ses portes à Berlin en 1873. Il était donc normal qu'il recommande plus particulièrement cette institution à ses élèves. Il est vrai que le choix était limité, puisqu'il n'existait alors que deux séminaires rabbiniques en Allemagne, celui de Berlin et celui de Breslau, le premier étant plus orthodoxe que le second. La solution libérale était inexistante à cette époque.
L'école préparatoire allait fonctionner à Colmar jusqu'en 1898. Le Rabbin Wolff deviendra alors le rabbin de la communauté de Schirhoffen, qu'il quittera en 1900 pour celle de Bischheim, poste qu'il occupera jusqu'à son décès survenu en 1915. Le rabbin Ernest Weill, qui avait été son élève, reprendra le flambeau par la suite lorsqu'il réunira autour de lui, à Bouxwiller, dans une Yeshivah improvisée, un groupe d'élèves qu'il préparera à leur entrée au séminaire berlinois : outre Lucien Dreyfuss qui fut admis en 1898, tous les élèves alsaciens qui y entrèrent à partir de 1900, à la seule exception de Robert Brunschwig, lequel avait suivi une voie différente, y avaient été préparés par son enseignement.
Les premiers élèves alsaciens étaient arrivés à Berlin en 1886/7 : il s'agissait des futurs rabbins Ernest Weill et Armand Bloch. Joseph Zivy les suivit l'année suivante. Ils revinrent tous les trois exercer en Alsace et il est certain que leur exemple fut suivi. La route de Berlin était ouverte et ils furent bientôt imités par les candidats-rabbins comme on disait alors : Simon Auscher en 1891, Salomon Schueler en 1893. Sylvain Lehmann en 1894, Camille Bloch, Joseph Bloch, Lucien Dreyfuss (qui devait se consacrer par la suite à l'enseignement), Emile Levy, Max Guggenheim, Emile Schwartz et Edmond Weil en 1898 ; Arthur Lévy en 1900; Benjamin May, Henri Dreyfuss et Arthur Weil en 1902 ; Moïse Debré en 1903 ; Robert Brunschwig, Anselme Debré et Julien Weil (qu'il ne faut pas confondre avec son homonyme parisien) en 1907, Jérôme Lévy en 1909.
Tous revinrent exercer en Alsace, une fois leur diplôme rabbinique obtenu, sauf Emile Levy, Arthur Levy et Benjamin May. Le premier fut le rabbin d'une communauté berlinoise et aumônier militaire, jusqu'à son élection comme grand rabbin de Strasbourg en 1916, poste qu'il abandonna après la défaite allemande lorsqu'il opta pour l'Allemagne. Il retourna à Berlin, d'où il repartit pour Tel Aviv après l'avènement du régime hitlérien. Il y participa à la création de la communauté Ichud-Shivat Sion, dont il fut le rabbin jusqu'à sa mort survenue en 1953. Arthur Levy remplit des fonctions rabbiniques à Berlin jusqu'à son départ en Palestine mandataire, quand il devint rabbin à Kiryat Bialik. Benjamin May, quant à lui, se consacra à l'enseignement à Francfort-sur-le-Main.
Le séminaire orthodoxe de Berlin avait donc permis une grande relève du rabbinat alsacien en à peine plus de deux décennies. Presque tous ces rabbins orthodoxes avaient également poursuivi des études universitaires et obtenu leur doctorat. Il est certain qu'ils développèrent un véritable esprit de corps au cours de ces années de formation poursuivies en général pendant quatre ou cinq ans, loin de leur famille et de leur Alsace natale. Ils étaient également liés par la vénération qu'ils portaient, surtout les anciens, à la personne de leur maître, Azriel Hildesheimer.
Le recteur du séminaire, David Hoffman, qui lui succéda en 1899, devait remarquer que les étudiants alsaciens constituaient un groupe à part, qui voulait surtout être alsacien. Notons enfin qu'ils se sentirent presque tous tenus par leur engagement de ne pas exercer leurs fonctions dans le cadre d'une synagogue à orgue : ils évitèrent donc les grandes synagogues des communautés urbaines et se contentèrent d'offrir leurs services à des communautés de petite ou moyenne importance. Ils furent souvent des rabbins ruraux.
Sauf erreur de notre part, un seul candidat rabbin alsacien obtint le diplôme rabbinique du séminaire de Breslau : Lucien Uhry. Plus d'un alsacien avait commencé ses études là-bas sans les y terminer.
Il semble bien que les trois consistoires du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle n'aient pas été très satisfaits de l'orthodoxisation du rabbinat alsacien-lorrain et qu'ils avaient considéré qu'une commission composée des trois grands rabbins ou de leurs représentants pourraient se transformer en une commission d'examen qui pourrait conférer le diplôme rabbinique aux candidats ayant poursuivi des études rabbiniques sérieuses sans avoir obtenu le diplôme correspondant. Cette possibilité leur avait été donnée par le deuxième alinéa de l'article 49 de l'ordonnance du 25 mai 1844 portant règlement pour l'organisation du culte israélite, qui restait toujours applicable, malgré l'annexion. Cette disposition faisait suite à celle du 10 décembre 1806, qui autorisait trois grands rabbins à délivrer une attestation de capacité au candidat rabbin. Les trois grands rabbins consistoriaux - de Lorraine, du Haut et du Bas-Rhin - étaient donc autorisés à se réunir pour examiner les impétrants qui brigueraient leur suffrage. Ces commissions grand-rabbiniques se réunirent donc à plusieurs reprises à cet effet. Elles examinèrent et proclamèrent rabbins les candidats suivants : Isidore Dreyfus, Albert Isaac Levy, Moïse Ginsburger, Léonard (Sylvain) Koch, Victor Marx, Nathan Netter et peut-être Benjamin Meyer.
Ces formations différentes ne manquèrent pas de mettre en évidence des divergences idéologiques importantes. L'homme qui mit le feu aux poudres fut incontestablement le rabbin Moïse Ginsburger. C'était un homme de science qui contribua grandement aux études sur l'histoire des Juifs d'Alsace. Il était devenu rabbin de Soultz en 1891, puis de Guebwiller, à la suite du transfert du siège de son rabbinat dans cette ville. Il était ambitieux et posa sa candidature au grand rabbinat de Metz contre le rabbin Netter, qui fut élu. A partir de 1903, il publia à Guebwiller un hebdomadaire intitulé Die Strassbutger Israelitische Wochenschrift (SIW - "L'hebdomadaire israélite de Strasbourg), qui connut une assez grande diffusion, puisqu'il était le seul journal juif d'Alsace.
Ses tendances libérales s'affirmant de plus en plus, les rabbins orthodoxes s'émurent de ce qu'ils appelaient la Gebweiler Zeitung et décidèrent qu'il fallait riposter. Leur chef de file, Ernest Weill, alors rabbin de Bouxwiller, conçut alors le projet d'un journal qui prendrait le contre-pied de la SIW. Chercha- t-il un financier pour lui permettre de le lancer ? Ce qui est certain c'est qu'il ne le trouva pas à Strasbourg : la communauté locale n'était pas vraiment libérale, mais elle l'était suffisamment pour ne pas se mêler de ce qui lui semblait être une guerre de rabbins. Ernest Weill chercha un concours financier à Francfort auprès des dirigeants de la jeune Agoudath Israël (1), mais il n'y parvint pas pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons.
C'est à ce moment que les liens noués autour du séminaire de Berlin se révélèrent efficaces. Il y avait rencontré le jeune Pinchas Kohn (1876-1942), qui y avait fait ses études de 1886 à 1890. Il remplit par la suite les fonctions de rabbin du district d'Ansbach de 1896 à 1916, avant d'entreprendre une nouvelle carrière dans de grandes organisations juives. Il connaissait en Bavière les mêmes problèmes que les rabbins alsaciens et il était d'avis qu'une publication de parution régulière serait très efficace dans ce combat. Les relations de l'Alsace avec l'Allemagne du sud étant bien plus cordiales que celles qu'elles pourraient établir avec l'Allemagne du Nord - Francfort y compris -, les deux protagonistes étaient convaincus qu'une revue commune serait bien reçue par les communautés juives de ces deux régions. L'accord put donc se faire sur la base suivante : chaque partenaire se chargerait de la moitié du financement et de la constitution d'une équipe rédactionnelle. Les noms de l'un et de l'autre paraîtraient à côté du titre sous la mention Redaktion. A noter qu'ils furent tous deux introduits comme docteurs et non comme rabbins !
Ernest Weill s'adressa très naturellement aux anciens du séminaire de Berlin, qui devinrent ses collaborateurs et ses correspondants et l'aidèrent à réunir les fonds nécessaires. C'est ainsi que commença la publication régulière du nouvel hebdomadaire qui fut intitulé Das Jüdische Blatt (le Journal juif). Il parut sans discontinuer du 30 septembre 1910 au 31 juillet 1914. Deux Probenummer datés des 14 (10 Eloul 5670) et 22 septembre 1910 l'avaient introduit. Le nom de la maison d'édition était clairement indiqué : Eichinger à Ansbach. Elle sera bientôt remplacée par Dumont Schauberg à Strasbourg. Les exemplaires destinés à l'Alsace indiquaient Strasbourg comme lieu de publication ; ceux qui étaient distribués en Bavière étaient datés d'Ansbach. Ce n'est qu'à partir de juillet 1911 qu'on trouvera à la dernière ligne de la dernière page les noms des deux responsables avec l'indication de la ville de leur résidence. Cela suffisait sans doute.
Cet hebdomadaire se présente sous forme d'un cahier (un tabloïd de 22 x 28 cm) de 20 à 24 pages. Quelques numéros seront doubles en raison de la proximité des fêtes. Sa parution fut très régulière et il faut en attribuer le mérite principal à Ernest Weill, qui montra une ardeur pour ce travail de rédacteur qu'on ne se serait pas attendu à trouver chez un homme qui était surtout un homme de cabinet et un enseignant. N'oublions pas qu'il avait réuni autour de lui un certain nombre de candidats pour le séminaire de Berlin, dont il assurait la préparation. Le nom et la signature de Pinchas Kohn apparaissaient assez rarement, mais il faut se souvenir qu'il se servait du pseudonyme de "Rosch Hakohol", "le chef de la communauté", dans ses nombreuses chroniques bavaroises.
Le journal fut toujours rédigé en allemand, encore qu'il ait pu offrir occasionnellement un supplément français rédigé par des collaborateurs sympathisants parisiens et dans les dernières années, quelques nouvelles et communiqués rédigés dans cette langue.
La formule du journal était relativement simple. Chaque numéro commençait avec un article portant sur la Sidra rédigé à tour de rôle par des rabbins amis, qui avaient été priés de le faire bien auparavant (ces articles sont assez rarement signés) ; suivaient des informations sur ta situation des Juifs en Alsace et en Bavière respectivement, des analyses historiques presque toujours consacrées à la période moderne ; des nouvelles locales réparties entre trois rubriques : Alsace - Lorraine, Bavière et Vermischtes (Divers), cette dernière s'étendant progressivement pour inclure des informations sur les grandes communautés juives étrangères et même sur des communautés exotiques, des devinettes.
Il y aura bien entendu, publié en feuilletons interminables, des romans dus à des auteurs juifs allemands bien oubliés aujourd'hui. Un bulletin des familles annoncera gratuitement naissances, fiançailles, mariages et décès. S'y ajoutera bientôt une liste hebdomadaire des décès survenus à Paris, reprise sans doute de l'Univers ou des Archives Israélites. Le fait qu'on ait jugé utile d'y donner les adresses des défunts témoigne de la crise démographique traversée par le judaïsme alsacien appauvri par les départs constants vers Paris et d'une volonté permanente de recherche d'information sur les émigrés.
S'y joindra en cours de route un tableau des horaires des offices, qui est assez révélateur de l'aire géographique visée par le journal : Ansbach, Bâle, Fürth, Mulhouse, Munich, Nuremberg, Strasbourg et Stuttgart. Ce tableau qui confirme bien l'orientation alsacienne et sud-allemande du journal qui restera immuable. Précisons que pour Strasbourg les horaires des deux synagogues Kleberstaden et Kageneck, sont donnés. Ce sera sans doute à peu près la seule mention de cette dernière dans Das Jüdische Blatt.
Dès son premier Probenummer, Das Jüdische Blatt proclama son programme : la lutte contre la réforme qui devenait de plus en plus menaçante en Alsace-Lorraine et en Bavière.
Les promoteurs alsaciens-lorrains de la publication avaient donc marqué d'emblée le caractère original de leur communauté. Celle-ci était restée traditionnaliste dans son ensemble et il ne fallait pas briser son unité. Un tel discours annonçait un grand heurt, une opposition déclarée avec l'orthodoxie francfortoise menée par le rabbin Breuer. Das Jüdische Blatt soutenait les objectifs de l'Agoudath Israël, mais s'opposait énergiquement à son interprétation francfortoise. Il rejetait l'idéologie de la Austrittsgemeinde et ce n'est pas par hasard que la communauté de la rue Kageneck n'y est pratiquement jamais mentionnée (sauf pour les horaires de ses offices) et que le nom de son rabbin, le rabbin Buttenwieser, n'y figure pour ainsi dire pas. On n'hésitera pas à accuser le rabbin Breuer de s'exprimer en frankfurterisch (1913 n° 49; 1914 n° 28). C'était tout dire. Les rabbins orthodoxes alsaciens rejetteraient le bouleversement des structures qu'on voulait leur imposer et s'emploieraient à perpétuer l'existence des communautés juives traditionnelles de leur province.
On peut se demander pourquoi le danger libéral fut perçu avec une telle acuité en 1910. Il semble bien qu'il faille y reconnaître les signes d'une réaction organisée devant les dangers d'une acculturation allemande de l'Alsace juive. Il est vrai que le rabbin Moïse Ginsburger était devenu très actif. Le 16 juin 1911 Ernest Weill annonçait sarcastiquement la création d'un Verein liberale Rabbiner (Association des rabbins libéraux) alsacien, composé de trois rabbins : Moïse Ginsburger de Guebwiller, Isidore Dreyfus de Sarreguemines et Benjamin Meyer de Thann (1911 n°24). L'unité du judaïsme alsacien et de son rabbinat était rompue et il y aurait désormais des rabbins pas comme les autres. Comme on le verra bientôt, l'initiative du rabbin Ginsburger ne dura pas.
Ce qui mit le feu aux poudres, ce fut la publication des Rechtlinien (Directives) du judaïsme libéral, qu'avaient cosignées deux rabbins alsaciens : Moïse Ginsburger et Léonard (Sylvain) Koch de Wissembourg. Ernest Weill salua ainsi cette initiative en ces mots :
"une nouvelle religion juive ! Ses fidèles sont ses législateurs : eux seuls se sentent appelés à décider ce qu'il faut croire et cc qu'il faut pratiquer. Le judaïsme traditionnel ne peut plus avoir de rapports avec les tenants d'une telle réforme " (1912 n°4).
Malgré cette condamnation, Moïse Ginsburger ne renonça pas à ses ambitions : faute de recruter des sympathisants rabbiniques, il décida d'en créer. C'est ainsi qu'il réunit en 1913 un jury de ses amis, qui fit passer un examen à l'instituteur Kahn de Thionville et lui décerna le diplôme rabbinique. C'en était trop pour les consistoires qui invalidèrent ce diplôme et l'infortuné Kohn dut se présenter devant une nouvelle et très légale commission rabbinique qui le recala (1913 n° 30) ! Ginsburger lui-même connaissait alors des problèmes sérieux dans sa communauté de Guebwiller, déchirée par des querelles locales.
Il n'est pas surprenant que la Vereinigung traditionell gese setzertreuer Rabbiner (Association des rabbins traditionnalistes) ait publié une condamnation des Rechtslinien, laquelle fut signée entre autre par les rabbins alsaciens Simon Auscher, Armand Bloch, Joseph Bloch, Camille Bloch, Moïse Debré, Aron David Goldstein, Max Guggenheim, Sylvain Lehman, Schueller père et fils, Emile Schwartz, Maximilien Staripolski, Ernest Weill, Arthur Weil, Joseph Zivy, Simon Auscher et Zacharias Wolf. Se joignirent à eux un peu plus tard les rabbins de tendance conservatrice : Félix Blum de Mulhouse, qui avait terminé ses études rabbiniques à Paris en 1872, mais était rentré ensuite en Alsace malgré l'annexion, Marc Levy de Haguenau, également diplômé du Séminaire de Paris en 1867, Victor Marx, Benjamin Meyer, l'ex-associé de Ginsburger, et Nathan Netter de Metz. Conservateurs et orthodoxes alsaciens avaient fait cause commune ! Douze rabbins alsaciens n'avaient pas pris parti, ce qui peut étonner dans le cas d'au moins trois d'entre eux qui étaient réputés pour leur orthodoxie. Six étaient d'anciens élèves du Séminaire de Paris, un de celui de Breslau ; trois sortaient de Yeshivoth bien connues et deux avaient reçu leur diplôme de la commission de rabbins dont il a déjà été question (1912 n° 48 - 51). Il ne s'était pas trouvé un seul rabbin alsacien, pas même le rabbinButtenwiesern pour signer la déclaration du Vorstand des Verbandes orthodoxer Rabbiner von Deutschland (Conseil de l'Association des rabbins orthodoxes d'Allemagne )du rabbin Breuer de Francfort, qui était pourtant du même esprit !
Das Jüdische Blatt prit également position sur d'autres problèmes, notamment sur la politique éducative de l'Alliance Israélite Universelle et sur celle du nouveau mouvement sioniste. Au sionisme politique on reprochait la place réduite qu'il accordait dans son programme à la vie et à l'instruction religieuses, mais on suivait de très près les activités des sionistes allemands et de leurs Delegiertentag (délégués) (1911 11°32 etc.). Le Blatt rendra d'ailleurs fidèlement compte des activités sionistes locales. A l'Alliance on tenait rigueur de sa tiédeur à l'égard d'une instruction plus fidèle à la tradition juive. Comme l'AIU choisissait ses dirigeants au suffrage universel de ses membres, Das Jüdische Blatt participa très activement à la campagne électorale en s'opposant à la candidature du trop libéral Reinach. Il fut battu et de loin parmi les électeurs allemands, et sauvé par les électeurs français bien plus nombreux. L'AIU réagit en remplaçant le vote par la cooptation, mais elle avait été suffisamment secouée pour qu'elle mît beaucoup d'eau traditionnelle dans son vin libéral (1911 n° 21 et 43) !
Signalons cependant que notre journal accorda un soutien très fidèle aux pekidim veameracelim, les officiers et commissaires d'Amsterdam qui s'occupaient toujours très activement de rassembler les moyens nécessaires pour soutenir les pauvres d'Erez Isroel. Son représentant en France, le Gabbaï d'Ereis Israël, Jacques Meyer de Mulhouse étant décédé, le rabbin Camille Bloch de Dornach fut appelé à sa succession au Palestina-Amt dont le siège resta à Mulhouse. Le journal publiera sans interruption de longues listes de souscripteurs. Beaucoup parmi eux précisaient le but ou l'emploi qu'ils avaient choisi pour leurs libéralités (1910 n° 2, 9, 18).
Une lecture attentive du journal révèle certains traits de la réalité juive d'Alsace-Lorraine. Il y a tout d'abord le fait que les rabbins constituaient une élite intellectuelle bien supérieure à la moyenne de leurs communautés. Leur supériorité dans les études juives n'était pas contestée, mais ils étaient aussi bien souvent les seuls à avoir poursuivi des études universitaires et à avoir acquis un titre de docteur ! Ils étaient l'élite. A côté d'eux, il y avait également une classe nombreuse de lettrés qui n'a pas suffisamment attiré l'attention : les Jeddelehrer, ces instituteurs répandus un peu partout, qui devaient également posséder quelques connaissances d'hébreu et de judaïsme. Je dirai presque que ces hussards de la communauté en constituaient l'ossature véritable, peut-être plus que les rabbins. Ils n'ont pas encore suscité un grand intérêt, encore qu'on les retrouve partout. Leur disparition après la première guerre mondiale fut un désastre.
Il y avait aussi les nombreux Jugendvereine (clubs de jeunesse) et quelques Turnvereine (clubs sportifs), dont l'apparition démontre le malaise d'une jeunesse attachée à sa communauté et qui souhaite trouver non pas une contre-communauté, mais une communauté parallèle où elle se reconnaîtrait mieux. Pour ne donner qu'un exemple, le Israelitischer Jugendbund de Haguenau, créé en 1912, comptait 153 membres en 1914. Sa bibliothèque possédait 124 livres et il y avait eu 705 prêts en 1912 (1912 n°1; 1913 n° 4; 1917 n° 9)! Au printemps de 1913, elle avait réclamé un office de jeunes le samedi après-midi (1913 n° 19). A Strasbourg, il y avait une association des étudiants juifs qui rassemblait, en 1911, l35 étudiants, dont 28 Russes, sur les 1974 que comptait alors l'université locale. Beaucoup étaient actifs dans les cercles sionistes et le Turnverein. Ceux qui n'étaient pas originaires d'Alsace se plaignaient d'être mal reçus dans la synagogue (1911 n°15) !
Ajoutons ici que le Blatt devait s'interroger sur le fameux mouvement des Wandervogel (2), dont les positions lui semblaient assez ambiguës. Il devait conclure qu'il s'agissait d'un mouvement antisémite (1914 n°17).
Das Jüdische Blatt restait avant tout un journal alsacien. Il était (et souhaitait rester) ancré dans le terroir alsacien et c'est ainsi qu'il deviendra une source importante, essentielle même, de l'histoire des Juifs d'Alsace. Comme il est difficile de rendre compte de tout, nous nous contenterons de mentionner ici certaines de ses informations. Notons d'abord que les accidents de bicyclette ne sont pas rares, niais que l'on commence également à évoquer les accidents automobiles Reproduisons cependant ici une information représentative de la période pré-industrielle (du 30 septembre 1910), dont le ton mérite qu'on s'y arrête :
"Ainsi qu'on nous le rapporte, l'épouse du Konsistorialrat Aron Durlach a été renversée le 20 août par la voiture du Kreisleiter (préfet), le Freiherr (baron) von Cemmingen, dont les chevaux se sont emballés, elle a été gravement blessée. A la souffrante qui ne se remet que lentement, nous souhaitons un prompt rétablissement de sa santé "
Il n'y manque que les excuses des chevaux du Freiherr !
Il sera également question du cimetière de Sélestat (1910 n° 1, 4-6, 9, etc.); du Lerncheder de Lauterbourg fondé en 1828, à mi-chemin entre 'Heder et Yeshivah (1910 n°2) ; du Soldatenheim juif de Metz fréquenté régulièrement par 65 des 125 soldats juifs de la garnison ou de l'arrivée des oranges de Palestine en Europe (1910 n° 6) ; de la visite impromptue du Kronprinz de la synagogue de Metz (1912 n° 3) ; de l'exposition de Betsalel ; d'un projet de création d'une association de Viehhändler juifs (1911 n°3) ; du rabbin Abraham Blum, natif de Quatzenheim, devenu en 1911 le premier aumônier juif de la police de New York, où il résidait depuis cinquante ans (1911 n°36), du naufrage du Titanic, du premier concert de Josef (Yasha) Heifetz (1911 n° 45) , des réunions du Elsass-Lothringischer Kantorverband, de celles du Elsass-Lothringischer Rabbhinerverband (1912 n° 24 etc.) ; de la proposition d'un numerus clausus pour l'abattage rituel juif (1912 n° 38) , d'une réunion sioniste à Herrlisheim en 1913, au cours de laquelle 31 des présents s'étaient engagés à payer le Shekel, de la cachérisation du mikveh (bain rituel) local, qui fut suivie par celle de celui de Bouxwiller (1913 n° 5 - 6).
Une série de chroniques très intéressantes sur la vie juive à Strasbourg au 19ème siècle est due au rabbin Armand Bloch, qui les tenait sans doute par tradition orale et familiale de son grand-père le 'Hochem von Uttene, qui résida à Strasbourg de 1820 jusqu'à son décès survenu en 1868.
Je n'en ajouterai pas plus, car nous n'en finirions plus. Si, encore un détail qui concerne la synagogue de Bergheim : le journal crut devoir informer ses lecteurs qu'un rouge queue avait choisi comme couvoir l'espace situé au dessus de l'arche sainte, de telle sorte que les fidèles pouvaient suivre pendant l'office les vols de la mère qui nourrissait ses petits (1913 n° 24) !
Das Jüdische Blatt publia son dernier numéro le 31 juillet 1914 / 8 Av 5674. Le rédacteur y exprimait son appréhension et souhaitait que les rois et les empereurs entendent la voie de la raison ! Le journal concurrent disparut à la même époque. Ni l'un, ni L'autre ne reparurent après la guerre.
Le camp orthodoxe devait fêter sa victoire après la guerre, quand Moïse Ginsburger échoua dans ses tentatives de conquête du grand rabbinat du Haut-Rhin, devenu vacant depuis 1914, à la suite de la décision prise par le grand rabbin Isidore Weil de se retirer en Suisse au début des hostilités. Les autorités allemandes l'avaient chargé de l'intérim avec le rabbin Zivy, mais quand il voulut briguer le poste, il fut défait par son adversaire juré, Emest Weill. Ce dernier eut ses difficultés avec sa communauté, mais le judaïsme libéral alsacien ne se remit pas de cette défaite, tant il se confondait avec la personne de Ginsburger. Ce dernier abandonnera le rabbinat en 1923 et réclamera un autre poste de fonctionnaire. C'est ainsi qu'il devint bibliothécaire et chargé de cours à l'Université de Strasbourg et qu'il oublia le rabbinat en poursuivant ses travaux scientifiques. Il avait mis un terme à sa carrière de journaliste, mais il publiera néanmoins de 1930 à 1934 une revue d'histoire et de littérature juives intitulée Souvenir et Science.
Das Jüdische Blatt eut un sort différent. La Tribune Juive qui commença à paraître à partir de 1924, reprit son rôle.